L'exclusion comique (18/03/2008)

Par Antonin Moeri


     
Un commis voyageur se réveille un matin et préfère rester au plumard. Pour attraper le train, il faudrait se dépêcher. Or sa mère s’inquiète. Le père s’énerve. Quand on sonne à la porte d’entrée, le commis se dit qu’il faudrait se lever. L’entreprise qui l’emploie a envoyé quelqu’un. Le commis se laisse alors tomber du lit. Tout le monde se demande pourquoi il n’a pas pris le train comme d’habitude. La soeur se met à pleurer. L’émissaire de l’entreprise tient un discours sur la culture du résultat. On envoie chercher un serrurier mais le commis, malgré son état, parvient à ouvrir la porte. La mère s’effondre. Le commis dit qu’il va s’habiller. Il sait que l’émissaire prendra sa défense auprès du chef. Il aimerait du moins y croire, car le monsieur a pris la fuite. Le père a saisi une canne et un journal qu’il brandit avec véhémence pour repousser le fils dans sa chambre.

Le commis faisait jusque là vivre sa famille. Désormais, le père, la mère et la soeur devront retrouver un travail pour survivre. A partir de ce jour, tout ce que fait le commis est mal interprété. On ne lui adresse plus la parole. Il est considéré comme un monstre. Il concentre sur lui les peurs. Le père retrouve des forces. Il marche en direction de son fils en levant les pieds très haut. Ils font ainsi plusieurs fois le tour de la pièce, le fils fuyant devant le père sévère qui finit par le bombarder de pommes. L’épuisement s’abat sur cette famille exemplaire. On perd l’appétit. On loue une pièce à trois messieurs qui, un soir, prennent leur repas dans la salle commune. La soeur joue du violon, ce qui attire le frère. A la vue de cet être déchu, les locataires battent en retraite. Ils résilient leur location et menacent le père de le traîner devant les tribunaux. C’en est trop, il faut se débarrasser de l’être malfaisant qui a causé notre ruine, affirme la soeur qui avait eu la gentillesse de s’occuper de lui, au début...

L’histoire de ce commis pourrait être celle de notre voisin. Elle pourrait se passer à Onex ou à la Jonction. Combien de gens licenciés, réduits à l’état de détritus, dont on s’est débarrassé pour un rien. Je ne pense pas que l’auteur tchèque ait voulu dénoncer unilatéralement un type de société. Si telle avait été son intention, on ne lirait plus ses nouvelles. Ce qu’il raconte est certes un processus d’exclusion. C’est dans le regard que les autres portent sur la”victime” que le crime est perpétré. Mais ce processus de mise à mort est raconté sur le mode comique. On se dirait dans un film de Buster Keaton. Dans une langue dépouillée à l’extrême (presque aucun adjectif), l’écrivain tchèque a élevé au rang de héros ce pitoyable employé.
       Je ne vous ai pas dit qu’en se réveillant, ce fameux matin, le pitoyable employé était transformé en une énorme vermine. Car vous auriez aussitôt reconnu Gregor Samsa, le héros universellement connu de La Métamorphose.

 

(Antonin Moeri est l'auteur de dix livres, parmi lesquels Le sourire de Mickey (2003) et Juste un jour (2007), parus aux Editions Bernard Campiche.)

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