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Blogres - Page 137

  • Les auteurs associés

     

     par Pascal Rebetez

    Ca va ça vient. Et je ne parle pas de la sexualité des Françaises, qui sont devenues, les pestes, fort lestes, il faut en convenir. Non, dans la position des missionnaires, je pense davantage à ces gens de lettres, ces écrivains, ces auteurs qui, ne se contentant plus de leur tour d'ivoire, de leur scriptorium individuel, s'affichent désormais en tir groupé, dans un joyeux fouillis de corps de lettres, lâchant pour un temps l'onanistique pratique pour s'ébrouer - et en public s'il vous plaît - en faisceau, en gerbe, en veux-tu en voilà.

    Qu'est-ce que la littérature gagne à ce joyeux bordel ? De la chair, sans aucun doute, et du sang, des nervures, des échanges essentiels. Sinon, ce ne sont que pertes, ardoises bistrotières astronomiques, épouses accablées par les rentrées tardives et foies en capilotade.

    Plus curieusement, le côté Club des Cinq, petite coterie, groupuscule agissant, boîte à échoteries et radio-vipères forme une alternative attirante à la froideur engoncée de la simple page blanche. Partager de sa solitude, c'est déjà être moins seuls.

    Bienvenue pour ceci et cela à Antonin et Serge et bonne plume à Olivier.

  • Le propre du singe

    Par Antonin Moeri

     

    Ma fille a du caractère. Quand elle aime un film, elle le revoit quatre ou cinq fois de suite. Dès qu’on lui résiste, elle devient ombrageuse, développant une agressivité que j’apprécie. Depuis quelques années, elle nourrit une passion exclusive, celle des singes. La visite du musée d’histoire naturelle à Neuchâtel était par conséquent incontournable. Un vent froid soufflait sur la ville. J’avais lu dans le journal qu’il neigerait ce jour-là. La curiosité était trop vive. Nous avons pris le train.
    Dans un magnifique bâtiment en pierres d’Hauterive entraient des groupes d’enfants qui chantaient, riaient, piaillaient (la visite est gratuite le mercredi). Mais rassurez-vous, Lou et moi avons pu voir l’exposition sans trop de bousculade. Nous avons longuement contemplé le petit rat qui survécut à une catastrophe climatique et dont descendent les primates. Nous avons aperçu, dans une pénombre savamment dosée, les alignements de crânes où le trou occipital, au fil de l’évolution vers l’être humain, change de dimension et de localisation. Nous avons vu, sur un écran, des chimpanzés aux larges épaules et à la nuque épaisse, des bonobos au corps gracieux, au visage sombre souligné de lèvres roses, aux longs cheveux noirs partagés par une raie au milieu, thorax mince et carrure étroite. Lorsque le bonobo se tient debout, on a l’impression de voir un être humain. Je vous jure, l’image est saisissante.
    C’est d’ailleurs ce que tendent à démontrer les organisateurs de l’exposition : la frontière que nous avons voulu établir entre le singe et l’homme est moins certaine qu’on voudrait le croire. Le sentiment d’empathie qu’éprouvent les bonobos le prouve. Cet animal, euh… pardon, cet anthropoïde sait se mettre en imagination à la place de la victime. Ma fille fut ravie de l’apprendre. En vérité, elle avait deviné, il y a longtemps, ce type de comportement chez son frère simien. Cette visite au musée d’histoire naturelle de Neuchâtel ne fit que confirmer son intuition.
  • Musique après lecture

    Par Pierre Béguin

     

     

     

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    «Assez de mots, assez de phrases! Ô vie réelle, / Sans art et sans métaphores, sois à moi!» Souvent, au cours de mes études, dans mon travail ou simplement dans mes loisirs de lecteur, j’ai pensé à ce poème de Valéry Larbaud (Musique après lecture, in Poésies de A.O. Barnabooth, 1908) où s’exprime avec force une lassitude, un dégoût de la littérature autoréférentielle, présentée comme un assemblage artificiel de mots et de phrases, jeu sec et vain de savantes recherches formelles. Rejet probable du symbolisme et de Mallarmé qu’on croit deviner dans cette description d’une poésie stérile tournant résolument le dos à la vie: «De creuser par veillée une fosse nouvelle / Dans le terrain avare et froid de ma cervelle / Fossoyeur sans pitié pour la stérilité…» (Las de l’amer repos). A l’inverse, Larbaud appelle de ses vœux une poésie de la vie: «Viens dans mon cœur, viens dans mes vers, ma vie!». Il a parcouru l’Europe et les Amériques. Sa vie ressemble à un long voyage, comme dans ce poème où il la compare à une rue du sud («Le sud béni») et où il recourt allégrement aux mots espagnols. S’agit-il de l’Espagne? De l’Amérique latine? Le lieu importe moins que l’atmosphère. Il est avant tout symbole d’ouverture. Le voyage devient acte poétique, le cosmopolitisme envahit la littérature.

    Valéry Larbaud n’est ni un Ténébreux ni un Inconsolé. Héritier des eaux Saint-Yorre (ça va fort!), milliardaire, s’il ressent fortement l’appel des profondeurs – il pressent comme tout le monde que la vérité est toujours au fond des Ténèbres (et son œuvre regorge de références aux profondeurs) –, il sait pourtant que son statut social, sa richesse, son éducation, sa culture, sa finesse ne le prédisposent guère aux sacrifices, aux renoncements qu’exigent l’entrée dans le souterrain et la descente dans le gouffre. Partagé, comme le fut Gide, entre l’esprit dilettante et l’esprit métaphysique, il décidera que son absolu ne sera pas le fruit d’une quête verticale mais horizontale: la quête du monde. Il libère la poésie du cadre étroit et livresque dans lequel le symbolisme la maintenait prisonnière, il l’ouvre au monde, lui confère sincérité et authenticité, la pare des prestiges du voyage et la transforme en musique: «Mais, ma vie, c’est toujours cette rue à la veille / Du jour de Saint-Joseph, quand des musiciens / Des guitares sous leurs capes, donnent des sérénades / On entendra, jusqu’au sommeil très doux, le bruit / Plus doux encore que le sommeil, des cordes et du bois, / Si tremblant, si joyeux, si attendrissant et si timide, / Que si seulement je chante / Toutes les Pepitas vont danser dans leurs lits.»

    Valéry Larbaud ouvre la voie à Blaise Cendrars. Il a contribué à m’ouvrir les portes du voyage, de l’Amérique latine et de sa littérature. Des portes que je n’ai plus jamais refermées.
  • Toxico !

    Par Pascal Rebetez

    J’ai arrêté. Enfin. Me suis désaccoutumé. Sans patch, sans psy, sans chimie. Oh, pas longtemps, une semaine. Mais quand même, qui aurait pensé que j’y arriverais, alors que le monde entier m’incite à sa consommation ? Mais là, j’ai dit à ma chérie : « On profite de la pause pascale, on prend prétexte d’aller dans cette petite maison en France voisine, et on regarde si on peut faire quelque chose. SANS. Eh bien, ça a marché ! Le plus dur, ce sont les deux premiers soirs, à cause des habitudes, des blogs de Machin et Machine, du site de l’autre et surtout des mails. Et puis finalement, on s’y habitue, on vit quand même. Peut-être même qu’on vit mieux, plus ensemble, davantage amoureux. Bon, on a des réflexes qu’il faut combattre, se remettre à consulter un lourd annuaire téléphonique, un horaire de chemins de fer, même prendre plaisir au contact téléphonique.

    Enfin, on a pu vivre toute une semaine sans Internet ni Outlook, sans .ch ni YouTube. On a pu vivre comme il y a moins de cinq ans, quand tout le monde vivait SANS.

    Qu’est-ce qui s’est passé entre-temps ? Quelle mouche nous a piqués ? Quel sournois virus s’est-il installé dans notre cerveau d’hominidé pour que la cybernétique nous soit devenue à ce point indispensable, essentielle, existentielle même ?

    Il s’est passé un grand bug économico-sociologique, à n’en point douter, une révolution de puces. Mais alors, qui a gagné ? Qui a pris le pouvoir ? Les puces ou les neurones ? Les communicationnistes ou les isolationnistes ?  Les nomades ou les néo-mades ? Pour en savoir davantage, je vais consulter, c’est préférable. Le bon docteur Google est un puits de science sans fonds : quand j’y lance ma petite question, je n’entends jamais l’écho de ma pièce. Et pourtant, la chose vaut des milliards.

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      • Allô docteur, je suis désolé. J’ai rechuté.

    Prenez pitié des toxicos.

  • Le chemin des écoliers, de Marcel Aymé

    Par Alain Bagnoud

    Le chemin des écoliers est lié à un mouvement d’idées. Il y a eu un moment, après la guerre, où les écrivains de droite s’opposaient aux idées de Sartre sur l’engagement, la liberté, la responsabilité, et voulaient montrer, eux, que la réalité des choix est plus aléatoire, que des circonstances avaient pu conduire certains dans des voies extrêmes. Je pense par exemple au Petit canard, de Jacques Laurent, où un événement d’ordre sentimental faisait basculer quelqu’un dans la collaboration avec l’armée allemande.

    Dans Le chemin des écoliers, Marcel Aymé tourne autour d’une famille sous l'occupation. Le père vit dans les idées et les théories. C’est un être bon, naïf, qui gagne mal sa vie en gérant des immeubles. Il découvre soudain que son deuxième fils  distribue des tracts pour le parti communiste.

    Son premier, au contraire, a été introduit dans le marché noir par un ami, le fils d’un caïd de la pègre qui gère un restaurant. A 16 ans, il gagne en une opération plus que deux ans de salaire de son père. Il sort avec une poule de 26 ans dont le mari est prisonnier des Allemands, qui a une petite fille et qui fréquente un ami de son mari, lequel décide d’intégrer l’armée allemande et de combattre sur le front de l’est pour s’opposer aux juifs, aux communistes et aux poètes cubistes. Sic.

    L’autre grand personnage du livre est le collègue du père, peu préoccupé par la guerre, lui. Il vit un enfer entre sa femme comédienne ratée qui le méprise, croit être une artiste dont la carrière va reprendre. Ils ont un fils vicieux qui torture les animaux, vit en ménage à trois avec un vieil homosexuel et une putain, se prostitue et finit par tuer la fille et la vendre comme viande au marché noir.

    Le tableau s’élargit encore grâce aux notes de bas de page. Les personnages secondaires croisés au hasard y ont droit à leur biographie résumée. Ça donne une foule de destins manipulés, brisés ou favorisés par la guerre.  Un maelström qui prend les être, fait basculer leur destin au hasard, et les expédie dans un camp ou dans l’autre.

    Démonstration servie par la clarté, la netteté, la précision de la langue, et cette ironie propre à Marcel Aymé qui relativise toutes les croyances absolues.

     

    Marcel Aymé, Le chemin des écoliers, Folio

     

    (Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud.)

     
  • La part du diable

    Par Pierre Béguin

     

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    Une des questions incontournables du collégien en herbe lors de ses premières analyses de texte est de savoir si l’auteur «a voulu signifier tout ça». Comme si, en cas de réponse négative, cela justifiait qu’on n’en parlât plus.
    «La part du diable» disait André Gide pour désigner ce substrat  inconscient du texte. Et plus cette part  du diable est importante, plus le roman a de chance d’être réussi, précisait-il. Mais il reste, dans cette part involontaire, dans ce substrat inconscient de l’œuvre, ce que l’auteur lui-même peut expliquer a posteriori, et ce qui ne cesse de l’interroger. Du moins, si j’en crois ma modeste expérience en la matière.
    Parmi les thèmes qui s’invitent sans carton dans mes romans, a posteriori, je saisis parfaitement les raisons d’une thématique récurrente: l’opposition entre l’intellectuel et l’homme d’action, entre la vertu et la virtú, au sens où l’entendait Machiavel, à savoir la capacité d’action d’un individu par delà le bien et le mal. Dans les couples de personnages qui forment l’action principale de L’Ombre du Narcisse et de Terre de personne, par exemple, on sent bien que celui incarnant la virtú n’est que la projection fantasmée de l’autre, et que la distance qui les sépare représente l’itinéraire initiatique qui doit mener ce dernier de la vertu – l’intellectuel bourgeois ancré dans sa logique et sa morale du bien et du mal, et voué à l’inaction, c’est-à-dire à la perpétuation des injustices qu’il condamne – à la virtú, la plus haute qualité de l’homme. Non pas la plume ou l’épée – Balzac n’était qu’un pâle Napoléon obligé de fuir ses créanciers par une porte dérobée – mais de la plume à l’épée, de la réflexion à l’action, de la sécurité bourgeoise à l’aventure. Dans cette thématique obsédante pour moi, je reconnais distinctement mes frustrations, mes tentatives, mes limites, voire mes échecs.
    En revanche, je ne saisis pas un autre motif récurrent de mes romans: le corps martyrisé, torturé, éparpillé, lieu de la souffrance, de l’injustice, de la tragédie, de la honte, incarnation même de la révolte et que les personnages portent comme leur croix, ou comme une vengeance divine, ou comme une sorte d’anathème venu de nulle part. En réalité, cette thématique, pourtant si obsédante sous ma plume, me semble aussi étrangère à moi-même que pourrait l’être le fanatisme religieux ou l’héroïsme militaire. Alors pourquoi vient-elle s’y placer systématiquement lors même que je ne l’ai pas convoquée? Dans quel traumatisme puise-t-elle sa source? Enfant battu? J’ai certes pris, comme beaucoup, quelques gifles mais, tout de même, je ne sors pas d’un roman de Dickens ou de Zola, loin s’en faut. Il faudrait que je me paie le luxe d’une thérapie pour m’expliquer ce mystère. Mais alors quid de l’inspiration?
    Un auteur préférera toujours la présence rassurante de ses névroses plutôt que le risque de leur éventuelle guérison. C’est surtout cela la part du diable.

     

  • Père et passe, par Jérôme Meizoz

    Par Alain Bagnoud

     

    L’ambiance du vendredi saint est peut-être appropriée pour parler du dernier beau livre de Jérôme Meizoz. Père et Passe.

    Des récits articulés autour de la figure du père.

    Il y a 40 textes courts, pudiques, aimants, évocateurs. Des anecdotes, des souvenirs, des explications ou des récits de rêve, pour suggérer le portrait de cet homme du peuple, actif, décidé, minoritaire socialiste dans une région dominée par le parti catholique. Un homme qui vieillit, dont les gestes se ralentissent, pour qui la télévision occupe toujours plus de place, qui finit par fermer à clé la porte de son appartement jadis toujours ouvert.

    D’autres personnages entourent cette figure centrale. Le reste de la famille, les enfants, la mère morte jeune encore, ou la grand-tante Christine Ménabé, épouse d’un coiffeur parisien qui coupait les cheveux de Victor Hugo avant d’ouvrir un hôtel dans les Préalpes, et qui, un jour, a recueilli une mèche de cheveux du grand homme dans une enveloppe qu’il a demandé au poète de signer. Une relique que la tante a montrée au jeune garçon de dix ans.

    On ne pouvait pas rater cette anecdote un peu cocasse dans l’ensemble des textes à la sonorité sourde, grave, recueillie.

    Des textes pour dire l’amour, mais aussi la difficulté de communication : « sa voix, sa conversation ne sont pas à la hauteur du miracle que j’éprouve à le savoir encore parmi nous. »

    Des textes pour conjurer le pire. « Il est âgé et il décline. Il a peur. Moi qui ai tant reçu de lui, que puis-je faire maintenant qu’il s’éloigne ? Préparer une chambre de papier pour accompagner sa sortie. Me livrer à une opération de magie blanche. Qu’il soit porté vers sa fin par le drap de mots que je prépare pour lui. »

    Jérôme Meizoz, Père et passe, Editions d’en bas & Le temps qu’il fait

     

    (Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud)

     
  • Ce n'est qu'un au revoir

    Par Olivier Chiacchiari

    Chers Lecteurnautes,

     

    Après cinq mois d'expérience blogosphérique, l'heure est venue pour moi de me recentrer exclusivement sur mon activité principale: l'écriture dramatique. J'entame la rédaction d'une nouvelle pièce qui va m'occuper durant des mois, m'interdisant toute aventure extra-théâtrale. Mon écriture est jalouse, hélas, elle ne supporte aucune forme d'incartade durant la période de passion.
    Je souhaite donc bonne plume à mes camarades de toile, avec qui j'ai eu énormément de plaisir à initier et à partager cette aventure. Faites cliqueter les touches de vos claviers, mes amis, je continuerai à vous lire avec grand intérêt!
    Et peut-être qu'un jour, lorsque mon emploi du temps aura retrouvé un peu de souplesse, je reviendrais m'exprimer dans cet espace hautement pixellisé... si l'on veut encore de moi.
    Pas un adieu, donc, juste un au revoir. En ligne ou dans la vie, dans un théâtre ou un bistrot, car contrairement aux idées reçues, les nouvelles formes de communication ne remplacent pas les anciennes, elles les régénèrent.

     

    Bien à vous tous
    Olivier Chiacchiari

  • L'exclusion comique

    Par Antonin Moeri


         
    Un commis voyageur se réveille un matin et préfère rester au plumard. Pour attraper le train, il faudrait se dépêcher. Or sa mère s’inquiète. Le père s’énerve. Quand on sonne à la porte d’entrée, le commis se dit qu’il faudrait se lever. L’entreprise qui l’emploie a envoyé quelqu’un. Le commis se laisse alors tomber du lit. Tout le monde se demande pourquoi il n’a pas pris le train comme d’habitude. La soeur se met à pleurer. L’émissaire de l’entreprise tient un discours sur la culture du résultat. On envoie chercher un serrurier mais le commis, malgré son état, parvient à ouvrir la porte. La mère s’effondre. Le commis dit qu’il va s’habiller. Il sait que l’émissaire prendra sa défense auprès du chef. Il aimerait du moins y croire, car le monsieur a pris la fuite. Le père a saisi une canne et un journal qu’il brandit avec véhémence pour repousser le fils dans sa chambre.

    Le commis faisait jusque là vivre sa famille. Désormais, le père, la mère et la soeur devront retrouver un travail pour survivre. A partir de ce jour, tout ce que fait le commis est mal interprété. On ne lui adresse plus la parole. Il est considéré comme un monstre. Il concentre sur lui les peurs. Le père retrouve des forces. Il marche en direction de son fils en levant les pieds très haut. Ils font ainsi plusieurs fois le tour de la pièce, le fils fuyant devant le père sévère qui finit par le bombarder de pommes. L’épuisement s’abat sur cette famille exemplaire. On perd l’appétit. On loue une pièce à trois messieurs qui, un soir, prennent leur repas dans la salle commune. La soeur joue du violon, ce qui attire le frère. A la vue de cet être déchu, les locataires battent en retraite. Ils résilient leur location et menacent le père de le traîner devant les tribunaux. C’en est trop, il faut se débarrasser de l’être malfaisant qui a causé notre ruine, affirme la soeur qui avait eu la gentillesse de s’occuper de lui, au début...

    L’histoire de ce commis pourrait être celle de notre voisin. Elle pourrait se passer à Onex ou à la Jonction. Combien de gens licenciés, réduits à l’état de détritus, dont on s’est débarrassé pour un rien. Je ne pense pas que l’auteur tchèque ait voulu dénoncer unilatéralement un type de société. Si telle avait été son intention, on ne lirait plus ses nouvelles. Ce qu’il raconte est certes un processus d’exclusion. C’est dans le regard que les autres portent sur la”victime” que le crime est perpétré. Mais ce processus de mise à mort est raconté sur le mode comique. On se dirait dans un film de Buster Keaton. Dans une langue dépouillée à l’extrême (presque aucun adjectif), l’écrivain tchèque a élevé au rang de héros ce pitoyable employé.
           Je ne vous ai pas dit qu’en se réveillant, ce fameux matin, le pitoyable employé était transformé en une énorme vermine. Car vous auriez aussitôt reconnu Gregor Samsa, le héros universellement connu de La Métamorphose.

     

    (Antonin Moeri est l'auteur de dix livres, parmi lesquels Le sourire de Mickey (2003) et Juste un jour (2007), parus aux Editions Bernard Campiche.)
  • Le silence de la mer

    Par Pierre Béguin

     

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    J’ai pensé à ces deux caricatures, datant certes de 1993 mais dont la pertinence reste plus que jamais d’actualité, en apprenant que le projet de Charles Beer de nommer 100 directeurs à l’école primaire (plus 100 secrétaires!) allait devenir effectif dès la rentrée de septembre. Cette décision s’inscrit dans la regrettable tradition des mesures essentiellement structurelles plutôt que pédagogiques, plus politiques qu’efficientes, et dont le principal effet, en fin de compte, est d’augmenter la (sur)charge pondérale administrative et d’alimenter la graisse souvent inutile d’une hiérarchie pléthorique croulant sous le travail que, parfois, elle s’invente (l’administration créant ses propres besoins aussi sûrement que n’importe quel réflexe consumériste). Surcharge nourrie également par tous les «déchargés de cours» venant grossir des commissions alibis ou des pseudo groupes de recherche. Autant de calories superflues dont ne souffrent pas les autres cantons. Car il n’est nul besoin d’être expert en la matière pour comprendre que 100 instituteurs (trices) supplémentaires eussent davantage contribué à améliorer l’enseignement primaire en diminuant les effectifs de classe et en soulageant, par là-même, des enseignants qui, eux, croulent sous le travail qu’ils ne s’inventent pas. Mais nos politiciens, par paresse, incompétence, naïveté ou opportunisme, continuent de penser que des réformes structurelles vont, par enchantement, modifier de facto le fond des choses.
    Bizarrement (une libérale étant normalement plus prompte à «dégraisser le mammouth», voire à le rendre exsangue, qu’à l’engraisser), c’est à Martine Brunschwick-Graf que nous devons ce gonflement de la hiérarchie en proportion inverse des coupes effectuées sur le terrain (car les restrictions budgétaires impliquent qu’on taille dans les muscles ce qu’on ajoute à la graisse, de préférence dans ceux du Collège, cette «filière de privilégiés»). Mais il s’agissait alors de surmonter le traumatisme des grèves et manifestations, qui avaient émaillé les premières restrictions budgétaires à l’automne 1992 et au printemps 1993, en «domptant les enseignants» (l’expression, politiquement très incorrecte et relayée sur les manchettes des journaux, est de Martine Brunschwick-Graf elle-même) par une armée de généraux aux fouets vifs et acérés, édictant des mesures propres à étouffer toutes velléités revendicatrices (par exemple, encouragement à la retraite anticipée – les jeunes enseignants étant plus soumis car non nommés ou en cours de nomination – systématisation des maîtres voltigeurs pour détruire la culture d’établissement, commissions alibis, etc.). Avec succès, il faut bien l’admettre. Battus, traités de paresseux, voire de parasites honteux par une presse agressive et, alors, entièrement aux mains des annonceurs des milieux immobiliers, les enseignants ont appris à se taire et à cultiver leur jardin pédagogique à la plus grande satisfaction des autorités qui se réjouissent d’une mer calme sans se demander ce qui pourrait gronder dans ses profondeurs (merci à Vercors pour cette métaphore). Que les enseignants et les directions d’établissement se taisent et se contentent de fonctionner! (Il est curieux que ceux-là même qui reprochent aux employés de la fonction publique de seulement «fonctionner» soient les premiers à tout faire pour en instaurer ou en perpétuer les conditions.) La plus grande surdité de Charles Beer est de n’avoir pas entendu – ou d’avoir fait semblant d’entendre – cette demande de dialogue de la part des enseignants. Cette erreur pourrait lui coûter cher lors des élections de l’année prochaine. Quoi qu’il en soit, les dégâts en termes de démission, d’asphyxie ou de grogne furent – et sont encore – énormes. Les départs en retraite anticipée sont de plus en plus nombreux sous l’œil d’une hiérarchie et de politiciens qui semblent se contenter d’observer cet exode massif vers la terre promise, le cas échéant de prendre des mesures pour enrayer le phénomène en supprimant toute aide à la retraite anticipée, sans jamais se poser la seule question intelligente: les raisons de cette subite désaffection.
    Une hiérarchie devenue, avec le temps, aussi hautaine qu’autiste et qui, si elle a perdu tout contact avec sa base, n’en pas pour autant perdu ses réflexes autoritaires. Ainsi, à la suite de l’article d’Alain Jaquemoud, publié dans ce blog mercredi dernier, elle s’est très rapidement manifestée en s’interrogeant sur le devoir de réserve, aux contours très flous – et dont on se demande s’il n’est pas qu'une manière élégante d'éviter le mot «censure» –, et les limites d’expression attendues des enseignants. Une intervention suffisante pour semer le doute dans l’esprit des professeurs, auteurs des deux articles parus récemment dans ce blog. En ce sens, réagissant vendredi dernier sur Léman bleu, dans «Genève à chaud», à ces prises de position, Pascal Décaillet expliquait l’absence de Claude Duverney par l’innocente formule «qui n’est pas disponible aujourd’hui». Personne n’est dupe, à commencer par le journaliste qui le fait savoir clairement aujourd’hui dans la Tribune. Cette absence est en réalité motivée par la crainte de transgresser ce fameux devoir de réserve par lequel la parole de l’enseignant est systématiquement confisquée (Alain Jaquemoud, contacté deux jours plus tôt par le même Pascal Décaillet, a lui aussi décliné l’offre pour les mêmes raisons). Et voilà comment Jean Romain, dont la parole, elle, s’autorise de son statut de Président de l’ARLE, est venu à leur place. Il est tout de même regrettable que la voix des hommes de terrain, ceux qui connaissent le mieux les problèmes pour les affronter quotidiennement, ne puisse s’exprimer – toute sensibilité et opinion confondues – qu’au travers des canaux politiques, syndicaux ou associatifs, pour nécessaires qu’ils soient par ailleurs. Regrettable également que leurs velléités «d’insoumission» soient immédiatement récupérées, comme pour mieux y mettre fin, par le traditionnel débat entre Charles Beer et le représentant de l’ARLE. Un débat dont il ne faudra pas attendre grand-chose. A moins que Pascal Décaillet évite de se laisser entraîner dans la géométrie des courbes si chères au chef de l’Instruction Publique, dans la langue de bois, voire dans les platitudes préélectorales, le culte de l’image ou l’étalage des ego.
    Pour notre part, persuadé que ce n’est pas la boîte de Pandore que les autorités libéreraient en donnant enfin la parole aux professeurs – et en les écoutant vraiment –, mais les énergies indispensables au bon fonctionnement de l’Institution, nous persistons dans l’idée que le 450ème anniversaire du Collège de Genève, pour qu’il  fasse vraiment sens au-delà des festivités attendues, des plates-formes officielles ou des opportunismes politiques (2009 est année électorale), doit être l’occasion d’un véritable débat citoyen sur l’enseignement. Modestement, ce blog, entre autres intentions, a aussi pour projet d’y contribuer. Cette conclusion tient lieu d’avis…