Un Belge nommé John
Par Pierre Béguin
L’humoriste Pierre Desproges, alors qu’il alimentait sa «rubrique des chats écrasés» dans le quotidien l’Aurore, s’amusait – et nous avec lui – à faire du détournement d’informations. Un exemple du procédé vaut mieux que toutes les explications:
«Le Belge John Huismans a réussi à tirer une locomotive sur 150 mètres à la force de ses dents. À notre connaissance, c’est la première fois qu’un Belge s’appelle John.»
50 ans plus tard, nos journalistes font du Desproges comme Monsieur Jourdain fait de la prose, sans même le savoir. Là aussi, un exemple vaut mieux que toutes les explications:
Or donc, on nous apprend que l’importante fonte des glaciers ces dernières années a révélé, sur le glacier du Tsanfleuron, le plus grand du massif des Diablerets, un col pratiqué du temps des Romains, et que ces derniers devaient traverser à pied sec. Ce col est situé à 2800 mètres d’altitude entre les cantons de Vaud et du Valais et fait partie du domaine skiable du Glacier 3000.
Que croyez-vous que le journaliste tire comme conclusion(s) de cette information? Je vous le donne Émile, et je vous la fais courte:
- Que la perte des glaciers dans la région des Diablerets est en moyenne trois fois plus importante cette année par rapport aux dix dernières années.
- Que les mesures en 2021 ont révélé une épaisseur de glace d’environ 15 mètres dans cette zone.
- Que, sur la base de reconstructions et de comparaisons avec les données des années 2000, les chercheurs ont conclu que la taille des glaciers avait diminué de moitié entre 1931 et 2016.
- Que «notre comparaison entre les années 1931 et 2016 montre clairement qu’il y a recul significatif des glaciers durant cette période» (dixit le professeur Daniele Farinotti, de l’ETHZ).
- Que, si les glaciers ont perdu 50 % de leur volume entre 1931 et 2016, il n’a fallu que six ans, entre 2016 et 2022, pour qu’ils baissent de 12 %.
Conclusion: l’année 2022 est vraiment différente et va battre tous les records. Conclusion implicite: il devient urgent de ponctionner bien davantage encore les fonds publics pour accélérer les énergies de transition, solaire et éolienne, quitte à imposer l’état d’urgence aux droits de recours.
Toutes ces conclusions sont vraies et incontestables, certes, au même titre que le Belge de Desproges s’appelle John. Sauf que la véritable information n’est pas là!
Incroyable! Pas un mot – je dis bien, pas un mot – sur ce qui fait réellement l’intérêt de cette découverte (qui n’est d’ailleurs pas un scoop, puisqu’on m’avait déjà appris cela à l’école primaire). Si l’on admet que, il y a deux mille ans (une poussière de seconde dans l’infini de la création!), les Romains pouvaient passer à pied sec un col situé à 2800 mètres d’altitude, et aujourd’hui recouvert encore de glace, cela veut logiquement dire que:
1. Il y a deux mille ans, il n’y avait pas de glacier au col du Tsanfleuron.
2. S’il n’y avait pas de glacier au col du Tsanfleuron, il est fort probable qu’il n’y en avait pas non plus à même altitude ailleurs dans les Alpes (ce qui a permis à Annibal de les traverser avec des éléphants, et au mois de novembre, svp! On appelle d’ailleurs cette période l’Optimum romain).
3. S’il n’y avait pas de glaciers à moins de 3000 mètres dans les Alpes il y a deux mille ans, alors que, même s’ils fondent rapidement ces dernières années, ils résistent encore en 2022, il faudrait en déduire qu’il faisait, du temps de nos chers Romains, au moins aussi chaud, si ce n’est plus chaud qu’aujourd’hui (oui, oui! on cultivait des vignes en Angleterre au temps de l’Optimum médiéval, comme c’est de nouveau le cas de nos jours grâce au réchauffement climatique – actuellement, 33 700 hectares, l’équivalent de la région de Champagne, de terres de sa Majesté propices à la viniculture; on soupçonne même que les Vikings de l’âge du fer connaissaient déjà la vigne et le vin sous ces latitudes).
4. S’il faisait plus chaud du temps de nos chers Romains, cette chaleur n’est en aucun cas imputable au CO2 industriel, puisque il n’y avait à cette époque, à notre connaissance du moins, ni usines, ni avions, ni voitures, ni internet, ni Américains, ni tout ce qui émet ce CO2 de malheur responsable de tous nos maux et qu’on taxe en conséquence allégrement – oui, je vous le concède, il y avait déjà des vaches, mais il semble peu raisonnable d’imputer cette chaleur d’alors aux leurs seules flatulences, vous en conviendrez.
5. S’il n’y avait pas de glaciers à 2800 mètres du temps des Romains, et que nos glaciers actuels sont en train de fondre à la même altitude, c’est que, entre la période romaine et la nôtre, ils ont dû se reformer, en partie du moins.
6. S’ils se sont reformés, c’est qu’il a dû faire beaucoup plus froid à un moment ou à un autre – une période qu’on appelle d’ailleurs le petit âge glaciaire, et qui s’étend en gros entre le XIVe et le XIXe siècle.
Conclusion: «Souvent température varie, bien fol est qui s’y fie!» (tout le monde connaît cette expression, due à François 1er si l’on en croit Victor Hugo, mais il est devenu dangereux de l’utiliser de nos jours dans sa version d’origine, d’où cette petite modification de paradigme que je me suis permise).
Quant à ma propre conclusion, elle est simple. Je voudrais rappeler humblement à certains journalistes – mais pas que – le sens de la satire médiatique de Desproges qu’ils semblent n’avoir toujours pas comprise: la véritable information dans le scoop «Le Belge John Huismans a réussi à tirer une locomotive sur 150 mètres à la force de ses dents», ce n’est pas qu’un Belge puisse se prénommer John...