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poésie

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 26)

    Épisode 26 : les Carnets fêtent leurs 6 mois !

    Georgia O'KeeffePour marquer cet événement, je l’accompagne d’un poème visionnaire. J’ai parfois l’impression étrange de voyager dans le temps, de voir défiler dans l’épaisseur des âges, des visages lointains et inconnus qu’il me semble, à force de les pister, reconnaître. C’est ici, Léo, un homme actuel (ordinaire) éclairé fugitivement par quelque éclat : un bateau lunatique, un visage peint, une cène frugale. Connaissez-vous cette excitation de suivre des apparitions sur une toile vivante, d’y lire les histoires à la fois courantes et communes, où l’on peut s’inscrire, prendre part ou se perdre ? Les êtres et les lieux se superposant à l’extrême, vibrant à l’unisson dans une transe cosmique.

     

    Vision I

    Léo à l’aube

    S’ébranle, la bouche humectée de gin

    Le halo d’une Marlboro opaque

    Le pouce vif musclé

    Une sifflée une taffe une pincée

    Léo sur le pont

    Seul au monde

    L’œil dans l’onde

    — Un va, un vient, un sort !

     

    Elle voit elle figure elle minaude

    Léo, mon Vinci, mon Caprice

    Léo tu pénètres le temps ?

    — Diable ce Léo !

     
    Georgia O'KeeffeEntre Toronto et Genève l’océan

    Large frontière entre les uns et les autres

    Disque lunaire tu rayonnes

    Au-delà du visible

    Artiste, venu, trahi

    L’un sur l’autre masqué

    Dans l’épaisseur du monde

    — Me fais-tu signe ?

     

    Georgia O'KEEFFE, Night Wave, 1928.

    Georgia O'KEEFFE, Sun Water Maine, 1922.

  • Les Carnets de CoraH (Épisode 13)

     Épisode 13 : deuxième métamorphose : une gypaète est née !

    bb91d45f137bcfec499053ef02d391a8.jpgLe rêve qui est né dans la nuit du 1er décembre me hante encore. Peut-être n’a-t-il pas tout révélé de son sens ? Il m’est apparu obstiné, brut, visqueux et disgracieux comme un oisillion cassant la coquille ou un agneau au sortir de la panse.

    Puis le mot a surgi « gypaète cendré », mystérieux, fabuleux, curieusement sans connotation. Quel signe alors envoyé de l’inconscient ?

    Puis est apparu le sens : vautour en voie d’extinction, injustement accusé de vol d’enfants et de prédation car il recouvre son poitrail de boue ferrugineuse lui donnant une apparence sanguinaire. C’est bien plus un casseur d’os et nettoyeur des thumb2-350x350_c.pngAlpes, discret et timide, mais aussi nécessaire et utile, c’est pourquoi il est aujourd’hui protégé dans nos montagnes.

    Dans la masse des songes, le mot s’est révélé incandescent. Pourquoi un gypaète et pas un autre totem ? Pourquoi pas le rouge-gorge, la fauvette ou la sittelle, ces oiseaux mieux connus de notre monde périurbain qui visitent sans relâche l’oisellerie de la poète Mousse Boulanger. Le bestiaire est pourtant si large.

     

    Je me croyais citadine, je me suis extraite inconsciemment de ma nature. N’ai-je pas coupé le lien définitivement en m’exilant au Canada ? Ce présage ailé vient donc de très loin.

    thunder-bird-campbell-river-1929.jpgQuand le mot a surgi phosphorescent au bout de ma nuit, j’ai tout de suite aimé sa sonorité, sa racine féminine auxquelles j’ai ajouté le cendré de ses anciennes vies tel un phoenix. Il y a du gynécée dans ce mot. Il y a de la détermination et de l’affirmation.

    — Mais si l’on change le A (ce noir plumage corseté et féroce du corbeau) en O (ce clairon qui traverse les âges sous le regard bleu et voilé des aïeules), on obtient GYPOÈTE (me souffle ma chère Georgette…) ! Des aïeules entourées de silence qui nous font signe par de mystérieux détours (affirme Émilie) !

     

  • Rêver Venise avec Pierre-Alain Tâche

    par Jean-Michel Olivier

    images-6.jpegDe Goldoni à George Sand, de Musset à Rilke, de Casanova à Sollers, Venise est la ville du monde qui a le plus inspiré les écrivains — un passage obligé pour les poètes. Elle inspire, aujourd'hui, un très beau livre à Pierre-Alain Tâche, l'un de nos meilleurs écrivains.

    Constitué de deux parties — l'une écrite en 2009 et l'autre en 2015 —, Venise à main levée* nous entraîne dans le dédale des ruelles de la ville. À la fois promenade, où le poète se laisse guider par le hasard, et rêverie ou divagation. Attentive, l'oreille perçoit la musique des voix, le clapotis de la lagune, une femme qui chantonne dans la rue. Et l'œil est aux aguets, perdu dans la folie du carnaval ou visitant la Biennale d'art contemporain, la prison pour femmes de la Giudecca ou le cimetière San Michele.

    Le regard est curieux, et prompt à se laisser surprendre et à s'émouvoir. « Est-ce un visage que je cherche au tarot des façades ? » Il y a, dans cette errance bienheureuse, une quête du mystère — et de la femme. À Venise, elle porte tous les masques : artiste de rue, marchande de souvenirs, lavandière étendant du linge à sa fenêtre. Et le poète ne cesse de les arracher…

    La poésie de Tâche est faite d'instantanés d'une rare précision (d'une rare justesse), comme saisis au vol, à main levée. Dans une langue à la fois musicale et sensuelle, Tâche esquisse les visages inconnus, les paquebots à quai, les Carpaccio entrevus à la Scuola San Giorgio dei Schiavoni. Il rend justice à la Sérénissime — cette ville qui demeure un miracle.

    Venise à main levée est sans doute l'un des plus beaux livres, et l'un des plus personnels, de ce grand poète vaudois.

    * Pierre-Alain Tâche, Venise à main levée, Le Miel de l'Ours, 2016.

  • Bonne fête, Mousse Boulanger !

    par Jean-Michel Olivier

    Ce jeudi, Mousse Boulanger fête ses nonante ans. Comédienne, journaliste, romancière et surtout poète, Mousse Boulanger aura marqué — avec son mari Pierre, trop tôt disparu — pendant près de cinquante ans, l'histoire de la littérature romande (et francophone). Sa bibliographie est impressionnante, comme le nombre de ses émissions radiophoniques (qu'on peut retrouver sur le site de la RTS). 

    En guise d'hommage, je reprends le billet que j'ai consacré à l'un de ses plus beaux livres, Les Frontalières, paru en 2013 aux éditions l'Âge d'Homme.

    Qu’est-ce qu’un écrivain ? Une voix, un style. Une présence. Mais aussi : un engagement,  une vision singulière du monde. Une mémoire. Sans oublier, bien sûr, la fantaisie et un goût irrépressible pour la liberté.

    images.jpegToutes ces qualités, on les retrouve, brillantes comme un diamant, chez Mousse Boulanger. Faut-il encore présenter cette femme au destin extraordinaire, née à Boncourt en 1926, dans une famille nombreuse, et qui fut, tour à tour, journaliste, productrice à la radio, comédienne, écrivaine et poète ?

    Une voix, disais-je, une présence immédiate. La vibration de l’émotion poétique.

    À l’époque où elle travaillait à la radio romande, Mousse Boulanger a interrogé des dizaines d’écrivains, suisses et français, sur leur relation à la langue, leur credo, leur engagement. À ce travail journalistique s’est ajoutée, depuis toujours, la passion de la poésie. Cette passion qu’elle a vécue et partagée avec son mari, Pierre Boulanger, journaliste et poète, lui aussi, et qu’elle a diffusée, des années durant, dans des récitals poétiques qui faisaient vibrer les villes et les villages.

    Une voix, un regard malicieux, une présence.

    Mousse Boulanger, qui fut l’amie de Gustave Roud et de Vio Martin, s’est beaucoup dévouée pour les autres. Elle a pourtant trouvé le temps d’écrire une trentaine de livres : essais, romans, nouvelles, poèmes. C’est dire si sa voix est riche et porte loin ! Cette œuvre, encore trop méconnue, est l’une des plus vivantes de Suisse romande. Il faut relire l’Écuelle des souvenirs, splendides poèmes de la mémoire, et son dernier polar, Du Sang à l’aube, modèle du genre policier.

    boulangerrien270.jpgCe mois-ci, Mousse Boulanger publie Les Frontalières*, un livre magnifique qui est à la lisière du récit et du poème. La lisière, les limites, la frontière : c’est  la vie de la narratrice, petite fille toujours en vadrouille, qui passe gaillardement de Suisse en France, et vice versa, dans les années qui précèdent la Seconde guerre mondiale. L’herbe est toujours plus verte, bien sûr, de l’autre côté. Elle franchit la frontière à bicyclette, sans se préoccuper des gros nuages noirs qui envahissent le ciel. À travers ses souvenirs d’enfance, Mousse Boulanger ravive la mémoire d’une époque, d’un village, d’une famille. Elle brosse le portrait émouvant d’une mère éprise de liberté qui ne comprend pas toujours ses enfants.

    « Allez, courage, dans dix minutes, on est à la maison ! »

    La seule maison qui compte, pour la fillette de douze ans qui a la bougeotte, c’est l’amour, la liberté, la poésie…

    Il faut lire ce récit haletant, écrit dans une langue vive, rapide, qui sait aller à l’essentiel. Il nous incite à franchir les frontières, plus ou moins imaginaires, qui limitent nos vies. Les interdits stupides. Les conventions. Nous sommes tous des frontaliers, déchirés entre deux pays. La patrie de nos pères et le royaume allègre et tendre de nos mères.

    * Mousse Boulanger, Les Frontalières, L’Âge d’Homme, 2013.

     
  • Pour saluer Michel Butor

    De tous les vaillants mousquetaires du prétendu « Nouveau Roman », immortalisés par la fameuse photo de groupe prise le 1er juillet 1958 devant le siège des éditions de Minuit, il est le dernier survivant. On y reconnaît Alain Robbe-Grillet (le pseudo-penseur du groupe), portant cravate et moustache, Claude Simon (le vrai poète), l'Irlandais Samuel Beckett au profil d'aigle, la romancière Nathalie Sarraute (très « genre »), le genevois Robert Pinget (le plus discret) et tout au fond, un homme au crâne déjà dégarni, qui se trouve là un peu par hasard, car il n'aime ni les groupes ni les théories fumeuses : Michel Butor.

    Né en 1926, Butor a reçu déjà le Prix Renaudot pour La Modification, fantastique roman expérimental écrit à la deuxième personne du pluriel (« Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant. »), qui marquera son époque, et des générations d'étudiants en Lettres. 

    220px-Michel-Butor.jpgIl avait publié, auparavant, Le Passage de Milan et L'Emploi du temps, romans out aussi virtuoses. Deux ans plus tard, il publiera Degrés, son quatrième roman. Et le dernier…

    Par la suite, Butor s'ingéniera à brouiller les pistes, comme si la notoriété acquise par ses premiers livres lui pesait. Il écrira de la poésie, plusieurs volumes d'essais sur la littérature (les fameux Répertoires I-V), des textes qu'on peut qualifier d'expérimentaux, des traductions et un nombre important de livres d'artistes, conçus en étroite relation et collaboration avec des peintres, des graveurs, des sculpteurs…

    Ces textes, Butor les classe méticuleusement par année. Il y en a une centaine chaque fois. Regroupés en 60 cahiers. Faites le compte : ce sont plus de mille poèmes écrits dans les marges de tableaux, de dessins ou de gravures. Butor, qui aime à jouer avec les nombres, s'y donne des contraintes formelles. Pour accompagner cinq gravures de tel peintre, il écrira cinq poèmes de cinq strophes de cinq vers de cinq syllabes, par exemple…

    Aujourd'hui, grâce à Bernard de Fallois, Butor nous donne à lire les poèmes écrits en 2008-2009, à propos d'artistes ou d'amis de longue date. images-4.jpegCela s'appelle Sous l'écorce vive*. Par la variété des rythmes, des sons et des couleurs, Butor y déploie toute la palette de son talent de peintre des mots. Une palette à la fois très « tenue » et très exubérante.

    Une belle préface de Marc Fumaroli ouvre ce recueil qu'il faut déguster à sa juste valeur, et sans restriction.

    À signaler que Michel Butor sera l'invité, jeudi 19 novembre, de La Grande Librairie, la meilleure émission littéraire du moment, animée par François Busnel sur la 5.

    * Michel Butor, Sous l'écorce vive, poésie au jour de jour, 2008-2009, éditions de Fallois, 2014.

  • Les mille vies d'Alain Bagnoud

    par Jean-Michel Olivier

    images.jpegToute vie est imaginaire : les écrivains le savent mieux que quiconque. La vie se vit chaque jour à son rythme, avec ses joies et ses tourments, ses contingences surtout, mais pour la raconter, il faut être un autre. Beaucoup d'écrivains qui se livrent à l'autofiction, comme on dit, ne le savent pas ou font semblant de l'ignorer, c'est pourquoi leurs livres sont si mauvais…

    Alain Bagnoud le sait, lui, qu'on n'écrit jamais que dans la peau d'un autre. Et que c'est l'autre, précisément, qui est parfois une multitude, qui a les meilleurs mots — les plus tranchants, les plus lucides — pour parler de soi.

    C'est ce qu'il fait, en ce printemps presque estival, en publiant, d'un coup, trois livres complémentaires et différents. Trois modulations subtiles d'une même voix. La poésie avec Passer*, au Miel de l'Ours. Le roman, avec Le Lynx*, aux éditions de l'Aire. Et ce que j'appellerai, après Pierre Michon, les « vies minuscules », Comme un bois flotté dans une baie venteuse, aux éditions d'Autre Part, animées par l'excellent Pascal Rebetez.

    La poésie de Bagnoud a son souffle et ses couleurs. Le roman nous rappelle la saga autobiographique de ce jeune homme de Chermignon (VS), flanqué de ses complices (dont l'inénarrable Gâchette), images-1.jpegde ses bonnes amies et de ses animaux tutélaires (ici le Lynx et ailleurs le Dragon). Le roman, qui reprend La Proie du lynx (2003), a été entièrement réécrit. Le rythme est plus alerte, l'intrigue plus resserrée. La nature y joue toujours un rôle central avec ses braconniers et ses bêtes sauvages. Bagnoud y livre une grande part de lui-même. Mais peut-être pas la plus importante…

    C'est dans l'évocation des vies (plus ou moins) minuscules que Bagnoud se livre davantage. C'est là, aussi, où il est le meilleur…

    Dis-moi ce que tu aimes et je te dirai qui tu es ! 

    images-3.jpegDans ce petit livre épatant au titre poétique, Comme un bois flotté dans une baie venteuse*, Bagnoud nous confie ses passions. Ses idoles tutélaires. Comme beaucoup, il a rêvé d'être une pop-star : chanter sur scène, draguer les filles, chanter le blues comme personne d'autre. Et, accessoirement, mener une vie de bâton de chaise : sex, drugs and rock 'n' roll !

    Un musicien incarne ce totem : le guitariste irlandais Rory Gallagher, décédé à 47 ans d'une cyrrhose du foie. Mais il y a d'autres vies rêvées, moins célèbres sans doute, moins destroy, comme la vie des grands-parents de l'auteur (magnifique évocation de la vie paysanne des années 60), de Georges Brassens aussi (à l'époque, comme on était Beatles OU Rolling Stones, il fallait choisir entre Brassens et Brel, et Bagnoud avait choisi le poète sétois), de la chanteuse Fréhel, surnommée « fleur de trottoir », qui connut la gloire, puis la déchéance, car « le chemin qui grimpe vers la gloire et celui qui dégringole courent chacun vers son but ». Il y a aussi l'évocation lumineuse d'un poète halluciné, Vital Bender (1961-2202), trop peu connu, car publié à compte d'auteur, qui marque tous ceux qui le rencontrent, dans le Valais des années 70 et 80. Destin tragique, talent ignoré, qui finit en suicide…

    Des vies imaginaires se mêlent à ces vies réelles, puisqu'on croise, dans le livre de Bagnoud, Fernando Pessoa, le mystérieux poète de Lisbonne, l'homme au cent pseudonymes, et l'exquise Laure-Antoinette Malivert, poétesse injustement oubliée par les anthologies de littérature française ! À sa manière, la vie de Catherine Tapparel ressemble à un roman : Unknown.jpegdomestique du seigneur et maître Edmont Bille, illustre peintre valaisan, qu'elle finit par épouser, elle lui donne quatre enfants, dont Corinna Bille, notre plus grande écrivaine ! Bagnoud, qui est de la région, nous emmène sur les traces de l'immense Corinna, elle aussi trop dédaignée, sinon ignorée, entre le Paradou (ici, à gauche) de Sierre et le village de Vercorin, d'où Corinna (qui s'appelait Stéphanie) tire son nom de plume…

    Par ses portraits tout en finesse, en sensibilité, Bagnoud nous aide à rendre justice à ces vies minuscules, silencieuses, dédaignées, qui sont restées dans l'ombre.

    C'est en se penchant sur la vie des autres, connus ou illustres inconnus, que l'écrivain fait son portrait. Non, pas d'autobiographie ici ! Mais ce qu'on pourrait appeler une hétérobiographie. Se raconter à travers les autres. Faire son portrait en décrivant, dans le miroir, non pas sa propre image, mais le visage que nous tendent les autres : tous ces visages aimés ou disparus qui constituent, en fin de compte, notre visage.

    Trois livres à lire, donc, pour mieux connaître Alain Bagnoud et apprendre beaucoup sur soi.

    * Alain Bagnoud, Passer, Le Miel de l'Ours, 2014.

    Le Lynx, roman, éditions de l'Aire, 2014.

    Comme un bois flotté dans une baie venteuse, éditions d'Autre part, 2014.

  • Mon ami Germain

    DownloadedFile.jpegIl y a longtemps, dans l’autre siècle, mais c’était hier, je musardais dans une librairie de Genève. J’étais jeune étudiant. J’avais des maîtres prestigieux : Jean Starobinski, Michel Butor, Georges Steiner. À l’Université, il n’y avait de bonne littérature que française. Ramuz mis à part, l’on ne connaissait pas un seul nom d’écrivain romand. « La honte ! » dirait ma fille.

     C’était à la librairie du Rond-Point, sur Plainpalais. Je flânais parmi les nouveautés françaises, les seules dignes d’intérêt pour un étudiant genevois. C’était l’époque du Nouveau Roman. Tout le monde lisait donc Alain Robbe-Grillet ou Nathalie Sarraute, les Marc Lévy de ces temps-là. On n’avait pas le choix. On est toujours l’esclave de son époque.

    Un inconnu m’a abordé. Il portait une veste à carreau. Il avait les cheveux en bataille, un accent rocailleux et chantant. Il m’a demandé si je connaissais Georges Haldas ? Hein ? Et Maurice Chappaz ? Pardon ? Et la sublime Corinna Bille ? Pour moi, de parfaits inconnus. Il s’est brusquement animé, m’a emmené dans un recoin secret de la librairie, a sorti des rayons plusieurs livres qu’il a étalés sur la table.

     « Il faut les lire tout de suite ! m’a-t-il dit. S’ils ne sont pas meilleurs que vos Français, au moins sont-ils différents. Et c’est cette différence qui nous constitue, nous autres Suisses romands. Et vous verrez : quelle langue ! Quelle musique ! »

    Je n’avais pas d’argent. Il a souri avec douceur. DownloadedFile-1.jpegIl est allé chercher dans les rayons un roman d’Étienne Barillier, un autre de Gaston Cherpillod et de Nicolas Bouvier et, finalement, un livre intitulé Un Hiver en Arvèche*, d’un auteur (de moi) parfaitement inconnu.

    « Je m’appelle Germain Clavien. C’est moi qui l’ai écrit. Vous verrez, je suis sûr qu’il vous parlera. Pour comprendre la Suisse, il faut lire ses écrivains. »

    L’homme a payé la pile de livres, une petite dizaine, il s’est tourné vers moi : « Je vous les offre, m’a-t-il dit. À une condition : il faut que vous les lisiez tous ! »

    Pendant des années, je n’ai pas revu Germain Clavien. Il est parti vivre à Paris, puis il est retourné dans son Valais natal, une région qu’il adorait. Il s’est occupé de ses vignes, de son verger. Il a écrit des livres magnifiques. Son grand œuvre, c’est la Lettre à l’imaginaire, (22 volumes publiés à ce jour) une chronique de la vie quotidienne, en Valais et ailleurs, une vie en état de grâce et de poésie, un regard affûté sur notre époque obsédée par l’argent, le tintamarre médiatique, la destruction de la Nature.

    J’ai revu Germain des dizaines de fois. C’était un bon vivant et un fin connaisseur des vins de sa région. Nous sommes devenus des amis. Une amitié née grâce aux livres et poursuivie pendant vingt ans. Toujours, en lui, il a gardé ce feu de la révolte et de la poésie. Il est mort dans la nuit de samedi à dimanche dernier, entouré de sa femme et de sa fille. C’était un écrivain qui compte et un homme épatant, drôle, passionné, généreux. Germain va nous manquer terriblement. Heureusement, il nous reste ses livres.

     * Germain Clavien, Un Hiver en Arvèche, Poche Suisse, L’Âge d’Homme, 1995.

  • Les fugues du roi Sollers

    images.jpegUn éditeur romand de mes amis, il y a quelques temps, se lamentait sur le déclin de la littérature française. « Pas de Sartre, pas de Camus, aujourd'hui, disait-il. Plus de monstres sacrés. Plus que des sous-produits commerciaux comme Christine Angot, Olivier Adam, Guillaume Musso. Quelle décadence ! »

    À cela, j'osai répondre que, tout de même, parmi les 700 romans de la rentrée, par exemple, il y en avait de tout à fait convenables, sinon remarquables. Et que peu de littératures pouvaient, aujourd'hui, offrir une telle richesse et une telle diversité. Je citai quelques noms : Quignard, Djian, Le Clézio, Sollers. » À ce nom, l'éditeur s'échauffa. « Sollers ? Mais ce n'est pas un écrivain. C'est du bluff. Du vent. Il n'a pas écrit un bon livre. » La discussion en resta là, chacun campant sur ses positions.

    images.jpegUne semaine plus tard, je reçois le dernier livre de Philippe Sollers, Fugues*, 1114 pages, un recueil d'articles qui fait suite à La Guerre du goût (1994), Éloge de l'Infini (2001) et Discours parfait (2010). Une véritable somme (près de 5000 pages!) qui brasse et embrasse toute la littérature mondiale, d'Homère à Céline, de Casanova à Diderot, de Joyce à Proust, de la Chine aux avant-gardes italiennes ou allemandes. Une radiographie unique et remarquable de la littérature d'hier et d'aujourd'hui. Un regard d'aigle. Un scalpel affûté et précis. Bien sûr, Sollers y parle beaucoup de Sollers (entretiens, préfaces, réflexions sur ses livres). Mais pourquoi un écrivain n'aurait-il pas le droit de revenir sur ses livres — toujours peu ou mal compris ? Bien sûr, parmi les auteurs étudiés, il y a peu de Belges, peu d'écrivains africains (pourtant, les talents ne manquent pas). Pas de Suisse (même pas Rousseau !). Mais il y a Diderot, Baudelaire, Aragon, Montherlant, Melville, Hemingway, etc.

    En prime, quelques fusées. Essais ? Poèmes ? Débuts de romans ? Comme ce texte intitulé sobrement « Culs ».

    « Dans chaque femme, donc, deux femmes.

    L'une parfaitement présentable, bien élevée, cultivée, bien prise.

    L'autre pleine de choses horribles, d'obscénités inouïes, avec son laboratoire d'insultes et d'injures, ses trouvailles hardies.

    Elles ne se rencontrent jamais. C'est pourtant la même. »

    Ou encore cette phrase, énigmatique, dont j'attends du lecteur qu'il me livre le sens.

    « Le bon cul est toujours catholique, expérience de voyageur. »

    * Philippe Sollers, Fugues, Gallimard, 2012.

  • Pourquoi des poètes en un temps de détresse ?

    images-1.jpeg

    L’époque est cruelle aux poètes. On ne parle que chiffres, rigueur, profit, croissance, chômage, austérité. Le Sud (toujours le Sud…) est rongé par les dettes, les révoltes sanglantes, la corruption. Le Nord (toujours le Nord…) trime en silence, joue les fourmis avares et soigne son confort.

    Même au cœur de l’été, sous nos latitudes prospères, on dirait que l’otage menace…

    Le poète allemand Hölderlin (1770-1843) posait déjà cette question à son époque : à quoi bon des poètes en un temps de guerre, de pauvreté, de détresse intellectuelle ? Pourquoi écrire encore, contre vents et marées, dans le confort ou l’extrême dénuement, alors que seuls semblent régner l’individualisme, le profit à court terme, la recherche du bien-être matériel ?

    La réponse est simple, comme toujours. Elle appartient aux poètes. Prenez Patrick Amstutz par exemple. Né sur les bords du lac de Bienne, en 1967, il dirige Le Cippe, une collection unique d’études de grands textes francophones, publiée chez Infolio. Mais c’est d’abord un grand poète dont la langue claire et aérée vous donne l’envie des grands espaces. Au fil des livres, Amstutz éclaire l’absence, l’attente d’une présence au monde jamais donnée, jamais acquise, le long et périlleux combat pour dire la beauté du monde dans une langue à la fois souple et incarnée. Cette vision poétique passe tout naturellement par l’amour. Vois-tu le temps lever/ le cheveu que je noue/ à la roue de tes hanches ?

    Voilà pourquoi la poésie d’Amstutz, attachée à dire le monde, ses ombres et ses lumières, ses orages et ses silences lourds, nous touche tant. « Écrire, disait Jean-Pierre Monnier, c'est chercher à coïncider, c'est donner lieu. » La poésie nous donne ce lieu, loin du fracas moderne, où nous pouvons tout à la fois nous retrouver dans nos sensations essentielles et répondre aux énigmes de la vie. C'est la chair qui va/ et qui appelle/ comme fleur envolée/ au vent sans aile. Les mots charnels de la poésie d’Amstutz nous disent la grâce peu commune du poème écrit avec l’encre sacrée : le sang du monde.

    Comme l’air que nous respirons, la poésie est essentielle à nos poumons, à notre esprit. Elle dit, en peu de mots, la blessure essentielle, la douleur et la joie d’être au monde, la force de la Nature toujours recommencée : Sous le corail du ciel/ inverse pousse/ la campanule en bord de blé.

    Chérissez les poètes ! Ils sont rares et précieux. Patrick Amstutz, mais aussi Notre vie** de Germain Clavien, Poème de la méthode*** de Sylviane Dupuis ou encore Après la comète**** d’Olivier Beetschen. Ils nous aident à vivre. Dans un temps de détresse (économique), ils nous disent que l’essentiel est toujours ailleurs, en nous-mêmes et dans le monde. La beauté est fugace et silencieuse. Heureusement, la poésie l’incarne, parfois, et lui donne parole.


    * Patrick Amstutz, S’attendre, Prendre chair et Déprendre soi, éditions Empreintes.

    ** Germain Clavien, Notre vie, Poche Suisse, 2010.

    *** Sylviane Dupuis, Poème de la méthode, Empreintes, 2012.

    **** Olivier Beetschen, Après la comète, Empreintes, 2007.

     

  • Germain Clavien : une vie en poésie

    images-2.jpegpar Jean-Michel Olivier

    C’est un livre grave et léger, plein de sagesse et d’expérience, d’émerveillements et de questions, que le dernier ouvrage de Germain Clavien, poète, chroniqueur et auteur de cette longue Lettre à l’imaginaire, dont le vingtième volume, En 2003, Rouvre, a paru en 2008.

    Notre vie* se présente comme une sorte de journal de bord poétique qui s’étend sur une année, d’avril 2009 à avril 2010. Il suit le rythme du soleil et des saisons. Il est plein de bruit et de fureur, de colères, de révoltes, de bonheurs indicibles. Son titre, déjà, est un programme : il s’agit de surprendre la vie qui vient et qui s’en va, avec son cortège de douleurs et de découvertes, de hasards heureux et d’insondables mélancolies. Une vie entière en poésie : De ce qui me tient à cœur/ Et oriente ma vie/J’ai retenu le meilleur/ Et l’ai mis en poésie. On suit le poète sur le chemin de la nature, accompagné de ses animaux tutélaires, le lézard, l’écureuil, le rossignol, en proie aux questions lancinantes : pour qui, pourquoi vivons-nous ? Quel est le sens de notre bref passage sur terre ? C’est dans la nature que le poète retrouve la source de sa parole. « Un poème au matin/ Éclaire une journée » écrivait le philosophe Gaston Bachelard. Clavien s’inspire de cet adage pour creuser la nature et les mots. Chercher l’image juste, le rythme qui colle à l’image, la musique qui donne élan et beauté à la phrase. On retrouve chez lui l’obsession de Livre de Mallarmé : le poète a pour mission de dire la nature et les hommes dans un Livre qui les cernerait au plus près, les contiendrait entièrement. Et ce désir du Livre est d’autant plus profond, chez Clavien, que la mort fait planer son ombre menaçante. « La mort on l’apprivoise/ Mais comment dire adieu/ À de telles merveilles/ Sans que le cœur se serre… »

    Il y a urgence, une fois encore, à dire le monde comme il va, ou ne va pas.

    images-1.jpegCette vie en poésie, Clavien nous le rappelle à chaque instant, c’est notre vie. Comme le monde plein de violence et d’injustices qui nous entoure est notre monde. Non pas un monde tombé du ciel ou venu de nulle part. Mais le monde que les hommes ont façonné à leur image. Un monde souvent déchiré par les guerres ou pollué par les bruits de moteurs (Clavien dédie même un poème aux tristes F/A 18  de l’armée suisse !). Oui, cette terre est celle des hommes. Nous n’en avons pas d’autre. Comme les mots du poète qui la chante sont les nôtres, assurément. Des mots simples et forts, directs et justes. Des mots remplis de sève et d’émotion qui traquent la vie dans ce qu’elle a de plus intense et de plus mystérieux.

    Notre vie est un magnifique chant d’amour, mais aussi un chant d’adieu, qui restera dans nos mémoires.


    * Germain Clavien, Notre vie, poèmes, Poche Suisse, L’Âge d’Homme, 2010.