par Corine Renevey
L’Adieu à Saint-Kilda est le premier roman du journaliste Éric Bulliard qui nous entraîne dans un récit à la fois envoûtant et lancinant comme l’antienne de Saint-Kilda qui sert d’incipit au livre :
We cannot return now / Nous ne pouvons plus retourner désormais
We cannot return now
We have all gone over / Nous avons tout surmonté
We have all gone over
We are all sure-footed / Nous avons le pied sûr
We are all sure-footed
But we fall / Mais nous tombons »
Parti pour un « voyage d’une vie » en 2014 dans l’archipel des Hébrides au large de l’Écosse, un lieu désormais inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO comme le site naturel et historique le plus inaccessible au monde, l’auteur entremêle à ses notes de voyage, les épisodes marquants de l’histoire de ses habitants, de leur installation comme vassaux de l’intendant MacLeod de Harris dès le moyen-âge à leur demande d’évacuation en août 1930, tous épuisés tant la vie y était devenue impossible. L’évacuation de l’île est d’ailleurs un des seuls cas où une population abandonne sa terre ancestrale, la jugeant trop hostile, pour s’expatrier vers une terre plus accueillante.
Si la chronique de Saint-Kilda est peu connue des lecteurs francophones, seuls une Histoire de Saint-Kilda de Kenneth MacKaulay et un ouvrage de Tom Steel, Saint-Kilda, l’île hors du monde, ont été traduits de l’anglais, le sujet n’en a pas moins inspiré des centaines d’ouvrages qui se retrouvent en partie répertoriés à la fin du livre et qui ont servi à l’évocation de cette île à la fois fascinante et inquiétante.
L’auteur superpose ainsi plusieurs époques de l’histoire de Saint-Kilda, faisant surgir les fantômes du passé tout en scrutant les étonnants paysages, du cimetière aux cleits, ces vestiges des temps anciens, composés de pierres plates en forme de dôme et recouverts de gazon, qui servaient à stocker la nourriture et à abriter les moutons en hiver. Au fil des siècles, les Saint-Kildiens se sont pourtant habitués au climat rude, aux orages fréquents et à la mer si peu clémente que les bateaux ne peuvent y accoster, encore moins en hiver. Coupés du monde extérieur, ils ont appris à s’organiser sans chef ni hiérarchie. La notion même d’individu y est relative, tellement ils sont solidaires et unis jusque dans la mort.
La tradition veut que chaque année pour assurer l’apport en protéines de la communauté pendant l’hiver, on désigne les plus valeureux pour aller chasser dans les colonies de fulmars sur l’île voisine de Stac an Armin, le plus grand sanctuaire d’oiseaux de l’Atlantique nord pendant la période de reproduction.
Ces hommes, juste accrochés à une corde au bout d’un pieu, dévalaient la falaise escarpée en pêchant avec une canne des centaines d’oiseaux et pillant leurs nids.
L’auteur raconte qu’en 1727, des chasseurs partis pour 10 jours sur l’île de Stac an Armin, resteront 9 mois bloqués sur les arêtes de cette falaise surgie des mers à attendre le bateau de retour. « Ils ont passé tout un hiver, les dos collés à la pierre glacée, les mains et les pieds croutés de sang. Ils ne pensent plus, même Calum se tait désormais. Ils survivent encore un jour, puis un autre, et un autre, espèrent un rayon de soleil ou au moins une accalmie, que le vent arrête de nous hurler sa haine et la pluie de nous fouailler les joues brûlées par le froid (p. 67). » Pourquoi n’était-on pas revenu les chercher ? Dans cette interminable attente, on a le temps d’imaginer quelque drame qui aurait pu expliquer l’abandon. Ni le désespoir, ni l’ennui, ni l’immobilité n’auront raison de leur instinct de survie. Ils tiendront bon alors qu’il leur suffisait de lâcher prise pour en finir. « Ils restent là parce qu’ils n’ont rien d’autre à faire, par instinct, plus animaux qu’humains (p. 68) ». La vérité, ils l’apprendront quand, une fois sauvés par l’arrivée du bateau de l’intendant MacLeod of MacLeod, les valeureux chasseurs comprendront que leur communauté a été décimée par l’épidémie de variole suite à un contact avec le monde extérieur, les îliens n’avaient apparemment pas développé de système immunitaire contre le virus.
De tels exemples montrent bien que Saint-Kilda n’a rien d’un paradis terrestre, bien au contraire. Et que son histoire est une longue série d’évasions, de fuites, d’échappatoires car la nature qui est au cœur de la vie des îliens, reste indomptable et résiste à toute forme d’implantation humaine. Aucun arbre ni aucune plante n’y poussent malgré les persistantes tentatives d’y cultiver un potager. Seule la religion y trouvera un terreau fertile et les îliens restés pour la plupart illettrés, seront convertis en de fervents croyants.
Peut-être que la configuration de cet archipel y est pour quelque chose, l’impression d’être entouré de falaises abruptes et verticales, d’y être enfermé comme dans l’enceinte d’une prison où l’on s’en remet à Dieu. L’auteur risque la comparaison avec Alcatraz et les îliens deviennent alors la métaphore de la condition humaine : forçats des temps reculés que la fuite vers la civilisation libèrera de la servitude à la fois naturelle, morale et religieuse. Seront-ils enfin maîtres de leur destin une fois qu’ils auront fui la malédiction de leur naissance ?
Dans la seconde partie du livre, l’auteur brosse de magnifiques portraits de ces exilés, tels que Ewen Gilies, un des 17 survivants de la traversée du Priscilla, chercheur d’or en Australie puis en Californie, qui s’établira finalement au Canada. Il évoquera aussi le sort des étrangers importés sur l’île, avant tout des évangélistes plus ou moins « dégueulasses » tels que John MacKay, « une sorte de gourou, trop heureux d’assouvir sa volonté de puissance, mais malheureusement sincère, probablement, dans sa folle dévotion » ou le moderne Neil MacKenzie qui montrera l’usage des tables alors que les îliens mangeaient à même le sol, ou l’institueur Dugald Munro dont la femme apprit aux villageoises à tricoter autre chose que des chaussettes et qui participeront tous deux à l’évacuation de 1930.
On sent au fil de la lecture, la colère de l’auteur sourdre. D’abord ténue puis implacablement puissante lorsqu’il s’agit d’évoquer l’injustice au cœur de cette histoire : la déportation au fil des siècles de plusieurs centaines de gens dans le but de peupler une terre humide où seule la peau est imperméable, pour servir un seigneur lointain et protecteur. On est envoûté en lâchant le livre, convaincu que la nature est plus forte que l’homme, qu’elle vomit toutes les tentatives de la dompter, que le rire moqueur des fulmars rend cette injustice encore plus insupportable et qu’il était essentiel de rétablir une forme de justice en rapatriant la communauté de Saint-Kilda sous des cieux plus hospitaliers, plus … civilisés. Ce livre rend donc hommage à ces habitants qui, au moment du grand départ, laissèrent allumé le feu dans leur cheminée et ouvert la bible à la page de l’exode.
* Éric BULLIARD, L'Adieu à Saint-Kilda, Charmey (FR), Éditions de l'Hèbe, 2017, 235 p.