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Ça nous interpelle

  • Une pauvre Histoire littéraire en Suisse romande

    PAR JEAN-MICHEL OLIVIER

    web_litterarure4envoi--672x359.jpgOn attendait beaucoup — peut-être trop — de cette nouvelle Histoire de la littérature en Suisse romande, promue dans les médias avec des roulements de tambour. L'ancienne mouture, parue entre 1996 et 1999, aux Éditions Payot (qui n'existent plus), sous la férule de Roger Francillon, autrefois professeur à l'Université de Zurich, était pleine de lacunes et d'un dilletantisme assez burlesque. La nouvelle édition, revue et abrégée, qui compte 1726 pages, paraît aujourd'hui aux Éditions Zoé.*

    Je ne dirai rien de la partie purement historique (critiquable, bien sûr, par ses partis-pris, mais intéressante), ni des chapitres sur la science-fiction, la BD ou le polar en Suisse romande (qui ne sont pas ma tasse de thé, je le regrette). images-1.jpegEn revanche, j'ai lu d'assez près la dernière partie de cette Histoire, consacrée aux écrivains contemporains. Le propos est général ; l'analyse, amorcée, ébauchée, mais rarement approfondie : on en reste à un travail d'arpenteur.

    Chaque écrivain, dans une manière de dictionnaire, a droit à son articulet. On est frappé. d'abord, par les absents : rien sur David Collin, Sergio Belluz, Serge Bimpage… Trois fois rien sur cet immense lecteur (et grand écrivain) qu'est Jean-Louis Kuffer… Est-ce bien sérieux ?

    Et les présents, alors ? La plupart sont réduits à quinze lignes paresseuses, affligeantes de pauvreté. Quant à ma propre notice, si j'ose ici mentionner mon modeste travail, elle est pompée sur Wikipédia, mais moins complète et mal écrite. On y trouve le résumé de de mes livres (j'en ai publié 25) et oublie le dernier en date, qui raconte la vie du plus grand éditeur de Suisse romande…

    Je pourrais multiplier les exemples, les oublis, les lacunes. Ils sont légion. Le tout témoigne d'un amateurisme un peu triste, qu'on trouvait déjà dans les volumes parus en 1999. Certes, la Suisse romande est un petit pays, les bonnes plumes y sont rares, les critiques compétents encore plus. Et les Facultés de Lettres, en matière de littérature contemporaine, brillent par leur absence. Mais, quand même, pourquoi tant de médiocrité ? Pourquoi un tel manque de travail dans un pays réputé pour son sérieux ?

    Les écrivains romands méritent mieux que cela.

    * Histoire de la littérature en Suisse romande, Zoé, 2015.

  • Comment on a sacrifié les classes populaires

     

    par antonin moeri

     

     

     

    En lisant les journaux et en regardant la télévision ces derniers jours, le spectateur était surpris de voir la place qu’ont prise Marine le Pen et ses lieutenants dans le paysage médiatique... Pour mieux comprendre ce phénomène, le géographe Christophe Guilluy (auteur d’un essai remarquable «Fractures françaises») donne quelques pistes qui peuvent retenir l’attention dans son dernier livre «La France périphérique».

    Les catégories gauche/droite, urbain/rural, «classes moyennes» ne sont plus opérantes pour saisir la réalité socio-économique française actuelle. Tout le monde fréquente les mêmes grandes surfaces... Tout le monde regarde le même journal télévisé... Que ce soit Hollande ou Sarkozy, ces messieurs poursuivent la même adaptation aux normes européennes et mondiales... 

    Si les classes moyennes ont implosé depuis longtemps (celles qui formaient la base électorale du PS), on peut désormais diviser la société française en deux blocs: ceux qui profitent de la mondialisation, les cadres et professions intellectuelles supérieures qui investissent le parc des logements des grandes villes, ceux qui sont pour le libre-échange, l’ouverture des frontières, la mobilité des capitaux et des hommes, ceux qui participent à l’essentiel de la création des richesses..., et puis il y a ceux qui ne profitent pas des bienfaits de la mondialisation, ceux qui ne font plus partie du projet économique des classes dirigeantes..., des gens marginalisés culturellement, mis à l’écart géographiquement (ouvriers, employés, jeunes, actifs occupés, chômeurs...), tous ceux qui subissent les licenciements, les plans sociaux, tous ceux qui subissent ce qu’il est convenu d’appeler «la crise» depuis les années 1970.

    Le clivage ne cesse de s’accentuer entre la France qui gagne (les partisans de la mobilité sans fin) et les nouvelles classes populaires, «les tenants d’un modèle économique alternatif, basé sur le protectionnisme, la relocalisation et le maintien d’un Etat fort»... Or la colère de ces nouvelles classes populaires qu’on a sacrifiées depuis plusieurs décennies, qui forment 60% de la population française, qui ont conscience de partager le destin peu enviable des perdants de la mondialisation, cette colère n’a pas encore de débouché politique concret... Elle incite la moitié des Français à ne pas aller voter pour des «guignols» qui agissent principalement en fonction de leurs intérêts personnels... Et dans la moité des Français qui se rendent aux urnes, elle pousse un Français sur quatre à adhérer aux idées du Front National, donc à voter pour les candidats du Rassemblement Bleu Marine...

    Cette colère d’une France invisible et oubliée (majorité de la population) explique sans doute les rodomontades d’un hystérique premier ministre très satisfait de ses prouesses verbales sur les estrades..., sous les ors de l’Assemblée Nationale et devant les micros fébrilement tendus par les journalistes aux ordres..., un premier ministre qui s’écoute et se regarde hurler contre la bête immonde...

     

    Christophe Guilluy: La France périphérique, Flammarion 2014

     

     

     

     

  • Littérature et salon de thé

    par Jean-Michel Olivier

    Depuis mercredi, comme tout le monde, je vis dans la sidération. Impossible de penser à autre chose qu'au massacre des artistes géniaux qu'étaient Cabu, Wolinski, Charb, Honoré et Tignous ! Et depuis, à chaque instant, radio, télévision, journaux ravivent la plaie si douloureuse qui ne se refermera pas…

    images-7.jpegPour faire diversion, j'écoutais Vertigo, sur La Première, qui recevais ce jour-là Metin Arditi. Je retrouvai le même Arditi, d'ailleurs, lundi dernier au Journal du Matin, invité de Simon Matthey-Doret (ici). Il y parlait de son dernier roman, Juliette au bain.*

    D'un coup, d'un seul, on quittait l'abominable tuerie parisienne pour entrer dans un salon de thé de Champel, entre deux douairières aux cheveux bleus et un vieil avocat à la retraite. On était entre gens de bonne compagnie. On mangeait son mille-feuilles sans faire de miettes, en sirotant une tasse de thé à la bergamote. On était loin du monde, loin des larmes et du sang. Personne ne disait du mal de personne. On avait oublié Zemmour, Houellebecq, et même Finkielkraut.

    On était à Genève, sur la planète Suisse, et on était bien.

    Jamais la littérature (qui est un attachement vital au monde des hommes et des femmes) ne m'a paru si détachée de tout. Si vaine, si dispensable. Et la morale, bordel ? Elle régnait en maîtresse absolue. Bons sentiments, espoir œcuménique, fraternité béate. Dans ce salon cosy, on était loin de tout : du monde, des guerres de religion, des jeunes paumés des banlieue, de la modernité…

    Si la littérature existe, elle est en prise directe avec le monde — ou elle n'est pas.

    * Metin Arditi, Juliette au bain, Grasset.

  • L'art oublié des femmes

    349057970.29.jpegÉcrire un texte, c’est tisser une toile. D’ailleurs, les mots texte et tissuont la même étymologie. C’est pourquoi, depuis Homère, Pénélope est la mère des écrivains, elle qui remet cent fois l’ouvrage sur le métier et s’amuse à défaire, la nuit, ce qu’elle a tissé pendant le jour, en attendant son Ulysse de mari qui vagabonde et fait des galipettes.

    Écrire, c’est tisser, et tisser, depuis les temps les plus anciens, est l’apanage des femmes. Avant même l’invention du tissu (pour se protéger du froid, puis pour cacher les « parties honteuses »), les femmes avaient le goût, pour elles-mêmes et sans doute aussi pour le plaisir de leur(s) amants(s), de tisser les poils de leur toison pubienne.

    Ce n’est pas moi qui le dis, mais Sigmund Freud, un médecin viennois qui a réussi…

    Les femmes ont inventé le tissage, et par conséquent l’écriture.  On apprend aujourd’hui que ce sont elles, de surcroît, qui auraient peint les bouleversantes fresques des grottes de Lascaux — et non ces hommes du paléolithique, barbus et assoiffés de viande fraîche. Ces fresques qui marquent, par leur fantasmagorie bariolée, la véritable invention de l’art (16'000 ans avant notre ère).

    Quelle découverte !

    Après de longues recherches, l’archéologue Dean Snow, de l'Université de Pennsylvanie, est arrivé à la conclusion que 75% des peintures de bisons, mammouths, chevaux et autres cerfs capturés par des hommes, avaient été réalisées par des femmes. Comment en être sûr ? L’empreinte des mains, la longueur des doigts et leur écartement correspondent précisément à des mains de femmes.

    Est-ce une surprise ? Non, répond le chercheur : 118-lascaux.1210942918.jpg« Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, ce sont les hommes qui tuent. Mais la plupart du temps, ce sont les femmes qui rapportent les proies au camp. Elles sont donc autant concernées par la chasse que les hommes. »

    Ce n’est pas une surprise, donc. Pourtant, comme c’est curieux, personne ne l’avait suggéré auparavant. Croyait-on les femmes incapables de peindre ou d’écrire ? Les avait-on déjà confinées, à l’aube des temps, aux fourneaux et aux tâches ménagères ? Les paléontologues ne seraient-ils pas un peu machistes ?

    Freud dirait que tout cela est normal : étant à l’origine de toute vie, la Créatrice par excellence, la Femme-Mère a inventé les arts dans la même foulée. La musique, par sa voix mélodieuse. L’écriture, par son tissage habile. Et la peinture, grâce à ses petites mains magiques.

    Que nous reste-t-il alors, à nous autres, qui n’avons rien inventé ?

    La guerre ? Le bricolage ? Le fameux muscle Heineken ?

    Les hommes sont condamnés, depuis toujours, aux seconds rôles. Des faire-valoir. Des followers, comme ont dit aujourd’hui…

    Il fallait un chercheur américain au nom de neige, Dean Snow, pour enfoncer le clou et nous rappeler à notre humble condition.

  • Du sang, du sperme et des larmes

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    par Jean-Michel Olivier

    Mercredi prochain sort, à Genève, Une histoire d'amour, un film d'Hélène Fillières, adapté du roman de Régis Jauffret, Sévère, lui-même inspiré de la fameuse « affaire Stern ». En attendant de découvrir le film (déjà incendié par la critique), voici le texte que j'écrivais, en 2008, à l'occasion du procès de Cécile B., meurtrière du banquier genevois Edouard Stern.

    L'affaire Stern n'est pas un fait divers comme les autres. Bien sûr, il mélange à l'envi tous les ingrédients d'un (mauvais) polar: l'amour et le pouvoir, l'argent et les pratiques extrêmes. À cela il faut ajouter un piment typiquement helvétique: la passion du secret. Les amants diaboliques ont beau courir le monde, passer un week-end à New York ou aller se baigner dans les Bermudes, en quête d'un impossible oubli, c'est toujours à Genève qu'ils se retrouvent, et finiront par sceller leur destin.
        Genève: ville du secret, des tractations furtives, des coffres hermétiques, où tout peut se vendre et s'acheter.
        L'argent, on le sait, est le nerf de l'histoire puisqu'il permet de tout s'offrir, le nécessaire comme le superflu, la gloire éphémère comme les plaisirs faciles. images-5.jpegCécile Brossart et Édouard Stern, l'un comme l'autre, sont tombés dans le piège. Elle, de son enfance en miettes entre une mère dépressive et un père libertin, abusée à 10 ans, quittant l'école à l'adolescence, ne vit que dans l'espoir d'une reconnaissance (qui l'aidera à renaître). Et cette reconnaissance, pour cette femme-enfant, cette « romantique libidinale » (Pascal Bruckner), passe nécessairement par l'amour. Comme par l'argent. D'où le besoin - vital - de monnayer ses faveurs. Non seulement pour gagner sa vie, telle une femme vénale, mais aussi et d'abord pour se sauver. Et lui, de son enfance dorée à Paris, entre un père méprisant et une mère célèbre (c'est la première épouse de Jean-Claude Servan-Schreiber), descendant d'une lignée de banquiers fondée au XIXème à Francfort, grandi dans le silence et le secret, la haine de soi, aspire également - comme Cécile, mais de l'autre côté du miroir - à la reconnaissance. Ses moyens financiers, bien sûr, sont incomparables, et même illimités. Il appartient au gotha de la haute finance. C'est un requin, disent ceux qui l'ont connu, un prédateur qui, à force de raids impitoyables et d'opérations audacieuses, va bâtir la 38e fortune de France. Un homme craint et respecté. Un intouchable
        DownloadedFile.jpegOn comprend mieux, maintenant, ce que ces deux-là faisaient ensemble, la femme-enfant et le requin. Ce qu'ils cherchaient à corps perdu. Et pourquoi ils se sont reconnus.
        La vraie connaissance, écrivait Georges Bataille, se fait toujours dans les larmes d'Eros. L'amour est cette épreuve de vérité qui fait tomber les masques, même les mieux ajustés. À ce propos, Bataille parlait de corrida, de mise à mort. C'est dans l'expérience sexuelle, qui nous fait oublier le monde et disparaître à nous-mêmes, qu'Eros rencontre fatalement Thanatos. Dans le sang, le sperme et les larmes.
        Si l'amour est la chance, peut-être unique, de renaître grâce à l'autre, la mort est aussi le prix à payer, parfois, exorbitant, de la reconnaissance.

  • Mais jusqu'où s'arrêteront-ils?

    Par Pierre Béguin

    Tram.PNGOr donc, pendant qu’à Lausanne on se déplace en métro à la satisfaction de tous et qu’à Genève on fête les 150 ans du tram 12 (cherchez l’erreur!), les lecteurs de la Tribune (mardi 12 juin 2012) jugent sévèrement la mobilité au Royaume de Calvin. Ce n’est pas un scoop pour quiconque vit dans cette ville. Et encore, 4 sur 10 c’est une note plutôt clémente. L’un des problèmes – tout le monde l’admet, ce qui est plutôt rare au bout du lac – vient du libre choix du mode de transport inscrit dans la Constitution genevoise en 2002. Vouloir faire cohabiter tous les moyens de transport démocratiquement sur une même artère revient en fin de compte à péjorer toutes les options. Chacun roule ou marche sur l’espace trop exigu de l’autre. A deux pattes, à deux ou à quatre roues, avec ou sans moteur. C’est la chienlit. Il faudra choisir. D’autant plus que, même si les politiques n’ont pas le courage de l’imposer «officiellement», ce choix a été fait depuis plusieurs années: sus à la voiture, tout au tram!

    La question n’est jamais posée. Elle mériterait de l’être pourtant: Était-ce le bon choix? Le tram oscille entre 12 et 15 kilomètres heure de moyenne. Et même si on lui donne priorité sur les autres moyens de transport (ce qui relève du bon sens), sa vitesse moyenne restera insatisfaisante. Ainsi, pour un trajet très fréquenté, il me faut, porte à porte, 30 minutes en tram de mon domicile à mon lieu de travail (3 minutes d’attente comprise, sans transbordement et avec priorité au feu) alors qu’il m’en faut 32 à pieds en profitant de la ligne droite (3 kilomètres au lieu de 5).

    Ce constat me rappelle une remarque du feu pilote automobile tessinois Clay Regazzoni s’exprimant sur la F1 moderne: «Ils dépensent des milliards pour se dépasser dans les stands... » A Genève, on dépense donc des milliards pour aller aussi vite que les piétons... pour autant que rien ne vienne perturber le trafic (trois flocons peuvent suffire à redonner à la marche le monopole de l’efficacité, on en fait l’expérience chaque année en plein hiver). Et lorsqu’on voit passer un de ces vieux trams verts avec lequel quelques nostalgiques occupent leur temps libre, on constate avec amusement que les nouveaux trams rutilants de publicités ne vont guère plus vite. Au fond, le tram est aussi vieux que les premiers projets du tracé CEVA. C’est pourtant avec cette paire de vieilles godasses Air Cramer qu’on veut propulser Genève dans la mobilité du XXI siècle. Et de s’étonner ensuite qu’on n’avance pas...

    Dire que certains illuminés attendent encore le CEVA comme le messie! La mobilité à Genève? Mais jusqu’où s’arrêteront-ils?

  • devenir-animal

     

    par antonin moeri

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    Le narrateur du «Journal d’un fou» voit la fille de son directeur descendre d’une calèche pour entrer dans un magasin. Mais la petite chienne de cette femme ne franchit pas le seuil du magasin et le narrateur se demande s’il délire en voyant de ses yeux Medji (la petite chienne) prononcer ces mots à l’adresse d’un autre chien «J’ai été ouah ouah j’ai été ouah ouah très malade». Finalement, le narrateur n’est pas si étonné puisqu’il a entendu dire qu’en Angleterre un poisson était sorti de l’eau pour prononcer deux mots et qu’il a lu dans les journaux que deux vaches étaient entrées dans une boutique pour y acheter une livre de thé. Le narrateur sera étonné quand il entendra Medji dire à l’autre chien qu’elle lui a écrit une lettre. Et quand le narrateur lira les lettres que Medji a envoyées à Fidèle, sa stupéfaction n’aura plus de limites.

    Ces longues lettres font entrer le lecteur dans une zone d’étrangeté: le foyer de perceptions du chien. Gogol ne cherche pas, ici, à répondre à la question «Comment l’animal voit-il le monde?», il ne cherche pas à décrire minutieusement l’univers du chien, ce monde à lui, lié à son système perceptif. Et pourtant, Gogol installe le lecteur dans un état d’alerte qui est un autre mode de présence au monde. Gogol use de ce subterfuge avec humour puisque son héros découvrira, à travers les lettres de Medji, la vie intime de la fille du directeur dont il est amoureux. Ce devenir-chien a également une autre fonction, celle d’accélérer le naufrage d’Auxence Ivanovitch.

    J’ai alors songé aux souris qui évaluent les performances de «Joséphine la cantatrice», aux chiens qui assistent à la levée de corps du vieil alcoolique dans «Même les chiens», au cafard de «La métamorphose» qui ne parvient plus à se retourner sur le ventre et qui se demande comment réagira son patron quand il apprendra l’absence au bureau de Grégoire, au «Colloque des chiens» de Cervantès qui a marqué le jeune Freud, à l’inégalable devenir truie de la psychanalyste Marie Darrieussecq.

    Songeant à ces divers devenir-animaux, je me disais que le devenir-animal offrait la possibilité d’écrire un texte de pure imagination. J’ai alors commandé «Milieu animal et milieu humain» du baron von Uexküll qui ne cesse de s’émerveiller devant la diversité des mondes où évoluent les êtres et dont Gilles Deleuze a reconnu l’originalité.

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    Jakob von Uexküll: Milieu animal et milieu humain, Rivages, 2010

     

  • Féminisme et littérature V

    Par Pierre Béguin

    Les «études genres» se sont développées à l’Université de Genève dans les années 2000. Très actif, et pour assoir logiquement sa légitimité, le groupe s’est investi notamment dans les séminaires de formation continue. La première année, la participation masculine était significative et dépassait largement la simple curiosité. Elle a rapidement décliné. Au point que, la troisième année, nous n’étions plus que trois «mâles» à fréquenter le séminaire à son ouverture, un seul (moi en l’occurrence) à sa conclusion. La qualité du séminaire n’était pas en cause. Il y avait autre chose. Une incongruité qui n’a soulevé, lors de la discussion finale, ni remarques ni étonnement chez ces dames participantes, plutôt satisfaites de se retrouver enfin «entre elles». L’année suivante, les «études genres» avaient disparu du programme, laissant place à «l’extrême contemporain».

    polony.JPG«Cette éviction de l’homme, autant que celle du père, est bien la pire défaite du féminisme. Car être débarrassé des hommes n’est certainement pas le meilleur facteur d’équilibre pour les femmes» (et inversement, pourrions-nous ajouter). Telle est la thèse principale de l’excellent essai de Natacha Polony, L’Homme est l’avenir de la femme, un brillant «droit d’inventaire» des travers et excès du féminisme, servi par un style et un sens de la formule remarquables, et qui a largement influencé ma démarche dans cette série de notes (une démarche que j’aurais entreprise dès la lecture de ce livre si la rédaction d’un roman m’en avait laissé le temps; c’est chose faite et justice rendue). Des positions «post féministes» à lire sans tarder pour celles ou ceux qui m’ont suivi cette semaine. On y découvre son auteur (sans «e», elle y tient) débarrassé de ce côté «maîtresse d’école» qu’elle montre parfois dans son rôle de sniper (snipeuse?) chez Laurent Ruquier, et qui pourrait en irriter plus d’un (moi, je l’adore même en maîtresse d’école).

    Cette entreprise d’éviction de l’homme que peut prendre la tendance radicale du féminisme, Natacha Polony en passe en revue les différentes manifestations. Ses dérives vers une remise en cause des catégories même de sexe et de genre (le concept queer dont nous avons parlé dans les notes précédents), le reformatage juridique, la suppression du patronyme, etc. Sans oublier le futur proche, les recherches scientifiques pour la création d’un utérus artificiel – l’ectogenèse (la gestation en dehors du corps de la femme) – fantasme absolu pour certaines, qui débarrasserait les femmes des contraintes de l’enfantement, source même de leur asservissement (la mode de l’adoption en série, pour certaines actrices, pourrait déjà s’inscrire dans cette logique). Stade ultime de la grande marche vers l’égalité (ou l’égalitarisme), l’utérus artificiel va libérer la femme du XXIe siècle plus sûrement que l’électroménager a libéré celle du XXe siècle. Sans compter que l’ectogenèse s’accompagnera inévitablement du clonage reproductif. «A ce stade la différence des sexes semblera un problème bien dérisoire» ajoute l’auteur. Non plus inégalité, non plus égalité, mais indifférenciation: «En faisant des hommes et des femmes des semblables, on occulte la question de l’égalité, qui se fonde justement sur la différence. C’est parce que les êtres sont différents qu’il est nécessaire de rappeler qu’ils naissent libres et égaux en droit. Eradiquer la différence hommes-femmes est une façon de ne pas régler le problème. Et prouve à quel point nous sommes incapables de penser l’égalité dans la différence et la préservation des spécificités de chacun». La vraie question est de savoir ce que l’être humain gagne ou perd à se détacher de sa part naturelle.

    Indifférenciation ou indifférence? La tendance sexless, pour laquelle la sexualité n’est que perte d’énergie, de temps et d’argent, incarne cette seconde option qui dérive logiquement de la première. L’indifférenciation des sexes, mais aussi le bien-être matériel, voire la pornographie galopante accessible d’un clic sur le net, a atomisé séduction et plaisir. La science aidant, tout est prêt pour que l’homme et la femme existent indépendamment l’un de l’autre, en totale autarcie. La différence des sexes n’aura bientôt plus aucune raison d’être. Et le problème qu’elle pose sera définitivement réglé. Reste à connaître les effets qui émaneront de cet état de fait.

    Le scénario est d’autant plus plausible que, selon Natacha Polony, la difficulté à se remettre en question est une sorte d’invariant dans le regard que les féministes portent sur elles-mêmes et qui finit par contaminer une bonne partie de la gente féminine: «Il leur est semble-t-il quasiment impossible d’admettre que les échecs du féminisme soient dus à autre chose qu’aux résistances de la société, donc à des horribles phallocrates (…) De même, si les femmes sont freinées dans leur carrière et n’atteignent pas des postes à responsabilités, c’est parce que les méchants misogynes les en empêchent. Pas du tout parce que, pour un certain nombre, elles choisissent de privilégier un rapport plus distant avec leur travail…» 

    Le pire, c’est qu’une partie du féminisme a été récupérée par l’impérialisme mercantile, comme l’ont été avant le flower power, les punks ou Che Guevara. Et Natasha Polony de montrer avec beaucoup d’humour comment l’émancipation se termine dans un choix infini de pommades antirides et de crèmes amincissantes pour les moins jeunes, de rêves béats de Star Ac, de mannequinat ou de cinéma pour les plus jeunes. On est tombés bien bas, bien bas, comme le chante Brassens. Bref, «Entre celles qui se battent aujourd’hui pour faire payer aux hommes des millénaires d’oppression, celles qui croient qu’affirmer leur spécificité féminine est le summum de l’émancipation, et celles qui croient que la différence des sexes peut et doit s’effacer comme relevant par essence de la domination de l’homme blanc hétérosexuel, la "cause des femmes" a peu de chance d’être autre chose qu’une parodie».

    Alors quelle autre perspective? Je laisse la conclusion à notre auteur: «En détruisant tous les acquis d’une véritable libération des femmes pour ne leur laisser que les hochets qui s’étalent sur le papier glacé des magazines, les sociétés occidentales ont renoncé à l’idéal des Lumières, dont un authentique mouvement féministe n’était que la continuation logique». Voilà qui est clair: le féminisme est un humanisme ou n’est rien. Il n’est pas à lui-même sa propre finalité. Il ne détruit pas, il n’éradique pas, il dialogue, il intègre les différences «fondées sur une haute idée de l’être humain comme individu responsable et autonome, sur le respect de l’humanité en l’autre et en soi-même, la pudeur et la dignité que les Grecs regroupaient en une vertu, l’aidôs, et la capacité à dépasser le cadre de sa propre vie pour s’inscrire dans une généalogie et une civilisation».

    Beau programme. En attendant sa réalisation, on peut toujours s’en délecter à la lecture de L’Homme est l’avenir de la femme.

    Natacha Polony, L’Homme est l’avenir de la femme, JC Lattès, 2008

    A lire aussi absolument:

    Corinne Chaponnière, Le Mystère féminin, Olivier Orban, 1989

    Un essai qui traque les différentes représentations du corps féminin, modelé par les fantasmes de l’homme, au niveau littéraire, artistique, scientifique et théologique.

  • Féminisme et littérature IV

    Par Pierre Béguin

    beauvoir.jpgLes mérites de l’auteur du Deuxième Sexe ne sont plus à souligner. Pourtant, les féministes de la deuxième génération n’ont pas ménagé leurs critiques envers la compagne de Sartre, accusée d’avoir voulu éradiquer la spécificité de la femme en l’affranchissant de son destin biologique et de sa fonction génitrice, considérée alors comme le point névralgique de sa soumission. Au fond, en voulant la conformer au modèle masculin, cette brave Simone serait passée à côté de ce qui constitue l’identité féminine et l’essence même du combat féministe.

    De fait, pas davantage que leurs consœurs naturalistes, les culturalistes n’ont été avares de paradoxes et d’anathèmes. A titre d’exemple, puisque nous célébrons le tricentenaire de la naissance de Rousseau, rappelons que Jean-Jacques fut excommunié des théories éducatives par une bonne partie du féminisme du XXe siècle, et considéré comme un affreux philosophe misogyne, parce qu’il développait l’idée d’une éducation différenciée pour la fille et le garçon. Cette différenciation, à y regarder de plus près, n’est peut-être pas si misogyne que cela (elle est même revendiquée maintenant par certaines féministes sous le prétexte que les garçons freinent l’apprentissage des filles). Mais c’est le principe même d’une différenciation qui était considéré alors comme inacceptable. Il serait d’ailleurs édifiant d’étudier l’histoire du féminisme à la lumière des anathèmes qu’il a lancés. La recherche viendra probablement quand sera admis le droit d’inventaire…

    L’exemple est révélateur. Dans ces années où se développent la mode et la coiffure «unisexe», admettre une différence entre les sexes est immédiatement perçu comme un abominable acte de domination. La femme est un homme comme un autre, au fond. Avant que la toute puissance consumériste ne trouve plus rentable d’inverser les termes de l’assertion. Le métrosexuel, homme débarrassé des oripeaux du machisme et converti aux «valeurs» féminines prônées par la doxa mercantile, avec son cortège de crèmes antirides, de thalassothérapies et de frénésie en périodes de solde, est enfin devenu une femme comme une autre.

    La dérive, comme toujours, est intervenue au moment où le légitime combat féministe a tourné en idéologie. La «libération sexuelle», qui n’était au fond qu’une possibilité enfin offerte à la femme de cloisonner sexualité et reproduction, est devenue un mouvement de concurrence, de performance, d’identification, de défi. Et l’acte sexuel lui-même un acte symbolique d’émancipation qui, paradoxalement, a surtout profité au «mâle», conforté dans sa position de dominant et dans sa capacité de jouissance.

    Curieuse époque où il fallait absolument passer par le phallus pour s’émanciper du pouvoir phallocratique, où le premier libidineux venu n’avait même plus à se baisser pour cueillir des fruits défendus qui lui tombaient tout crus dans la bouche, où le phallocrate le plus endurci adhérait spontanément à la cause féministe: «Libérez-vous mes demoiselles, nous sommes derrière vous!», où, pour les étudiants dont je faisais partie, «à poil orgasme!» était le cri de ralliement du dancing universitaire. On était soudain bien loin du droit de vote, de l’autonomie juridique, de l’autorité parentale partagée ou même de la maîtrise de son propre corps. On ne réfléchissait plus, on bandait sur des airs de libération. Le discours du plaisir avait envahi toutes choses jusqu’à la tyrannie. On devait jouir en lisant, en écrivant, en déféquant. La jouissance était devenue le mot d’ordre absolu et la finalité ultime des activités humaines. «Textes de jouissanceTextes de plaisir…» écrivait Roland Barthes dans une hiérarchisation significative, aussitôt reprise en chœur par tous les étudiants avertis. Toute forme d’indignation morale était considérée comme l’émanation d’une époque inférieure. On mesurait le progrès des mœurs aux panneaux des cinémas où l’on pouvait dorénavant lire en grosses lettres étincelantes: «Les suceuses» ou «Les branleuses»…

    Le côté caricatural de cette période, dans les revendications et les comportements, tenaient principalement au postulat d’une absolue symétrie des désirs hommes-femmes, extension logique des postulats existentialo-féministes de Simone de Beauvoir. Et les petites Lou Andréas-Salomé des amphithéâtres, à vouloir imiter les prétendues transgressions, provocations ou exubérances de la compagne de Nietzsche et de Rilke, promue modèle d’émancipation par les vertus du cinéma sous les formes délicieuses de l’actrice Dominique Sanda, ont probablement rarement ressenti le frisson espéré en éprouvant les limites de leurs libertés nouvelles. C’est justement pendant ces années folles que l’iconoclaste Brassens chantait Quatre-vingt quinze fois sur cent

    Car la symétrie des désirs est un déni de réalité, un de plus, hier soutenu par les sexologues, aujourd’hui nié par les mêmes sexologues. C’est bien d’asymétrie des désirs dont il faut parler. Même si les quelques résurgences de ce passé, telles la «célibattante» ou la «femme couguar» encensées comme icône féministe par quelques magazine qui en font leur beurre, entretiennent le paradoxe sans jamais l’aborder: peut-on échapper au pouvoir du phallus par le phallus? peut-on s’émanciper d’un modèle tout en voulant le concurrencer, voire l’imiter?

    C’est aussi pour sortir de cette contradiction que l’individu fut bientôt sommé, jusqu’à criminaliser toute pensée de la différenciation, de flotter entre deux eaux, d’être «bi» ou «transgenre», «métrosexuel» ou «queer», bref tout ce qui tend à l’avènement de l’ordre nouveau représenté par l’androgynie narcissique.

    Le paradoxe est surmonté certes, mais au prix de tous les dénis de réalité.

    A suivre

    Simone de Beauvoir, Le deuxième Sexe, Folio essais

     

     

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  • Féminisme et littérature III

    Par Pierre Béguin

    Les années 80 marquent la véritable entrée en politique de la femme. Mais attention! Comme s’il fallait justifier ontologiquement ce qui n’est finalement qu’une justice républicaine, elle fait de la politique «autrement», c’est-à-dire «mieux» que les hommes. Ses motivations pour la chose publique sont bien plus nobles, plus désintéressées que le vil carriérisme mâle, tant il est convenu – n’est-ce pas? – que la femme n’aime pas le pouvoir. Son lien ombilical avec la génération de demain est gage de compassion et bienveillance. Son atavisme domestique, curieusement (re)mis en évidence, l’a préparée de longue date au sens pratique, par opposition aux mâles qui n’en ont aucun, c’est bien connu (car la femme travaille 70 heures par semaine, toutes les statistiques l’affirment. Diable! 70 heures! De quoi vous culpabiliser les derniers bastions phallocrates et propulser ces dames au rang de sauveurs de la République). Dire qu’elles sont plus créatives, plus intuitives, plus sensibles relève de l’évidence. Plus souples, plus «psychologues», plus adaptables aussi. D’ailleurs, la vulgate psy ne cesse d’en abreuver ses lectrices consentantes dans tous les magazines féminins. Toute différence est acceptée et valorisée pour autant qu’elle penche du côté de la femme. Sinon, sus au macho!

    Un déferlement d’amour maternel envahit les instances de l’Etat avec d’autant plus d’intensité niaise que nos sociétés vont mal. L’homme a échoué. Puisqu’on n’a rien trouvé de mieux pour sauver le monde, essayons la femme! Et voilà nos politiciennes aux ovaires salvatrices soudainement investies de travaux dignes d’Hercule: supprimer les guerres, instaurer la concorde entre les peuples ou, plus difficile encore, gérer les problèmes de la police genevoise. Et gare à elles en cas d’échec!

    La campagne présidentielle de Ségolène Royale fut le point d’orgue de cette guimauve matricielle. En tenue blanche immaculée au milieu des sombres dinosaures de son parti, la «mère de famille» apparaît toute suintante de bons sentiments en «madone auréolée de son abnégation quasi sacrificielle». Le paradis existe, il est féminin, Ségolène est sa prêtresse et l’enfant son messie (encore heureux qu’elle ne nous ait pas fait le coup une seconde fois!) L’enfantement comme expression nombriliste! A quand une «Pregnant pride»? De la très loufoque «grossesse militante» de Sandrine Salerno aux actrices qui se font photographier, l’air béatement épanoui, le ventre rond fièrement découvert ou leur progéniture dans les bras, sous le titre «La maternité a changé ma vie», la pauvre Simone (de Beauvoir) aurait de quoi se lamenter dans sa tombe. Et pourtant, la nouvelle vague féministe, plus efficacement que la philosophe, a remplacé la puissance paternelle par la puissance maternelle. A l’image du couple «Brangelina», où le pauvre type a toujours l’air de suivre en se demandant ce qu’il fait là.

    Bon! On y a gagné la disparition du père Fouettard et une belle revanche sur des milliers d’années d’oppression. C’est déjà ça. Et maintenant? Tiens! Et si on effaçait toute trace de la lignée paternelle? Suffit de supprimer la transmission automatique du patronyme, le principal lien symbolique que le père noue avec son enfant, faute d’une vérité biologique certaine. Le paradoxe est que celles qui demandent au père de s’associer à la grossesse en les envoyant suivre des cours pour respirer comme des phoques et «pousser» comme des malades, de manier les couches-culottes et de se transformer en père kangourou, sont aussi, en partie du moins, celles qui œuvrent à la disparition programmée de l’instance paternelle.

    Badinter1.jpgCombien de femmes (et d’hommes) ont assis leur notoriété sur le cadavre de l’émancipation qu’elles (ils) ont dépouillé de tout sens pour nourrir leur carrière? C’est cet état des lieux qu’établit Elisabeth Badinter dans un brillant petit essai intitulé Fausse route. Un titre évocateur pour une condamnation du nouvel ordre moral féminin constitué en ligue de vertu à coup d’oukases, d’anathèmes et de diabolisations. Car mettre sur le même plan les affres de la bourgeoise occidentale peinant à concilier vie privée et vie professionnelle, ou les dérives de publicités sexistes – cf. ma note sur Blogres: Sandrine Salerno et les ligues de vertu, ou les récents, et non moins grotesques, coups de gueule de quelque députée opportuniste – avec des femmes frappées, martyrisées et violées non loin de chez nous pour quelque crime d’honneur relève de l’indécence et souligne les renonciations aux véritables objets du combat féministe.

    Puisse-t-on lire dans cet essai l’augure, comme dans le mouvement Ni Putes ni soumises, d’un féminisme enfin débarrasser de ses obsessions différentialistes, refusant la posture victimaire et identitaire? L’auteur (avec «e» ou sans «e») de L’un est l’autre veut y croire. Et nous avec elle…

    (A suivre)

    Elisabeth Badinter, Fausse route, Odile Jacob 2003