La correspondance Georges Poulet - Jean-Pierre Richard
Par Frédéric Wandelère
De Montesquieu à Balzac les romans par lettres ne manquent pas : Les Liaisons dangereuses en sont un redoutable exemple. Ce qui en fait le fond et le cadre change avec l’époque, la société et le milieu concernés. Jusqu’à présent, la violence symbolique qui caractérise le milieu universitaire, n’a pas encore fait l’objet de ce genre de roman. Toutefois, imaginant le personnage de Brichot, Marcel Proust approchait ce monde avec l’humour insinuant qui le caractérisait. De son côté Philip Roth, dans La Tache (parue en 2000), nous avait introduit dans l’univers sanglant des universités américaines au commencement des ravages de l’idéologie woke et de la cancel culture, la culture de l’annulation, ravages qui touchent désormais la France et l’Europe. Reste qu’aucun romancier, à ma connaissance, aucun historien de la littérature et de la critique universitaire, ne nous a encore plongés dans la réalité des luttes d’influence, des affrontements idéologiques, méthodologiques et intellectuels dont les universités européennes et américaines ont été le théâtre dans la seconde moitié du XXe siècle, avant même le vandalisme woke. C’est dans ce monde que nous pénétrons avec la publication de la correspondance personnelle de deux critiques parmi les plus éminents de l’époque, Georges Poulet et Jean-Pierre Richard, proches intellectuellement et amicalement de Marcel Raymond, de Jean Rousset et de Jean Starobinski – que l’on réunit à bon droit sous la bannière de l’École de Genève.
Outre l’intérêt qu’offrent ces échanges indispensables à la connaissance de ce qui est au fondement de la critique littéraire, le lecteur entrera véritablement dans un roman aux multiples personnages, critiques, poètes et professeurs, tous bien connus par leurs œuvres publiées, mais inconnus ou peu connus comme personnes – influentes et agissantes ! Et voici leurs deux faces réunies, croquées par deux auteurs mordants, inventifs et inspirés. Tous les personnages circulant dans ce roman de la critique, aujourd’hui, sont morts mais ils restent étrangement vivants par les portraits qu’en font tant Jean-Pierre Richard que Georges Poulet. On croisera de vieux pontifes, esquissés d’un crayon sûr : Georges Blin « féroce les jours de soutenance », Pierre-Henri Simon « un peu borné, mais bien intentionné », Albert Béguin, « espèce de sacristain onctueux », « Eugène Vinaver, si instable, si peu équilibré », Jean Grenier « gentil mou, sans grande ressource intérieure », Raymond Lebègue propageant « à l’entour de lui un incroyable climat de bassesse », Hugo Friedrich « archi sympathique. Pathétique aussi, sorte de Siegfried amputé, se trainant ignoblement sur ses pattes ». On verra passer en silhouettes quelques illustres gloires, Leo Spitzer, Arthur Lovejoy (que Jean Starobinski citait si fréquemment en cours et dans ses séminaires), Gaston Bachelard qui paraît à Georges Poulet « le plus grand bonhomme de notre temps ». Il est plaisant de voir apparaître dans leur costume de jeunes prometteurs, en 1954, Roland Barthes, « garçon délicieux » ; et vers 1963 Gérard Genette, dont Jean-Pierre Richard distingue « l’intelligence et l’envergure » en même temps que « son horreur du ‘vécu’, sa passion des structures immobiles, et pour tout dire, le caractère encore assez néophyte et fanatique de son structuralisme ». C’était bien vu ! – Figures I, ne paraîtra qu’en 1966.
Il arrive fréquemment que par touches successives le croquis se développe efficacement en portrait, que les personnages entrent en mouvement, agissent, les uns positivement ( Marcel Raymond, Jean Starobinski ), certains de façon plus ambigüe (Gaëtan Picon, Marie-Jeanne Durry, Jean Pommier ) et d’autres en toute malfaisance.
La pièce centrale, le morceau d’anthologie c’est la préparation et la marche vers la thèse consacrée à Mallarmé de Jean-Pierre Richard, puis le récit de la soutenance en Sorbonne en mai 1962. En 1954 Richard avait déjà publié Littérature et sensation, suivi, en 1955, de Poésie et profondeur, qu’on peut considérer aujourd’hui comme deux classiques de la critique littéraire ; mais ce n’étaient pas des thèses ! et donc l’enseignement universitaire lui était encore fermé. L’idée, voire la nécessité d’une thèse sur Mallarmé germe en 1955. En 1958 elle est quasiment rédigée. Il faudra encore quatre années de manœuvres, d’intrigues et de péripéties dignes de Balzac pour atteindre à la soutenance, dont Richard fait une description hilarante en mai 1962 (pages 198 à 202). Selon Poulet « faire acte de présence à une soutenance c’est » assister en une même séance « à un dîner de première communion » et à une opération « des amygdales », j’ajouterais : sans anesthésie ! (Le pavé de 650 pages, L’Univers imaginaire de Mallarmé, paraitra, comme c’était alors la coutume, en 1961, avant la soutenance.)
Dans tout roman de quelque ampleur deux univers au moins sont en contact. Après ou parallèlement à l’aquarium universitaire où nos deux auteurs nous plongent en compagnie des gros et petits poissons de la critique professorale, parmi les courants, les chaud-froid et les remous qui mènent à la soutenance, nous passons dans l’univers également contrasté des poètes, dont Jean-Pierre Richard est, comme on le sait, l’un des plus illustres et plus fins commentateurs. Les portraits et croquis, de Mallarmé à Bonnefoy, synthétisent habilement les œuvres et le caractère de certains poètes. Ici également Richard décoche quelques plaisantes flèches, toutes acérées en pointe du mot « sorte » : « Du Bouchet, sorte de Reverdy aveuglé, asphyxié et éclaté » ; « Jacques Dupin « sorte de cousin spirituel de Du Bouchet », Ponge « sorte de tissus éponge post mallarméen et paulhanisé ». Georges Poulet n’est pas en reste : Guillevic lui a « toujours fait songer à ce fromage trop sec qui vous reste dans la gorge ». Tout n’est pas que flèche, d’ailleurs ; par exemple Richard, voit en Bonnefoy ( « bête noire » de Char ) une « personnalité séduisante, d’un attrait quasi-magique et très poétique » ; il juge qu’il « sort tout armé de Jouve mais transpose dans le sensible la poursuite que celui-ci menait dans le théologique ou le charnel ». J’approuve !
Si la soutenance était le grand moment universitaire de cette correspondance, l’affaire Char, lui fait un pendant anecdotique du côté de la poésie. Après la publication de Poésie et profondeur, en 1955, Richard, assez moqueur, note la réaction d’un Char « laconique, prophétique et sacramentel ». Un peu plus tard, suite à la publication d’un article sur le poète de l’Isle-sur-la-Sorgue, Richard constate qu’il est « très difficile, susceptible, soucieux au maximum de lui-même et de sa gloire », propos qu’il amplifie plus tard : il est « fou, simplement, littéralement fou : un sens maladif de lui-même, de son œuvre, un besoin d’adoration, une méfiance même de toute interprétation critique qui ne soit pas de l’ordre de l’extase… ».
La confirmation de la justesse de ces observations arrive en avril 1963. L’affaire commence page 214 et s’apaise page 234. Georges Poulet à qui l’on avait demandé une étude sur Char l’envoie à la revue commanditaire, laquelle la fait lire au poète qui entre en fureur pour un mot qui lui déplait. On alerte la république, on exige des corrections, les courtisans ( Dupin, Pingaud, Balard, Lescure ) s’entremettent, proposent, menacent ; les directeurs de revues tremblent devant le « physique d’armoire à glace [du poète, son] grand corps épaissi et une tête en forme de marteau pilon [qui lui donnent] une présence, ou une façade assez extraordinaire ». L’intimidation sera couronnée de succès. On cèdera à la « paranoïa » et au « pathétique insupportable » du poète puisque le mot « étriqué » qui avait suscité sa fureur sera remplacé par le mot « crispé appartenant au langage du maître ». Ce qui ne manquera pas de faire sourire les lecteurs d’À une sérénité crispée !
L’affaire avait déjà fait l’objet d’une étude très documentée par Marta Sábado Novau dans l’ouvrage qu’elle a consacré à l’École de Genève ( Hermann, 2021 ) et d’un article de Stéphanie Cudré-Mauroux, « Le Corpus et les acteurs de l’affaire Char » paru chez Wallstein en 2022. Mais ici, nous lisons les documents de première main, dans leur jus d’époque, vivants, tout frémissants d’émotion et d’indignation !
Toute anecdotique qu’elle soit, l’affaire troublera beaucoup Georges Poulet dont la critique d’adhésion et d’identification, si profondément sympathique aux œuvres, se trouvera en l’occurrence mise à mal. Occasion aussi d’une remise en question, d’une auto-interrogation scrupuleuse et douloureuse : à quoi l’on reconnaît un trait profond de l’École de Genève, et sans doute aussi de l’éthique qu’elle a faite sienne !
Notons pour terminer que l’édition de cette correspondance est un modèle de respect du texte, d’annotation sobre et non pédante.
Georges Poulet et Jean Pierre Richard. Correspondance 1949-1984. Editée par Stéphanie Cudré-Mauroux et Marta Sábado Novau. Slatkine Erudition, 428 pages. 2022.
Les éditions de La Baconnière font paraître en même temps, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Jean-Pierre Richard, Sur la critique et autres essais, recueillis par Jonathan Wenger.
J’aurais pu ou dû mentionner Les Modernes de Jean-Paul Aron, paru en 1984 ; Le Démon de la théorie, et Les Antimodernes d’Antoine Compagnon, parus en 1998 et en 2005.