par Jean-Michel Olivier
Ce soir, Iris a mis son blazer Ungaro, sa jupe trench et ses sandales en daim. Elle a rangé son rouge à lèvres, son mascara et son portable dans sa minaudière en satin assortie aux sandales. Et moi j’ai mis mon costume en lin flambant neuf Lucas Delli et les baskets Versace qu’Iris vient de m’offrir. Elle est suspendue à mon bras. Liberté éblouie. On se balade dans la grande rue de Maputa au milieu des motos pétaradantes, des vendeuses de coquillages et de batik, de quincaillerie bidon. On croise des types en catogan habillés à l’européenne qui tirent sur leur kretek et lorgnent les femmes blanches à la retraite. Des filles astiquées comme des vases en vermeil sucent des glaces au jasmin. Dans une boutique, la voix d’Avril Lavigne fait trembler la sono. Together. On suit un groupe d’hommes et de femmes qui se dirigent à pas lents vers la plage. Ils sont en habits de cérémonie. Les femmes portent sur la tête des grands plateaux chargés d’offrandes de fruits, de fleurs, de galettes de riz. Les hommes fument des cigarettes en rigolant, puis vont rejoindre l’orchestre de gamelan qui se prépare à jouer.
« Allons voir de plus près, dit Iris, intriguée. J’ai toujours rêvé d’assister à une crémation. »
C’est bizarre, mais j’accompagne Iris dans la foule bourdonnante. Autrefois, dans mon village, on enterrait debout, dans un trou creusé par les jeunes gens, un volontaire vivant auquel on plantait un clou dans le crâne et au-dessus duquel on élevait une terrasse qu’on entourait d’arbres. Sur cette terrasse étaient ensuite sacrifiés périodiquement des animaux, et l’abondance régnait pour toujours au village. Mais c’était il y a longtemps. Avant la construction du grand barrage.
« Ici, me dit Iris, les familles conservent parfois des mois ou des années le corps du défunt avant de le brûler, car ils n’ont pas les moyens de payer la cérémonie. Le jour venu, on débarrasse le squelette de toute souillure (car le feu ne peut purifier que les os). On confectionne des effigies du mort, composées de deux visages. L’un est taillé dans une feuille de palmier, l’autre dessiné sur un petit morceau de bois de santal. Ces effigies sont déposées au milieu des ossements qu’on emballe dans des draps blancs… »
On entend battre le tambour sur la plage. Des hommes soulèvent le cadavre et, par un escalier de bambou très raide, le hissent jusqu’en haut d’une tour à plusieurs étages. Puis on se rend en procession jusqu’au cimetière. Des hommes aspergent le chemin avec de l’eau lustrale. Des enfants suivent en chantant et en agitant des tessons de miroir. On traverse un ruisseau. Tout le monde éclabousse son voisin en riant. Les démons qui ont horreur de l’eau s’enfuient dans la forêt. À chaque carrefour, un homme tire un feu d’artifice, on fait trois décrire cercles à la tour bringuebalante. Les gourdes de vin de palme passent de bouche en bouche. Une odeur de sueur et de vin se mêle à l’odeur de l’encens qui brûle autour du corps. On fait encore trois fois le tour du cimetière. On libère des pigeons de leur cage (ils montreront le chemin du ciel à l’âme du mort). On va chercher le corps du mort. On le dépose dans un sarcophage qui a la forme d’un taureau ou d’un lion ailé ou d’un éléphant pourvu d’une queue de poisson.
Au milieu du cimetière, surmonté d’un immense baldaquin, il y a un échafaudage en bambou. Un prêtre et sa sœur, juchés sur l’échafaudage, dirigent la cérémonie.
« Regarde ! dit Iris, ils vont allumer le bûcher… »
Je commence à trembler. Le ciel est noir et vide. Autour de nous, les hommes poussent des cris éraillés.
Quelqu’un asperge encore une fois le corps avec de l’eau sacrée et le prêtre met le feu au bûcher. Iris se penche vers moi en frissonnant. Elle cache son visage contre ma poitrine. On dit que l’âme du mort se pose d’abord sur les feuilles d’un waringin, puis qu’elle émigre vers une fleur de lotus.
C’est l’heure des derniers adieux. Tout le monde s’accroupit, les mains jointes posées sur le front. L’orchestre se déchaîne sur ses gongs et ses tambours. Les enfants hurlent comme des loups et moi je tremble comme un enfant. Une fumée grise monte vers le ciel qui se déchire. Les femmes agitent des branches de palmier ou des feuilles de lontar. Devant nous, un homme est pris de convulsions et se roule dans la poussière. Je suis tétanisé de peur.
On entend un bruit mat : c’est le crâne du mort qui explose.
Puis on retire des cendres les ossements calcinés. On les enferme dans une jeune noix de coco. Tout le monde se rend en procession jusqu’à la mer et l’on confie aux vagues ce qui reste du mort, au milieu des prières et des pleurs.
« Avec un peu de chance, me glisse Iris, les ossements vogueront jusqu’au Gange… »
On s’assied dans le sable, on regarde les vagues déferler doucement, on s’embrasse et on a moins peur.
Avec des cris de joie, tous ceux qui ont participé à la cérémonie se jettent à l’eau. Chacun éclabousse son voisin. Chacun se rafraîchit et purifie son corps. La mer est noire comme le ciel. Les enfants crient autour de nous. Un prêtre charge les effigies du mort sur une pirogue à balancier, tandis qu’on brûle sur la plage la haute tour en bambou.
Je prends Iris par la main et je l’entraîne vers la mer. Elle balance ses sandales, sa minaudière, son blazer Ungaro. On se caresse. On s’embrasse. On entre dans l’eau tiède et peu profonde. Iris se colle à moi en frémissant. Elle me glisse à l’oreille des choses que je ne comprends pas. On a de l’eau jusqu’à la taille, puis jusqu’à la poitrine. Elle m’attire vers elle. Elle colle mon visage entre ses seins et tout son corps frissonne. J’entre en elle doucement. Iris ne s’ouvre pas : elle parle, elle saigne, elle est blessée.
* extrait d'un roman en chantier.