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  • Un Belge nommé John

    Par Pierre Béguin

    L’humoriste Pierre Desproges, alors qu’il alimentait sa «rubrique des chats écrasés» dans le quotidien l’Aurore, s’amusait – et nous avec lui – à faire du détournement d’informations. Un exemple du procédé vaut mieux que toutes les explications:

    «Le Belge John Huismans a réussi à tirer une locomotive sur 150 mètres à la force de ses dents. À notre connaissance, c’est la première fois qu’un Belge s’appelle John.»

    50 ans plus tard, nos journalistes font du Desproges comme Monsieur Jourdain fait de la prose, sans même le savoir. Là aussi, un exemple vaut mieux que toutes les explications:

    Or donc, on nous apprend que l’importante fonte des glaciers ces dernières années a révélé, sur le glacier du Tsanfleuron, le plus grand du massif des Diablerets, un col pratiqué du temps des Romains, et que ces derniers devaient traverser à pied sec. Ce col est situé à 2800 mètres d’altitude entre les cantons de Vaud et du Valais et fait partie du domaine skiable du Glacier 3000.

    Que croyez-vous que le journaliste tire comme conclusion(s) de cette information? Je vous le donne Émile, et je vous la fais courte:

    - Que la perte des glaciers dans la région des Diablerets est en moyenne trois fois plus importante cette année par rapport aux dix dernières années.

    - Que les mesures en 2021 ont révélé une épaisseur de glace d’environ 15 mètres dans cette zone.

    - Que, sur la base de reconstructions et de comparaisons avec les données des années 2000, les chercheurs ont conclu que la taille des glaciers avait diminué de moitié entre 1931 et 2016.

    - Que «notre comparaison entre les années 1931 et 2016 montre clairement qu’il y a recul significatif des glaciers durant cette période» (dixit le professeur Daniele Farinotti, de l’ETHZ).

    - Que, si les glaciers ont perdu 50 % de leur volume entre 1931 et 2016, il n’a fallu que six ans, entre 2016 et 2022, pour qu’ils baissent de 12 %.

    Conclusion: l’année 2022 est vraiment différente et va battre tous les records. Conclusion implicite: il devient urgent de ponctionner bien davantage encore les fonds publics pour accélérer les énergies de transition, solaire et éolienne, quitte à imposer l’état d’urgence aux droits de recours.

    Toutes ces conclusions sont vraies et incontestables, certes, au même titre que le Belge de Desproges s’appelle John. Sauf que la véritable information n’est pas là!

    Incroyable! Pas un mot – je dis bien, pas un mot – sur ce qui fait réellement l’intérêt de cette découverte (qui n’est d’ailleurs pas un scoop, puisqu’on m’avait déjà appris cela à l’école primaire). Si l’on admet que, il y a deux mille ans (une poussière de seconde dans l’infini de la création!), les Romains pouvaient passer à pied sec un col situé à 2800 mètres d’altitude, et aujourd’hui recouvert encore de glace, cela veut logiquement dire que:

    1. Il y a deux mille ans, il n’y avait pas de glacier au col du Tsanfleuron.

    2. S’il n’y avait pas de glacier au col du Tsanfleuron, il est fort probable qu’il n’y en avait pas non plus à même altitude ailleurs dans les Alpes (ce qui a permis à Annibal de les traverser avec des éléphants, et au mois de novembre, svp! On appelle d’ailleurs cette période l’Optimum romain).

    3. S’il n’y avait pas de glaciers à moins de 3000 mètres dans les Alpes il y a deux mille ans, alors que, même s’ils fondent rapidement ces dernières années, ils résistent encore en 2022, il faudrait en déduire qu’il faisait, du temps de nos chers Romains, au moins aussi chaud, si ce n’est plus chaud qu’aujourd’hui (oui, oui! on cultivait des vignes en Angleterre au temps de l’Optimum médiéval, comme c’est de nouveau le cas de nos jours grâce au réchauffement climatique – actuellement, 33 700 hectares, l’équivalent de la région de Champagne, de terres de sa Majesté propices à la viniculture; on soupçonne même que les Vikings de l’âge du fer connaissaient déjà la vigne et le vin sous ces latitudes).

    4. S’il faisait plus chaud du temps de nos chers Romains, cette chaleur n’est en aucun cas imputable au CO2 industriel, puisque il n’y avait à cette époque, à notre connaissance du moins, ni usines, ni avions, ni voitures, ni internet, ni Américains, ni tout ce qui émet ce CO2 de malheur responsable de tous nos maux et qu’on taxe en conséquence allégrement – oui, je vous le concède, il y avait déjà des vaches, mais il semble peu raisonnable d’imputer cette chaleur d’alors aux leurs seules flatulences, vous en conviendrez.

    5. S’il n’y avait pas de glaciers à 2800 mètres du temps des Romains, et que nos glaciers actuels sont en train de fondre à la même altitude, c’est que, entre la période romaine et la nôtre, ils ont dû se reformer, en partie du moins.

    6. S’ils se sont reformés, c’est qu’il a dû faire beaucoup plus froid à un moment ou à un autre – une période qu’on appelle d’ailleurs le petit âge glaciaire, et qui s’étend en gros entre le XIVe et le XIXe siècle.

    Conclusion: «Souvent température varie, bien fol est qui s’y fie!» (tout le monde connaît cette expression, due à François 1er si l’on en croit Victor Hugo, mais il est devenu dangereux de l’utiliser de nos jours dans sa version d’origine, d’où cette petite modification de paradigme que je me suis permise).

    Quant à ma propre conclusion, elle est simple. Je voudrais rappeler humblement à certains journalistes – mais pas que – le sens de la satire médiatique de Desproges qu’ils semblent n’avoir toujours pas comprise: la véritable information dans le scoop «Le Belge John Huismans a réussi à tirer une locomotive sur 150 mètres à la force de ses dents», ce n’est pas qu’un Belge puisse se prénommer John...

     

  • Dans l'attente d'un autre ciel

    Par Pierre Béguin

    Le 9 novembre dernier, Damien Murith, pour Dans l’attente d’un autre ciel, recevait le Prix de la ville de Carouge Yvette Z’Graggen, donné en association avec la ville de Carouge, La Maison Rousseau et de la littérature, et la Compagnie des Mots. En tant que Président du jury, il me revenait la plaisante tâche de faire la «Laudatio» du livre récompensé. La voici ci-dessous dans son intégralité:

    «Quand on a enseigné, comme moi, la littérature pendant plus de trente ans, qu’on a semé dans des énoncés de semestrielles ou d’examens de maturité des centaines et des centaines de citations d’auteurs, on ne peut plus lire un texte sans que la mémoire nous régurgite quelques unes de ces citations que la lecture a réveillées.

    Lorsque j’ai lu Dans l’attente d’un autre ciel, trois citations, au gré des pages, se sont imposées à mon esprit, et pas des moindres.

    - La première, presque immédiatement, de Paul Valéry: «La poésie est l’ambition d’un discours qui soit chargé de plus de sens et mêlé de plus de musique que le langage ordinaire n’en porte et ne peut en porter». Pour l’anecdote, cette citation – j’ai vérifié – figure dans un examen de maturité de 1996. Et pourtant, cette lecture l’a fait ressurgir dès les premières pages. Il faut dire que toute personne ayant lu Dans l’attente d’un autre ciel tisse immédiatement un lien avec cette définition que donne Valéry de la poésie.

    - La seconde, rendue aussi évidente pour moi par le fait qu’elle émane d’un de mes trois poètes de prédilection, Pierre Reverdy: «Rien ne vaut d’être dit en poésie que l’indicible; c’est pourquoi l’on compte beaucoup sur ce qui se passe entre les lignes». L’indicible. Entre les lignes, et également entre les séquences, les paragraphes, les parties. Là encore, chacun d’entre vous aura compris en quoi cette définition de Reverdy illustre le texte de notre lauréat.

    - Enfin, mais tout le monde connaît cette fameuse phrase de Paul Eluard: «Les poèmes ont toujours de grandes marges blanches. Leur principale qualité est non pas d’évoquer, mais d’inspirer».

    J’imagine que Damien Murith, s’il avait pu être présent parmi nous, n’aurait pas été fâché d’apprendre que son texte convoque spontanément à sa lecture des poètes comme Valéry, Reverdy et Eluard. Et ces références sont parfaitement fondées et méritées.

    D’abord, il s’agit de citations qui, toutes trois, définissent la poésie, et non le roman. Si Dans l’attente d’un autre ciel emprunte aux codes du roman, s’il oscille entre poésie et texte narratif, il penche à mon sens plus souvent du côté de la poésie. Par cette écriture «taillée au couteau» (pour reprendre l’expression d’Annie Ernaux), par ce style décapé, jusqu’à la substantifique moelle, capable d’extraire l’essence des choses. Nous sommes dans l’ellipse. Il n’y a pas un mot de trop, pas une lettre de trop, et c’est exactement ça l’ambition du discours poétique tel que le définit Valéry. Et puis, il y a l’indicible dont parle Reverdy, cette part d’indicible où se cristallise, dans le texte de Damien Murith, un mélange d’ennui, de froid, de peur, d’abandon, de solitude, de souffrance, celle de Léo, l’enfant qui doit grandir et devenir un homme en dépit de tout, de l’abandon du père, des démissions de la mère, de ce «lieu clos et froid où épuisé plus rien ne fait signe». Et c’est bien dans les marges, dans les espaces blancs séparant cette suite d’instantanés, qui composent le tissus textuel, que se déploie le narratif, un narratif pour ainsi dire donné comme une somme de négatifs, que la capacité du lecteur à se représenter le non dit, le suggéré, devra développer, comme on développe une photo. Car ce lecteur est appelé, comme dans toute expérience poétique, à faire sa part de travail pour que surgisse le sens. Et alors seulement se produit ce qu’on peut appeler le miracle littéraire: la rencontre avec l’autre. L’expérience intime, transcendée par l’excellence formelle, devient un lieu d’ouverture à l’universel, et Leo, l’enfant abandonné, un peu de nous-mêmes.

    Comme l’a très bien exprimé un membre de notre jury: «Dans l’attente d’un autre ciel se lit comme un vitrail. Chaque pièce est une prose poétique. Le lecteur reconstruit une narration à première vue éclatée, se surprend à jouir de sa propre émotion, éveillées par taches successives. La lecture devient la clé d’une mosaïque surprenante et implacable».

    Dans sa structure, ce vitrail, cette mosaïque, se compose de 5 parties, elles-mêmes composées d’un nombre inégal de ce que je nommerais des séquences, des sortes d’instantanés, eux-mêmes de longueur inégale, allant d’une phrase, d’un paragraphe, d’une page.

    La première partie, de loin la plus longue – elle se compose de 45 séquences –, pose le décor lugubre, l’atmosphère anxiogène, étouffante, poisseuse, les tours grises de béton, l’appartement insalubre qui pue l’urine de chat, le terrain de basket-ball, unique échappatoire; et les personnages, la mère qui attend à la folie l’impossible retour du père, les voisins qui se plaignent, toutes ces relations qui ne se nouent jamais, et finissent par creuser ce vide qui est à la fois celui du lieu et de la désertion de tout ce qui permet à l’humain de se former et d’exister.

    La seconde partie, plus courte – 9 séquences – est une sorte de respiration – de quart-temps pour filer la métaphore du basket-ball –, qui voit l’arrivée de juillet, du soleil, du bleu... et son cortège d’illusions, l’illusion d’une brève rencontre avec la mère, le temps des vacances d’été.

    La troisième partie, c’est justement les 18 séquences qui racontent le voyage avec la mère. Le narrateur change, c’est le surgissement du «tu» comme si la mère, cette fois, s’adressait à Léo, à son fils enfin aimé. Un moment de suspension où s’infiltrent les cruelles illusions, l’illusion de l’amour retrouvé, de l’échange, de la tendresse maternelle, l’illusion d’un nouveau départ.

    Des illusions fracassées par le retour à l’appartement. C’est la quatrième partie, c’est l’automne, c’est la grisaille, c’est la lourdeur, et c’est l’amertume.

    Et enfin la cinquième partie, l’épilogue en trois brèves séquences, Léo devenu adulte et revenant sur les lieux de son enfance, de ses souffrances, de son complexe d’abandon. Avec le retour du «tu» narratif, mais cette fois inversé, Léo s’adressant à sa mère, à l’absente, dorénavant. Écoutons-le: «J’ai levé les yeux vers les fenêtres du 13e étage, et j’ai revécu tes silences, j’ai ressenti tes absences, le souffle glacé de tes violences. Alitée dans le passé, m’entendais-tu supplier des maintenant de jasmin, de chocolat, de notes de musique?» En dépit de tout ce qui pouvait entraver, chez l’enfant, la naissance de l’adulte, la transformation s’est effectuée, le miracle de la chrysalide semble avoir opéré, et avec lui l’espoir d’un autre ciel. Et c’est bien sur ces mots sublimes que se conclue cet itinéraire d’un enfant livré à lui-même: «Je veux imaginer possible la traversée de tous les déserts, et comme le mauve de l’aube, croire à la beauté d’un autre ciel».

    Car il ne faut pas oublier l’espoir, dans cette prose poétique qu’est le récit de Damien Murith. En dépit de tout, l’espoir s’entête, il s’obstine, il résiste tout au long de cet itinéraire douloureux. Il y a bien quelques traits lumineux dans la grisaille, l’école, le chat complice, mais c’est surtout le basket-ball qui fait office de rédemption.

    Les dix séquences qui renvoient au basket-ball sont disséminées dans les 4 premières parties – comme les quart-temps d’une partie de basket-ball – et se distinguent par l’emploi de l’italique, et une voix qu’on peut identifier à celle d’un entraîneur distillant ses conseils à un jeune joueur. Des conseils qui sont autant de leçons de vie, et qui finissent par former un cadre susceptible de remplacer celui, défaillant, de la famille, et permettre à Léo de s’appuyer sur une base solide pour grandir.

    Voyons, pour terminer, quels enseignements, transposables à sa future vie d’adulte, le basket-ball apprend à Léo:

    - Toujours garder confiance: le panier est juste assez grand pour laisser passer le ballon. Et pourtant, le ballon va passer, des dizaines de fois.

    - Ne jamais perdre de vue son objectif: ce ballon, qu’on ne doit pas quitter des yeux.

    - Développer l’instinct de lutte, de résistance: contrer l’adversaire, l’empêcher de marquer un panier, tout aussi important que d’en marquer un.

    - Développer le sens du rythme: perdre le rythme, c’est perdre le ballon, et perdre le ballon, c’est perdre l’objectif.

    - Toujours se référer à des exemples de réussite: les stars qui ont marqué l’histoire du basket-ball.

    - Développer le sens de l’improvisation: faire le bon choix, en une fraction de seconde, presque instinctivement.

    - Développer son mental: contrairement aux muscles, la tête ne se repose jamais, même durant les pauses.

    - Développer le sens de la ruse, indispensable en politique: faire semblant de partir à gauche, et dribbler à droite. Entre le mensonge et la vérité, il n’y a parfois qu’un ballon de basket-ball.

    - Apprendre à faire abstraction de son handicap, à miser aussi sur ses points faibles: le basket, ce n’est pas que pour les grands: Muggsy Bogues, le plus petit joueur de l’histoire de la NBA, mesurait 1,59 et il sautait si haut qu’il parvenait à contrer des géants de 2 mètre 14.

    - Apprendre à dominer sa peur: celle du public, de l’adversaire, de mal jouer, de perdre.

    Outre la beauté formelle, dont nous avons déjà largement parlé, c’est de cela, de tous ces apprentissages dispensés par le sport, par le basket-ball en l’occurrence, que se nourrit l’attente d’un autre ciel."

  • De la question du suicide assisté

    Par Pierre Béguin

    "Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l'heure" (Matthieu 25,13)

    Je lis régulièrement, sur les blogs de la Tribune, les billets de M. Michel Salamolard concernant le suicide assisté, je suis au courant du vote du 27 novembre en Valais concernant la loi sur la fin de vie. Et bien que n'étant pas Valaisan, j'aimerais réagir sur une épreuve que j'ai vécue dans mes tripes et dans mon coeur. Je connais toutes les affres qui agitent un proche entré malgré lui dans le secret des dieux: savoir à l'avance ce qu'aucun être humain ne devrait savoir. Je sais par expérience que nous ne sommes pas programmés pour cela, ce qui ne m'empêchera pas, mon tour venant, de m'inscrire à Exit. A l'image de mes parents:

    Le 28 avril 2008, à 14 h, comme ils l'avaient planifié depuis un mois, mon père et ma mère buvaient ensemble la potion létale que leur fournissaient deux médecins d'Exit. Je les revois comme si la scène se déroulait maintenant: tous les deux allongés sur leur lit, dans cette chambre de la maison familiale où ils ont dormi pendant 60 ans; ils viennent de boire la potion, ils se tiennent par la main, ils ont l'air serein; ma mère a alors cette ultime demande au médecin: "Pouvez-vous m'aider à tourner un peu ma tête sur la droite? Avant de mourir, je veux voir mon mari, je veux mourir en regardant mon mari"; et c'est ainsi qu'ils se sont endormis (car on s'endort avant de mourir), allongés sur leur lit nuptial, main dans la main, en se regardant et en se remerciant l'un l'autre de cette longue vie de couple heureuse, lui dans a 89e année, elle dans sa 82e année, les deux en bons protestants; pendant ce temps, j'en suis réduit à guetter sous les draps l'épouvantable immobilité des corps qui n'ont plus le soulèvement léger de la respiration, et je songe qu'il doit bien exister un mot, une formule, pour exprimer cette confiance avec laquelle deux êtres se donnent non la mort, mais cette paix, cette quiétude et cet amour qui tiennent dans le seul réconfort d'une main. Ils s'en sont allés ensembles, dignement, comme ils ont toujours vécu, les yeux fermés et le coeur grand ouvert, exactement comme ils l'avaient planifié. Il y a quelques mois, ce fut au tour de ma marraine, que j'aimais profondément, de suivre le même chemin, en bonne catholique, dans sa 87e année.

    Avant d'aller plus loin, je veux être très clair sur ma position: je suis un fervent défenseur d'Exit. Je considère comme une chance exceptionnelle de pouvoir, le cas échéant, en toute liberté, opter pour un choix qui ne regarde personne d'autres que le sujet concerné. Et je remercie l'Association Exit d'oeuvrer en ce sens.

    Mais j'aimerais attirer l'attention sur deux points essentiels.

    1. La grande intelligence de la Suisse, c'est de permettre l'existence d'Exit non par une loi mais par un vide juridique. L'article 114 du code pénal suisse exclut l'euthanasie active: "Celui qui, cédant à un mobile honorable, notamment à la pitié, aura donné la mort à une personne sur la demande sérieuse et insistante de celle-ci, sera puni d'une peine privative de liberté ou d'une peine pécuniaire". L'article 115 de ce même code pénal suisse punit le suicide assisté pour des motifs égoïstes: "Celui qui, poussé par des motifs égoïstes, aura incité une personne au suicide, ou lui aura prêté assistance en vue du suicide, sera, si le suicide a été consommé ou tenté, puni de la réclusion pour cinq ans au plus ou d'une peine pécuniaire". C'est sur la base de ces deux articles que le suicide assisté, pour des motifs non égoïstes, n'est pas punissable en Suisse. En clair, le suicide assisté pour des motifs non égoïstes n'est pas explicitement permis par la loi suisse, il est simplement juridiquement non punissable. Mais pour autant que les conditions soient réunies - et elles étaient plus contraignantes il y a quinze ans que maintenant -, l'accès à ce "vide" juridique garantit cette liberté, que je trouve fondamentale, de sortir de la vie avant d'atteindre un état qui en serait la négation même. En ce sens, je ne vois pas d'un très bon oeil l'apparition d'un attirail juridique susceptible d'encadrer un acte qui devrait rester, par essence, un acte libre: la possibilité offerte à chaque personne de mourir en conformité avec les règles, les idées, les croyances qui ont guidé son existence. S'il est évident, pour un croyant, de considérer que sa vie ne lui appartient pas, que si Dieu la lui a donnée, Dieu seul peut la lui reprendre, pour un athée, ce schéma ne fait simplement pas sens...

    2. Il convient également de questionner sans cesse les limites dans lesquelles peut s'exercer cette liberté. A trop vouloir étendre son champ d'action, on risque de la réduire à néant (et sur ce plan, je rejoins M. Salamolard). C'est en ce sens que je me permets de ressortir un billet écrit en février 2013, à la suite de mon livre Vous ne connaîtrez ni le jour ni l'heure paru en janvier 2013 (éditions Philippe Rey, Paris), billet qui répondait à un article paru dans The Guardian. Mon billet s'intitulait "Vieillards suicidés au champ d'honneur". Presque dix ans plus tard, je n'en change pas un mot:

    "Après lecture de mon livre Vous ne connaîtrez ni le jour ni l’heure, traitant du suicide assisté, et en écho à un passage du livre, une personne m’envoie une lettre faisant référence à un article paru dans The Guardian du 22 janvier 2013 dans lequel un politicien japonais prie ses concitoyens de mourir le plus vite possible avant d’être à charge de la société.

    Le ministre des Finances Taro Aso accable ses compatriotes âgés d’un lourd sentiment de culpabilité dans le cadre des réformes d’austérité qu’il impose au pays. Vu le vieillissement de la population, la sécurité sociale japonaise est aux abois. Le Japon compte en effet un tiers d’habitants (et d’électeurs...) de plus de 60 ans (environ 30 millions). Une facture lourde à digérer pour l’état nippon. Le grand échiquier japonais, également vice-Premier ministre, estime que les personnes âgées ne devraient pas prolonger inutilement la fin de leur existence. Mourir à temps - et si possible plus tôt que tard - est à ses yeux une bonne économie. «Que Dieu vous préserve de continuer à vivre alors que vous voulez mourir», déclare Taro Aso. «Je ne pourrais pas me réveiller le matin en sachant que c’est l’Etat qui paie tout ça pour moi».

    Le ministre de 72 ans*, bien connu pour ne pas mâcher ses mots, affirme avoir ordonné à ses proches de l’euthanasier quand son heure serait venue. Dans son discours, il cible les «gens pendus au bout d’un Baxter» et leur entourage qu’il culpabilise avec des mots très durs: «La problématique des dépenses faramineuses en gériatrie ne sera résolue que si vous les incitez à se dépêcher de mourir». Enfin, il désigne les plus vieux patients incapables de se nourrir eux-mêmes des «tube people», précisant qu’un patient au stade final coûte plusieurs millions de yens par mois (toujours ce lien entre «dette et faute» dont je parlais dans un billet précédent, Schuld und Schulden).

    J’adhère totalement au principe de l’aide au suicide, même si quelques médias français semblent s’obstiner à me faire dire le contraire, comme L’Express récemment encore. L’expérience de mes parents n’a sur le fond pas modifié ma position: «aux limites de l’existence, aux territoires de l’extrême solitude, personne ne peut rien imposer à personne» (p. 84). Et quand j’interroge le suicide assisté, ce n’est pas pour le remettre en cause mais bien pour en tester les limites. Après tout, le ministre japonais, outre qu'il en appelle à de vieilles traditions de sepuku, ne fait que réciter le credo néolibéral sans détour hypocrite (disons-le, avec une grossièreté hallucinante), poussant sa logique jusqu’au bout. L’intrusion d’une idéologie du profit et de la performance dans chaque strate de l’activité humaine, dans chaque relation sociale entre individus, aux dépens de toutes les autres valeurs qui encadrent la société et qui en fondent «le vivre ensemble», colonise l’espace social par le mercantilisme systématisé, atomise la personne par le culte du profit, et n’offre finalement au monde que le commerce comme valeur absolue, l’idéal de la performance comme réalisation de soi, l’obsession des belles voitures, des piscines privées ou des crèmes amincissantes comme stade ultime du progrès humain, le nombrilisme, le narcissisme infantile («parce que je le vaux bien!») et le bien-être égotiste comme religion et une dictature aux allures de libération comme modèle politique. Et logiquement au bout de la chaîne, pour les vieux, qu’un suicide au champ d’honneur pour le bien des finances de la patrie.

    J’exagère? Nous avons déjà un pied dans cette logique. Le vieillissement de la population et l’endettement abyssal des Etats conjugués forment un cocktail explosif, tout le monde le sait. Il faut désengager l’Etat à tout prix. Alors offrir comme solution à des personnes âgées des maisons de santé privées qui coûtent quatre fois le montant de leur rente et leur faire signer, à l’entrée, une mise en gage de tous leurs biens, le cas échéant ceux de leurs enfants en cas de donation (et bientôt dans tous les cas), c’est déjà pousser le profit (ou la confiscation) aux limites de l’existence. On avait bien compris l’importance du marché des retraités, on a maintenant compris celui des agonisants. Et quand les assurances refuseront de prendre en charge, comme certaines commencent à le faire, des médicaments trop coûteux en fin de vie, quand la gravité d’une maladie se mesurera aux sommes nécessaires pour la soigner, expirer sera définitivement devenu hors de prix. A moins d’un infarctus libérateur, plus personne, à part quelques très riches agonisants, ne pourra se payer le luxe d’une mort naturelle. Et la grande masse des citoyens déprimés trouvera alors sous ordonnance, au prix fort dans la pharmacie du supermarché le plus proche, un rayon de médicaments euthanasiques dont la publicité aura préalablement vanté les mérites. Demain au Japon, après-demain chez nous!

    «Veillez donc, car le temps viendra – il s’approche – où vous connaîtrez tous le jour et l’heure! Ce ne sera plus un choix personnel légitime mais un fait économique perfidement imposé à la conscience par une logique déshumanisée...» (Vous ne connaîtrez ni le jour ni l’heure, p. 144)".

    * Taro Aso a maintenant 82 ans, et il est toujours bien vivant. Depuis l'année dernière, il exerce les fonctions de vice-président du parti libéral-démocrate japonais.

     

  • A Michel Buhler

    Par Pierre Béguin

    Nous avions déjeuné ensemble trois jours plus tôt avec sa femme Anne et Bernard Campiche, son éditeur et ami. C’était jeudi dernier. De chez lui, à Sainte-Croix, nous étions allés au Bullet, le village d’à côté où habitait son accordéoniste Nono Muller. Le territoire ennemi, «dans le temps jadis», quand on y rossait un jeune saint-crix outrecuidant venu draguer une fille du Bullet. Et vice-versa. Prudent, Michel ne s’y était jamais aventuré. Il y avait tout le nécessaire à Sainte-Croix, prétendait-il.

    A vingt ans, je connaissais toutes ses chansons. Je l’imaginais objecteur de conscience, pour le moins. Il était sergent. Sergent Buhler! Et vachard avec les recrues, parfois, avouait-il avec ce sourire en coin de paysan rusé. Dans tout bon Vaudois sommeille encore un Bernois.

    Bien sûr, il fut aussi question des éoliennes, son ultime combat. Les travaux de terrassement ont commencé sur les hauteurs dominant Sainte-Croix et l’Auberson, dans ces lieux naturels préservés, mais il pensait toujours gagner. La loi est de son côté, et la loi, c’est la loi! S’il égratignait nos institutions au passage, il avait en elles une foi de charbonnier. Le jugement, rendu par le Tribunal fédéral le 18 mars 2021, attribue au futur parc éolien l’appellation d’intérêt national au titre que «ces installations de production d’énergie éolienne offrent de la flexibilité de production dans le temps et en fonction des besoins du marché (…) en permettant de charger et de décharger les réseaux selon les besoins». Une énorme ânerie qui le rendait furieux! Une énergie intermittente étant, par nature, ni flexible ni utilisable en fonction des besoins.

    En réponse, par dérision, il avait créé son ONG, les Souffleurs sans frontières (SSF), formée de volontaires ayant pour mission, les jours où Éole paresse ou fait la grève, selon qu’il vienne de Suisse ou de France, de souffler sur les pales pour les faire tourner. Ainsi, en bon patriote, il réhabiliterait le Tribunal suprême qui ne peut tout de même pas avoir tort. Car si la réalité se trouve en contradiction avec une affirmation d’une de nos institutions essentielles, dont les arrêtés sont sans appel, il s’agit alors, pour le patriote, d’agir sur le réel, de changer la réalité, afin de donner raison à l’institution. Il disposait d'une quinzaine de volontaires, précisa-t-il. Pas suffisant pour faire tourner les pales. En bon sous-officier, il pensait rendre obligatoire ce service, plus spécialement pour les bobos des villes qui adorent la transition énergétique d’autant plus qu’ils ont peu de risques d’en subir directement les conséquences dans leur loft ou leur attique. Outre la bouche et le nez, tous les orifices peuvent être mis à contribution pour donner raison au TF. Et tant pis pour les émissions naturelles de CO2! Devoir patriotique oblige.

    Tels furent nos derniers échanges. Il pleuvait fort sur Bullet ce jour-là, comme il pleuvait fort sur Sainte-Croix. L’après-midi, il devait descendre au bord du lac Léman chanter deux chansons pour l’anniversaire d’un «collègue». Je l’ai trouvé un peu fatigué, le souffle un peu plus court que d’habitude, rien de plus.

    Davantage qu’un chanteur qui a marqué une génération de Suisses romands, Michel Buhler était un personnage, un vrai, à l’image de ceux qu’il a si merveilleusement décrits dans ses chansons. Comme eux, il est parti un jour d’arrière-automne.

    Salut Michel et merci pour tout!

     

    Qu'est devenue la p'tite Elise

    Qui passait sa vie à l'église,

    Pendant qu' son mari allait boire

    Au café, du matin au soir?

    Celle qui faisait des ménages

    Pour les dames du voisinage,

    Celle qui se taisait toujours,

    Se taisait toujours?

    Elle a él'vé deux garçons et trois filles

    Qui sont mariés maintenant loin d'ici.

    Elle est partie, la p'tite Elise,

    P't-être bien qu' son Bon Dieu l'a reprise,

    Elle repose près de l'église.

     

    Qu'est devenu le vieil Emile

    Qui n' descendait jamais en ville,

    Qui passait toutes ses journées

    Au fond d' sa cuisine enfumée?

    Lui, qui s' plaignait de sa misère,

    D' plus pouvoir cultiver sa terre,

    Un beau jour on l'a mis dedans,

    L' a mis dedans.

    Lui qui comptait et recomptait ses sous,

    Qu'est-ce qu'il en fait maint'nant qu'il est dans l' trou?

    Il est parti le vieil Emile

    Avec son air d'oiseau fragile,

    Est mort sans avoir vu la ville.

     

    Et la grande Madame Yvonne,

    Qu' était si fière de sa personne,

    Qui, paraît-il, avait été

    La plus belle femme de la contrée?

    Toujours soignée, toujours bien mise,

    Elle passait dans sa robe grise,

    Sans jamais saluer les gens,

    Saluer les gens.

    On racontait qu'elle avait des amants,

    Les hommes parlaient de son tempérament!

    Partie aussi, Madame Yvonne,

    Par un matin d'arrière-automne,

    Elle ne f'ra plus rêver personne.

     

    Où sont passés ces personnages

    Qui vivaient là, dans le village,

    Qui composaient notre décor,

    Vous en souvenez-vous encore?

    Se sont tues comme les fontaines

    Ces voix qu'on entendait à peine,

    Ces douces voix de tous les jours,

    De tous les jours.

    On n'en parle pas dans les chansons,

    On les oublie après quelques saisons.

    Ils sont passés, ces personnages,

    Sans faire de bruit, dans le village,

    Il n'en reste que des images.

     

    (Personnages, Michel Buhler, 1976)

     

  • rencontre librairie Atmosphère

    Librairie Atmosphère, 1 rue Saint-Léger, 1205 Genève

    Jeudi 17 novembre à 18 h 30

     

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    Le 8 mars 1942, le lieutenant Alfred Luginbühl déserte l'armée suisse pour rejoindre la Waffen SS et combattre en Carélie sur le front russe. Grièvement blessé, fait prisonnier, envoyé dans un camp près de Leningrad, il s'évade, traverse toute la Prusse orientale dévastée avant d'échouer à Berlin. Au nom du feu raconte cette stupéfiante odyssée et les épreuves endurées par ce déserteur. Les retours sur son enfance et son adolescence tourmentées, à Montreux et à Vennes, au-dessus de Lausanne, dans la fameuse maison de correction des Croisettes, permettent de questionner les raisons secrètes d'un choix peut-être pas aussi libre qu'il n'y paraît. Alfred Luginbühl fut l'un des deux mille Suisses, militaires ou civils, et l'un des deux cent mille volontaires de tous pays, selon les estimations des historiens, à s'être rallié aux forces du Troisième Reich. Ce roman s'inspire, entre autres, des notes laissées à ses enfants.