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lettres russes

  • Anne-Claire Decorvet, Prix Édouard-Rod 2015

    par Jean-Michel Olivier

    « La folie, écrit Michel Foucauld, c’est l’absence d’œuvre ».

    Il la compare à cette phrase paradoxale : "Je mens". Quand le fou parle, il dit quelque chose comme "Je délire". Comment peut-on délirer et, en même temps, dire de soi-même : Je délire ? Comment peut-on fixer les règles de son propre langage au moment même où l'on parle? Ce qui caractérise la folie, c'est qu'elle ne suit pas les mêmes règles du langage que le discours courant. Le fou a la capacité de parler une langue dont il définit lui-même les règles. Du point de vue du discours, il ne dit rien, c'est pure vacuité (absence d'oeuvre). Et pourtant cette « absence » donne l'essence même du langage dans le temps où il émerge.

     Comment dire la folie ?

    anne-claire decorvet,roman,un lieu sans raison,marguerite sirvins,art brut,bernard campicheC’est le défi que s’est donné Anne-Claire Decorvet. Un défi ancien, déjà, qui remonte à son premier livre, paru en 2010 chez Bernard Campiche, intitulé, comme par hasard, En habit de folie. Il s’agissait, dans ce recueil de nouvelles, de parler de folie ordinaire. S'appuyant sur des faits divers survenus ces dernières années, Anne-Claire Decorvet réussit à éclairer d'un point de vue nouveau et original quelques-uns de ces événements ayant largement défrayé la chronique. Qu'il s'agisse des déséquilibres mentaux engendrés par un travail de vidéo-surveillance,  des nuisances olfactives causées par une femme atteinte du complexe de Diogène, d’une mère infanticide ou de cet auxiliaire de santé qui entretient des rapports intimes avec des personnes handicapées, jamais l'auteur ne tombe dans les clichés ou les considérations banales. Elle cherche à chaque fois à pointer les limites de la raison ou de la déraison : ce moment subreptice où l’individu considéré comme « normal » bascule dans la folie.

    Comment dire la folie, donc ?

    Dans son dernier ouvrage, Un lieu sans raison — qui est son premier roman — Anne-Claire Decorvet décortique, une fois encore, la mécanique de la folie. Ou plutôt elle tente d’en dénouer les fils. La folie est un labyrinthe. Une toile serrée qu’on tisse chaque jour et qui finit par vous emprisonner. Au sens propre comme au sens figuré, puisque Marguerite Sirvins, l’héroïne du roman de Anne-Claire Décorvet, fut internée près de trente ans à Saint-Alban, un asile oublié de Lozère. C’est là, dans cet ancien château fort, que la folie se noue, qu'elle prolifère, contagieuse, d'interné en interné, qu'elle se sédimente, se pétrifie, à l'image de cet endroit clos et minéral. Avant leur entrée à l’asile, les « fous » ne le sont pas. « Gâteux, trisomiques ou rebelles », les familles s'en débarrassent. Puis le confinement fait le reste, surtout quand on est encadré par des sœurs de charité peu charitables.

    images-3.jpegDans ce roman à la texture intense, Anne-Claire Decorvet tire plusieurs fils. Il y a d’abord l’enfance de Marguerite Sirvins, qui n’est pas malheureuse, même si elle est marquée par des événements traumatiques (mort d'un petit frère à peine né, mort d'une collègue après un avortement, ravage de la Grande Guerre). Car Marguerite est fille de bonne famille, éduquée, élégante, libérée (elle travaillera dans une boutique de mode à Paris). Mais déjà pèse sur elle l’ombre rigide de sa mère, incarnation d’un sur-moi écrasant. La voix de Marguerite, qui parle à la première personne au début du roman, va éclater, se diffracter en plusieurs voix intérieures, premier signe de schizophrénie. Mais ce qui causera le basculement dans la « folie », c’est une liaison avec un homme marié — passion qui habitera Marguerite toute sa vie. Et nourrira son éternel rêve d’amour, d’union charnelle, réalisé dans sa fameuse robe de mariée.

    À 40 ans, Marguerite est internée à Saint-Alban. Elle n’en sortira plus jusqu’à sa mort, en 1957. Pendant des mois, Anne-Claire Decorvet a mené une enquête minutieuse, interrogeant les membres de la famille de Marguerite Sirvins, étudiant les archives de Saint-Alban, questionnant les médecins et le personnel de l’asile. Pour tenter de comprendre, de l’intérieur, la genèse de ce dérèglement. D’où vient la folie ? Est-ce une maladie de l’âme ou de la société  Ne serait-ce pas plutôt les asiles qui produisent la folie, comme les prisons produisent les criminels ?

    Ces questions, Anne-Claire Decorvet se les pose et nous les pose, bien sûr. Elle nous raconte aussi l’histoire de Saint-Alban, asile dirigé par des religieuses, qui accueillit longtemps les parias de la société, avant de donner refuge aux maquisards pendant la Seconde guerre mondiale, puis aux artistes résistants comme Paul Éluard, qui donne son titre au roman d’Anne-Claire Decorvet. Enfin, après la guerre, Saint-Alban va devenir une sorte de laboratoire pour les médecins proches de l’antipsychiatrie. Les conditions d’hygiène seront améliorées. Les malades jouiront de meilleurs soins et d’un peu de liberté.

    Comment dire la folie ?

    Le fou, c’est l’autre, celui qu’on ne comprend pas, ou celle qui se comporte bizarrement. À chacune des étapes de sa vie, Marguerite Sirvins sera diagnostiquée. Et à chaque fois, différemment, bien sûr. Non pas que sa « maladie » évolue ou empire : c’est le regard de l’autre, du médecin, du juge, qui change. Finalement, le diagnostic de schizophrénie va tomber, abrupt, définitif. C’est alors que le « je » disparaît du roman. Marguerite se perd dans le brouillard de ses identités. Elle ne sera plus évoquée qu’à la troisième personne.

    « Un vide égaré quelque part entre le mur et le mur, celui de la salle de jour et celui de la cour. Un vide enfermé dans un lieu sans raison! Quelqu’un pourrait m’appeler Matricule, encore une fois ce serait pure convention. Quel que soit le mot dont on me désigne, il tombera forcément à côté, je ne m’y reconnaîtrai pas. Matricule vous déplaît ? Parlez de Marguerite ou de moi, d’elles ou de nous, pour ma part je ne dirai plus « je ». »

    Ce roman d’une grande richesse et d’une profonde humanité relate une vie ordinaire qui bascule imperceptiblement dans la folie. D’où vient-elle, cette folie ? De la mère étouffante ? De l’amour déçu, puis rêvé pour un homme déjà pris ? De l’enfermement à Saint-Alban ? De la solitude ? Du silence ?

    Anne-Claire Decorvet ne tranche pas. Elle donne, dans son roman, la parole à la folie. Une parole assumée tout d’abord par un « je » raisonnable, lucide, doué de personnalité. Puis cette identité s’effrite, gagnée par la déraison, qui prend possession des lieux. Sans raison. Il y a dans ce livre des pages bouleversantes sur la vie des aliénés (comme on dit), les traitements inhumains (électrochocs, camisole chimique, insulinothérapie), la naissance de l’Art brut avec Jean Dubuffet, l’évolution de la psychiatrie, etc.

    anne-claire decorvet,roman,un lieu sans raison,marguerite sirvins,art brut,bernard campicheTous ces fils se rejoignent, en fin d’ouvrage, pour tisser cette robe de rêve qui a occupé Marguerite Sirvins pendant les dernières années de sa vie. Cette robe de mariée, qu’elle ne portera jamais, est créée selon la technique du point de crochet, avec des aiguilles à coudre et du fil tiré des morceaux de draps usagés.  Et cette robe de rêve, tissée des fils de la folie, est devenue un roman. Grâce à Anne-Claire Decorvet.

    À qui je suis heureux de remettre, aujourd’hui, le Prix Édouard-Rod 2015.

    * Anne-Claire Decorvet, Un lieu sans raison, éditions Bernard Campiche, 2015.

  • Moravia et l'Ennui

    Par Pierre Béguin

     

    Moravia.PNGDu «Taedium vitae» des Anciens à la «nausée» de Sartre en passant par le «spleen» de Baudelaire, l’Ennui «métaphysique» n’a cessé d’inspirer toute une famille d’auteurs, de penseurs, de poètes, parmi lesquels on pourrait citer, sans être exhaustif, Huysmans, Mallarmé ou Flaubert. Ou encore, Sénèque, Pascal (songeons aux fragments sur le «Divertissement» en particulier) ou Chateaubriand.

    «Mal sans forme» selon l’expression d’Alain, «brouillard silencieux» selon Heidegger, «longs corbillards sans tambour ni musique», (Baudelaire), contagieux comme la lèpre (Flaubert ou Bernanos), l’ennui est aussi difficile à définir qu’à cerner puisqu’il se présente essentiellement comme une absence de traits positifs: il est inappétence ou, dans son sens étymologique, anorexie. Au XIXe, sous l’influence romantique, il est perçu comme l’inévitable conséquence de toute civilisation avancée: «grand monstre moderne» (Théophile Gautier) ou «fils des civilisations excessives» (Barbey d’Aurevilly), il se glisse dans tous les interstices de la société et «dans un bâillement aval[e] le monde» (Baudelaire). Mais s’il n’épargne plus personne, ses proies favorites restent l’intellectuel et le riche. Pour les autres, la société moderne a développé, pour combattre le monstre, un monstrueux attirail de divertissements: sports ou variétés, comme le décrivait déjà Céline bien avant l’invention de la télévision: «Et puis des artistes en plus, de nos jours, on en mis partout par précaution tellement qu’on s’ennuie. Même dans les maisons on a mis des artistes avec leurs frissons à déborder partout et leurs sincérités à dégouliner à travers les étages. Les portes en vibrent. C’est à qui frémira davantage et avec le plus de culot... » On se croirait dans une émission de variétés sur TFI ou France2! (Et au concours de l’artiste qui «frémira davantage et avec le plus de culot», c’est incontestablement Patrick Bruel qui a gagné...)

     

    Ce n’est pas de cet ennui assimilable au manque de distractions que nous parle Alberto Moravia. Paru en 1961, L’Ennui est considéré comme le meilleur livre de l’écrivain italien. Et c’est précisément un intellectuel riche qui en est le héros narrateur, un bourgeois romain de 37 ans, prénommé Dino, peintre abstrait raté méprisant une richesse qu’il tient de sa mère, qu’il rejette tout en en vivant, et qui s’ennuie depuis l’aube de son existence. Le premier chapitre est entièrement occupé par la définition que le narrateur s’est peu à peu forgée d’une maladie qui l’a accablé dès l’enfance comme un mal de tête dont il ignorait la cause et contre lequel les distractions habituelles n’offraient aucun remède. Car son ennui, on l’a dit, n’est pas le contraire de l’amusement ou du divertissement. Il est insuffisance, voire carence totale de réalité. Il ne vient pas de l’intérieur mais d’un manque de rapports avec l’extérieur, d’une incommunicabilité radicale entre le sujet et le monde, d’une impossibilité ontologique à établir un lien quelconque entre les choses et lui: «La sensation de l’ennui naît en moi de l’impression d’absurdité d’une réalité insuffisante, c’est-à-dire incapable de me persuader de sa propre existence effective». D’où probablement le choix de la peinture abstraite. Apathique et renfermé, il est muré vivant en lui-même comme dans une prison hermétique et étouffante. Jusqu’au jour où il est distrait du vide de son atelier par une jeune modèle, Cécilia, qui posait pour – avant de coucher avec – un vieux peintre voisin de palier. Une relation si intense que le vieux en est mort. Intrigué par ce suicide déguisé, Dino essaie de comprendre les motivations d’un homme qui s’est servi érotiquement d’une adolescente pour hâter sa fin. Inconsciemment d’abord, puis de plus en plus lucidement, il va marcher sur les traces du vieux peintre et décider d’entamer une liaison avec Cécilia...

     

    Très vite pourtant, il projette de renoncer. Il s’ennuie déjà, malgré les aptitudes sexuelles manifestes de sa jeune maîtresse. Cécilia n’a guère plus de réalité pour lui que, dans son adolescence, n’en avaient les empereurs romains, les fleuves d’Amérique ou les hexamètres de Virgile. Mais, au moment où il décide de rompre, Cécilia, sans explication, ne vient pas au rendez-vous. De banal, insignifiante, sans consistance, la personnalité de la jeune fille, tout à coup, se révèle insaisissable, trouble, fuyante. Elle devient promesse de sens pour Dino qui, mû par une passion devenue incontrôlable et autodestructrice, va dès lors s’efforcer obstinément et vainement d’en cerner les contours.

     

    L’histoire, qui pourrait avoir des accents proustiens, suit en réalité un tout autre cours. Swann, qui trouvait Odette vulgaire, s’est pris d’une passion douloureuse pour la courtisane dès le moment où il a pu l’assimiler à une œuvre d’art. Il s’en libérera en s’efforçant de ramener Odette aux dimensions d’une amante infidèle, puis d’une banale épouse bourgeoise, c’est-à-dire à ce qu’elle est fondamentalement. Ce stratagème ne réussit pas à Dino malgré tous les pièges qu’il tend à Cécilia pour la rabaisser au commun, au vulgaire, ou pour faire entrer la Muse en ménage. La jeune fille reste toujours aussi énigmatique, non pas tant parce qu’elle est intrinsèquement mystère, mais parce que Dino s’ingénie à la parer de sens alors qu’elle n’est qu’une huître qui s’est refermée sur la banalité affligeante de sa vie, confiant à son corps et à l’immédiateté les seuls plaisirs que lui procure l’existence. Lorsqu’il se plaint de ne pouvoir posséder son intériorité en même temps que son corps, elle lui répond: «Dedans, il n’y a que mes poumons, mon cœur, mon foie, mes intestins. Qu’en ferais-tu?» Là où Dino l’intellectuel postule du sens, Cécilia l’animal robot ne voit que tautologies: «– Qu’éprouves-tu quand tu t’ennuies? – J’éprouve de l’ennui. – Qu’est-ce donc que l’ennui? – L’ennui c’est l’ennui».

     

    On comprend alors mieux les tourments du narrateur: il y a chez cet intellectuel, comme peut-être chez tout intellectuel, une nécessité d’un système explicatif global auquel confronter la réalité, un questionnement incessant, une tyrannie du sens qui consiste à sommer les choses de lui livrer complètement une signification que, de toute évidence, elles n’ont pas. Cet activisme (forcément) doctrinaire engendré par l’esprit de système peut déboucher sur une forme de terrorisme de la pensée, susceptible d’investir violemment le champ politique à l’image des Brigades Rouges pour anéantir une bourgeoisie capitaliste devenue, après l’achèvement de sa mission historique, conservatrice et rétrograde, incapable de produire du sens autrement que dans un absurde amas d’objets. Une telle société doit disparaître – d’où la haine de Dino pour la classe sociale dont il est issu – au profit d’une autre susceptible de générer du sens.

     

    Chez l’intellectuel donc, l’inacceptable, le crime absolu est l’absence de sens. En conséquence, pour lui, l’ennui ne serait pas rupture avec le réel ou carence de désir, mais désir fatalement inassouvi. A l’image de Dino, l’intellectuel ne vit que s’il comprend; et l’impuissance à comprendre entraîne l’impuissance à vivre, le dégoût, la nausée, l’inappétence. En un mot, l’Ennui... Et à l’image de Cécilia, la réalité n’est qu’éclats insaisissables, vides, fuyants; elle est dépourvue de toute signification autre que celles dont on s’efforce de la parer...

     

    Le narrateur, comme de bien entendu, finira sa vaine quête de sens – son désir impossible de posséder entièrement Cécilia – contre la dure réalité d’un arbre sur lequel il jette intentionnellement sa vieille voiture. Mais non, voyons! Il n’en meurt pas puisqu’il raconte son histoire. Mais il découvrira dans cet affrontement physique avec la mort le chemin de sa rédemption: il se contentera de regarder Cécilia vivre sans plus vouloir la posséder. La contemplation du monde, si elle est renoncement à la tyrannie de l’ordre et du système, n’en offre pas moins des ouvertures qui font sens pour celui qui sait la patience et l’humilité...

     

    Quant au lecteur, en refermant le roman, il ne peut s’empêcher de penser que le génie de Moravia c’est aussi d’avoir écrit 400 pages sur l’Ennui sans jamais être ennuyant une seule ligne...


     

    Alberto Moravia, L’Ennui, Flammarion, 1986

     

  • GOGOL avant BOURDIEU

     

     

    par antonin moeri

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    Tchartkov est un jeune peintre, promis à un bel avenir. Il survit péniblement dans un logis mal chauffé, parvient difficilement à payer le loyer. Ses oeuvres témoignent pourtant de dons d’observation, de réflexion, de ses élans vers la nature. Un de ses profs le met en garde: Attention de ne pas devenir un peintre à la mode. Tchartkov se demande comment il pourrait devenir riche, comme tant d’autres.

    Fasciné par un tableau vu chez un marchand, Tchartkov l’achète. Les yeux du vieillard portraituré le fixent «comme s’ils se disposaient à le dévorer». Tchartkov examine et frotte le tableau. Les yeux vivent, ce sont des yeux humains! T. prend peur. Il lui semble que quelqu’un le suit dans la pièce. Il recouvre le portrait d’un drap et va se coucher. Le vieillard sort du cadre et vient s’asseoir aux pieds du peintre. Il dénoue un sac et en fait tomber des rouleaux de pièces d’or. Le peintre s’empare d’un rouleau, pousse un cri et s’éveille. Ce n’était qu’un rêve!

    Le propriétaire du logement («un veuf dont le caractère se laisse aussi peu définir que la couleur d’un veston usagé») débarque avec un commissaire de police («dont l’âme n’est pas inaccessible aux impressions artistiques»). Ce commissaire serre fortement le cadre du tableau récemment acheté. Un rouleau de pièces d’or tombe du cadre. T. se précipite comme un fou pour ramasser l’or. La vie du peintre est assurée pour trois ans. Il commande un nouvel habit, achète un splendide appartement, boit du champagne. «Il marche de long en large dans une sorte d’extase». Il demande à un journaliste de rédiger un article sur «L’extraordinaire talent de Tchartkov». La presse parle enfin de lui. On le compare au Titien et à Van Dick. Une aristo lui demande de faire le portrait de sa fille. Il se met au travail, se pliant sans autre à la volonté de la mère qui exige l’effacement du petit bouton surgi sur le front de sa fille. Le peintre sera largement récompensé: «sourires, argent, compliments, serrements de mains, invitations à dîner».

    Le portrait fait du bruit dans la ville. Le peintre est assailli de commandes. Il apprend vite à satisfaire les désirs de chacun qui, bien entendu, proclamera son génie. Il devient le peintre à la mode. «Il se réjouit comme un enfant quand les journaux font son éloge, bien qu’il eût payé ces louanges de sa poche (...) Il goûte un plaisir enfantin à faire lire ces articles COMME PAR HASARD à ses amis et connaissances». Désormais, «réfléchir, inventer le fatigue, il n’en a plus le temps». On lui offre des postes officiels, on lui demande d’assister aux examens, de participer à des comités. Il éclatera en sanglots devant l’oeuvre d’un jeune peintre qui ne s’est pas compromis. Il se rend compte du gâchis de son existence. Il en veut au vieillard du tableau. C’est à cause de lui qu’il est devenu ce qu’il est devenu. Il réalise alors un projet funeste: acheter ce que l’art produit de meilleur et le lacérer, le piétiner avec des rires voluptueux. Furie monstrueuse qui pourrait rappeler la folie meurtrière de certains forcenés.

    Ce n’est pas, de loin, la meilleure nouvelle de Gogol. Le lecteur a  parfois l’impression de sombrer dans une moraline détestable. D’aucuns pourraient croire l’histoire édifiante: Ouh là là, le succès est diabolique, il détruit le talent! Mais l’histoire n’est pas l’enjeu, ce n’est pas dans l’intrigue que se joue le récit. Ce qui compte c’est l’acide qui coule entre les lignes de ce texte, c’est la féroce critique d’un milieu, ce qu’on appelle «le milieu artistique». Ce que Gogol dit du champ que l’artiste doit systématiquement et patiemment arpenter pour qu’il soit enfin reconnu et légitimé se vérifie chaque jour autour de nous, en ce début de XXIe siècle (qui devrait être, nous dit-on, si différent du XXe et a fortiori si différent du XIXe). Presque un siècle avant Bourdieu, Gogol a dessiné les contours de ce fameux champ dit culturel, artistique ou littéraire que l’auteur d’ «Anatomie du goût» a méticuleusement exploré.



    Nicolas Gogol: Les nouvelles de Pétersbourg, GF, 1968

     

  • carnaval forever

    par antonin moeri

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    Rien de plus invraisemblable qu’un nez trouvé dans un pain chaud, qu’un nez vêtu d’un uniforme et prenant la parole, qu’un nez arrêté par la police à l’instant où il monte dans une diligence pour partir à Riga. On est au comble de l’invraisemblable quand le propriétaire de ce nez, au bureau de la presse, veut faire paraître une annonce avec le signalement du nez disparu. Et au comble du burlesque quand, dans un élan de commisération, l’employé du bureau de la presse propose une pincée de tabac à priser au malheureux Kovaliov. D’ailleurs, Kovaliov le dit sans ambages: cette histoire est invraisemblable, c’est un rêve, une hallucination. Il se demande s’il n’a pas trop bu. Il pense qu’une veuve lui a jeté un sort parce qu’il a refusé d’épouser la fille de cette veuve.

    Mais le plus étrange dans cette histoire déjantée, c’est cette inscription au-dessus de l’entrée de la boutique du barbier qui a découvert le nez de son client dans un morceau de pain: «On saigne aussi», et cette phrase que Kovaliov adresse au barbier «Tes mains puent toujours». Cette allusion à la puanteur a une fonction dans le récit puisque K., quand il aura retrouvé son nez et qu’il ira chez le barbier pour un rasage, demandera à ce dernier: «Tes mains sont-elles propres?» Comme si saleté et puanteur signalaient un passage, celui qui donne accès aux enfers, enfers promis à ceux qui ne peuvent réussir dans la vie. Car K. est venu à Pétersbourg pour y obtenir une place de vice-gouverneur et, éventuellement, épouser une femme riche. Or, comment séduire une femme riche, comment grimper dans l’échelle quand vous avez une crêpe fraîche à la place du nez?

    Si l’on se rappelle que le nez et le pénis ont un point commun: tous les deux regorgent de sang durant l’excitation sexuelle, devenant ainsi plus sensibles, on se figure aisément le désarroi de Kovaliov quand, voulant séduire une jeune femme, il se souvient qu’à la place du nez il a désormais une crêpe fraîche. En perdant son nez, K. perd ce à quoi il tient le plus: reconnaissance, réussite, succès. Cette ablation du nez ne peut être que l’oeuvre du diable. En choisissant cet accessoire de carnaval comme pivot de son récit, Gogol nous montre de manière détournée (allégorique) à quel point les motivations de l’être dit humain peuvent être absurdes. Mais il ne se contente pas de pointer les bassesses, les petits complots et la vacuité de ses semblables (ce qui relèverait du banal constat d’un acariâtre), il fait évoluer tout ce petit monde sur la scène d’un théâtre de la cruauté qui n’est pas sans annoncer celui de Kafka et de Beckett. Avec eux il partage une vision carnavalesque de la vie et de la mort. Vision qui ne permet pas de dire si «l’imagination est le fruit du nez ou si le nez est le fruit de l’imagination».

     

    Nicolas Gogol: Récits de Saint Pétersbourg, GF 1968

     

  • auteur comique

    par antonin moeri

     

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    Après quelques pages de commentaires enthousiastes sur les agréments qu’offre durant la journée la Perspective Nevski à Saint Pétersbourg, Gogol réduit la focale sur le bord de la nuit. «C’est l’heure mystérieuse où les lampes versent sur tout chose une lumière merveilleuse et attirante», «on devine que ces promeneurs subissent une sorte d’impulsion vague», «de minces ombres glissent le long des murs des maisons». Après avoir attiré l’attention du lecteur sur les propos de Pirogov et Piskarov «L’as-tu vue celle qui a de beaux cheveux bruns... ses traits, l’ovale du visage, le port de tête, quel rêve!», Gogol adopte le point de vue du jeune et timide peintre Piskarov pour nous raconter comment celui-ci va suivre la belle («Une chevelure aussi brillante que l’agate couronnait un front d’une blancheur éblouissante») dans un état d’ivresse amoureuse («le trottoir se soulevait et fuyait sous ses pas», «le pont se gondolait et son arc se rompait», «les maisons se retournaient et se dressaient sur leurs toits») jusque dans un bordel où le spectacle des femmes vendant leurs charmes aux clients le fait déguerpir. Peu après minuit, un laquais frappe chez Piskarov: «La demoiselle chez laquelle vous vous êtes rendu m’a ordonné de vous demander de venir chez elle».

    Il arrive dans un palais où la foule se presse. Il essaie de retrouver la belle inconnue qui ne cesse de lui échapper. Mais tout ça ne fut qu’un rêve! Piskarov ne parvient plus à dormir, il prendra de l’opium qui lui permettra de revoir la belle en gentille mami assise à la fenêtre d’une maison de campagne et, en revenant sur terre, il maudit la belle qui l’obsède. Il ne mange plus et attend chaque soir «la visite de la vision adorée». Et voilà qu’un jour, notre héros se met à nourrir un projet exemplaire: il veut épouser la pute et la sortir ainsi de son enfer. Il revoit la belle qui rentre d’une nuit alcoolisée. Il lui dépeint toute l’horreur de la vie qu’elle mène et lui propose une autre existence: elle ferait de la couture pendant qu’il peindrait. Une autre fille se moque de lui. Il part en courant. Le lendemain, il se suicide.

    Cette histoire est suivie d’une seconde histoire que je trouve moins intéressante. Celle de la putain sublime me plaît, car c’est une histoire drôle, je veux dire que Gogol est un auteur comique (comme Kafka, Proust, Faulkner, Joyce, Céline), il développe sur un canevas bébête une prose satirique qui n’épargne personne: fonctionnaires débonnaires, aristos épuisés, bourgeoises caquetantes, artistes présomptueux, officiers idéalistes, secrétaires poudrées, moustaches gominées, favoris bien entretenus, chapeaux bizarres, tailles d’une finesse exquise, sourires à sens unique, redingotes en castor, souliers délicieux, étudiants en manque. Et le jeune peintre, dans la Perspective Nevski, se fait tout un cinéma dans sa tête en feu, il imagine la belle à ses côtés, cousant en regardant son époux oeuvrer. Stéréotype de la chaumière paisible, rêve de petit bourgeois inquiet, pâle et craintif. Quel sens le peintre peut-il donner à sa vie quand il découvre que son rêve est celui d’un homme ridicule? Il ne peut que se trancher la gorge. Je remercie François Bélanger de m’avoir rappelé l’existence de ce récit troublant. Je comprends mieux à présent pourquoi Gogol était un des écrivains préférés de Thomas Bernhard. Au lieu de se rendre à la soirée artistique chez les Auersberg, le narrateur de «Les arbres à abattre» dit qu’il aurait mieux fait de rester chez lui et de lire Gogol. En effet, l’humour cinglant et sans concession de TB rappelle celui de l’auteur russe.

     

     

    Gogol: Récits de Pétersbourg, GF, 1968