La part du diable
Par Pierre Béguin
Une des questions incontournables du collégien en herbe lors de ses premières analyses de texte est de savoir si l’auteur «a voulu signifier tout ça». Comme si, en cas de réponse négative, cela justifiait qu’on n’en parlât plus.
«La part du diable» disait André Gide pour désigner ce substrat inconscient du texte. Et plus cette part du diable est importante, plus le roman a de chance d’être réussi, précisait-il. Mais il reste, dans cette part involontaire, dans ce substrat inconscient de l’œuvre, ce que l’auteur lui-même peut expliquer a posteriori, et ce qui ne cesse de l’interroger. Du moins, si j’en crois ma modeste expérience en la matière.
Parmi les thèmes qui s’invitent sans carton dans mes romans, a posteriori, je saisis parfaitement les raisons d’une thématique récurrente: l’opposition entre l’intellectuel et l’homme d’action, entre la vertu et la virtú, au sens où l’entendait Machiavel, à savoir la capacité d’action d’un individu par delà le bien et le mal. Dans les couples de personnages qui forment l’action principale de L’Ombre du Narcisse et de Terre de personne, par exemple, on sent bien que celui incarnant la virtú n’est que la projection fantasmée de l’autre, et que la distance qui les sépare représente l’itinéraire initiatique qui doit mener ce dernier de la vertu – l’intellectuel bourgeois ancré dans sa logique et sa morale du bien et du mal, et voué à l’inaction, c’est-à-dire à la perpétuation des injustices qu’il condamne – à la virtú, la plus haute qualité de l’homme. Non pas la plume ou l’épée – Balzac n’était qu’un pâle Napoléon obligé de fuir ses créanciers par une porte dérobée – mais de la plume à l’épée, de la réflexion à l’action, de la sécurité bourgeoise à l’aventure. Dans cette thématique obsédante pour moi, je reconnais distinctement mes frustrations, mes tentatives, mes limites, voire mes échecs.
En revanche, je ne saisis pas un autre motif récurrent de mes romans: le corps martyrisé, torturé, éparpillé, lieu de la souffrance, de l’injustice, de la tragédie, de la honte, incarnation même de la révolte et que les personnages portent comme leur croix, ou comme une vengeance divine, ou comme une sorte d’anathème venu de nulle part. En réalité, cette thématique, pourtant si obsédante sous ma plume, me semble aussi étrangère à moi-même que pourrait l’être le fanatisme religieux ou l’héroïsme militaire. Alors pourquoi vient-elle s’y placer systématiquement lors même que je ne l’ai pas convoquée? Dans quel traumatisme puise-t-elle sa source? Enfant battu? J’ai certes pris, comme beaucoup, quelques gifles mais, tout de même, je ne sors pas d’un roman de Dickens ou de Zola, loin s’en faut. Il faudrait que je me paie le luxe d’une thérapie pour m’expliquer ce mystère. Mais alors quid de l’inspiration?
Un auteur préférera toujours la présence rassurante de ses névroses plutôt que le risque de leur éventuelle guérison. C’est surtout cela la part du diable.