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  • Voyage au pays du mentir-Vert

    Par Guy Perrin

    1e partie

    «Toute idéologie est luciférienne en son essence, car elle est la révolte du Bien contre l’Être».

    Vladimir Volkoff

    I

    Farce tragique à Glasgow, farce comique à Sharm El Sheik, dénouement à Dubaï ?

    Comme la cour des Valois autrefois, la nef des fous du Mentir-Vert est itinérante ! Hier, voilà qu’elle fêtait ses échecs précédents en rade à Glasgow…Aujourd’hui à Sharm El Sheikh, demain à Dubaï… Dubaï, vous avez dit Dubaï ? Mais…Les E.A.U ne sont-ils pas membres de l’OPEP, dont le secrétaire général, Haitham Al-Ghais vient de déclarer « it is imperative that all parties involved in the ongoing climate negociations pause for a moment ; look at the big picture… » (je souligne), et d’inviter le monde à ré-investir dans les énergies fossiles !

    Mais de quoi donc les COP sont-elles le fruit, en train de tomber de l’arbre ? D’une science pervertie, tout d’abord, qui a involué en Logos de la fin des temps ; d’un retournement de l’Occident contre lui-même en une saisissante inversion de toutes les valeurs, ensuite ; enfin d’un projet politique désastreux, ultime (?) avatar ou débouché d’un marxisme étendu aux dimensions de la biosphère !

    Il n’est de science que de modèles, dont la portée heuristique demande validation par l’expérience ; la science n’a ainsi pas d’autorité de principe, car elle ne procède en rien d’un principe d’autorité, elle est née contre lui ! Mais tout au contraire d’interrogations, de questions et de contradictions – comme la démocratie en somme, à ceci près que la voix de la majorité n’y a point vocation à gouverner ! Le mythique consensus sur la science du climat est une fabricature, d’ailleurs totalement dépourvue d’intérêt scientifique. On connaît la réaction d’Einstein lors de la publication de 100 auteurs contre Einstein (1931) : « si je m’étais trompé, alors un seul aurait suffi » ! Tout autre est aujourd’hui la position du GIEC… Oh ! Il ne s’agit pas de mettre en accusation les nombreux remarquables scientifiques – point d’angélisme, il y a aussi quelques remarquables militants – qui y concourent. Non, c’est la structure même qui est pervertie, et aboutit, comme le montre si bien Gérondeau, à faire dire à d’honnêtes savants ce qu’ils n’ont jamais dit ! L’ardente nécessité où nous sommes d’une science du climat, malgré les évolutions positives notées dans l’AR6 par la grande Judith Curry, n’adviendra pas par une telle institution. Celle-ci est gauchie par le politique, qui rédige le Summary for policy-makers. Que ne donne-t-on au GIEC un statut calqué sur celui des Banques Centrales, totalement indépendant ? Il serait doté de la capacité d’autorecrutement, procéderait à de vastes auditions publiques et contradictoires, et rédigerait lui-même un résumé. Au lieu de cela, on assiste à un triste spectacle où le réel, et les nombreux démentis – en termes de surchauffe, de « désastres naturels » multiples, « d’urgence »… – qu’il inflige aux modèles n’est même pas pris en compte pour les reformuler vraiment ; pas plus que l’on ne montre les multiples incertitudes qui les affectent, ni le probabilisme qui résulte de leur « tuning », au-delà d’un trop vague « degré de confiance » jamais mentionné par le « Résumé pour les décideurs ». Celui-ci semble pour l’essentiel régi par la célèbre maxime du sensationnalisme : « if it bleeds, it leads » !

    La « science climatique » qui parvient aujourd’hui au public, et sert d’argument d’autorité, n’est ainsi qu’un objet médiatico-politique. C’est en ce sens qu’elle se fait le discours d’une idéologie, tout comme le contenu d’un programme, totalement délirants. Boris Johnson, hôte de la COP26, en était un parfait représentant, dans une course au « net zéro » aussi inepte qu’irréalisable – irréalisable parce qu’inepte – par les voies énoncées ! Pour ce faire, on ment massivement aux peuples, on substitue la peur à la délibération démocratique – devenue en ces matières incongrue et taboue – on tente d’apparaître comme les sauveurs de la planète. C’est ainsi que 1500 journalistes ont, en France, signé une « Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence climatique », qui revient à retirer du débat -c’est le mot et la position officielle de France Télévision- la problématique du climat ! C’est toute une phraséologie, répétée ad nauseam, de la dernière fenêtre et de la dernière chance, des « scientists say : si nous ne faisons rien, dans moins de vingt ans… » etc., dans un usage massif du conditionnel confondu avec un futur ! Ce dont on s’avise moins, à travers ces discours, c’est que la pseudo-science est bien au-delà de la bouffonnerie falstaffienne et soigneusement décoiffée d’un Johnson. En son essence, elle figure ce XXIe siècle religieux qu’évoquait Malraux, mais de manière quelque peu inattendue, ce retour du religieux s’énonçant comme science ! La « condition post-moderne », celle d’après les « Grands Récits » des religions et idéologies défuntes, n’aura pas duré longtemps : dans son ouvrage éponyme, Lyotard ne s’avise guère de ce que ladite condition n’est pas un état stable ! La pseudo-science du climat s’est ainsi muée en une mise en récit apocalyptique du monde, en un Logos qui donne à voir le plus horrible visage du religieux. C’est celui d’un discours de Grand Inquisiteur et de Camp du Bien, inversion de toute vraie foi, dont une « Greta » est l’icône éructante. L’icône est déclinante et a fait son coming-out politique d’extrême-extrême gauche à l’occasion de la parution de son –« sous la direction de »… On croit rêver !- Climate Book.. Mais il en est venu d’autres…Annonçant la fin de ce monde qui s’en va, la déchéance de l’homme, coupable de vouloir humainement l’habiter, une certaine « écologie » extrême s’impose in fine comme un culte panthéiste de Gaïa. Le Salut a pour condition la fin de tout ce à quoi « l’espèce humaine » – mot qui s’impose ici ! – a aspiré jusque-là, genre humain dont on vise, ouvertement ou pas, la réduction. Les écologistes radicaux de « Earth First », par exemple, proposent de ne plus soigner les malades au-delà de 65 ans ! Démonisant toute voix contraire, ces idéologies condamnent comme « insoutenable » toute aspiration au progrès, tout ce que la raison ordinaire appelle tel. Aucune objection ne peut valoir contre la perspective de la fin du monde : ce que ne perçoivent pas bon nombre de nos dirigeants, c’est qu’ils ne pèseront rien lorsque le vent de cette folie soufflera en tempête ! Or, ce que les COP valident, c’est la racine de ces discours. Dès lors que l’on admet une « urgence climatique », que l’on annonce comme certains des désastres « sauf si… », que l’on évoque des « dernières chances », c’est la logique de la peur et du catastrophisme qui l’emporte, au bout desquels il y a la décroissance et la collapsologie ! Insistons sur « la logique » : les prémisses du discours ayant été validées, l’extrémisme paraîtra toujours plus cohérent, plus intelligent et in fine plus « moral » que ce que produisent les COP… Qu’elles échouent systématiquement dans leurs objectifs – et comment pourrait-il en être autrement ? – sert d’argument pour montrer l’inanité de tout modérantisme, entretient la force du discours radical. Après chaque échec de COP, le moulin grétiniste à imprécations et exhortations se remet en marche !

    On n’insistera pas ici sur la démence anti-humaniste de ces monstruosités qui, comme l’avait dit Pie XI du communisme, « n’arriveront jamais » à leurs objectifs. C’est qu’elles aussi représentent un viol de la nature humaine – comme d’ailleurs elles portent une sotte naïveté, inhérente à tout panthéisme, dans leur vison de la nature tout court ! Ce qui est spécifiquement humain est conquête sur, séparation de la nature ! C’est un préalable de le reconnaître, si l’on veut, à l’égard de notre planète, pratiquer le « care », elle qui en a tant besoin ! C’est d’un surcroît d’intelligence humaine – oui, d’intelligence gestionnaire ! – d’un vigoureux investissement, dans l’humanisme comme dans l’innovation, que viendra la conservation raisonnée de notre habitat commun… Et non d’un obscène abandon/retrait apeuré de l’homme, désormais conçu comme un simple éclat de l’Univers divinisé, face aux forces surhumaines de celui-ci ! C’est la base même, ou plutôt l’absence de bases, du raisonnement de la pseudo-science qu’il faut attaquer pour éviter ce mortel engrenage.

    A suivre

     

     

     

     

  • Ecologie des villes et écologie des champs

    Par Claude Duverney

    source: Projekt Saflischtal-Grengiols /CCN Häringpanneaux solaires au-dessus de Grengiols.jpg

    Admirez ce beau projet (document joint du CCN)! Une montagne, au-dessus de Grengiols en Valais, recouverte de panneaux solaires produisant 1500 MW. Lesquels panneaux vont avantageusement évincer ces horribles mammifères à cornes et mamelles, dont les éructations produisent du méthane qui réchauffe le climat; chasser en même temps ses ploucs réactionnaires soufflant dans des cors des Alpes nécessitant l'abattage d'arbres vénérables.

    Ces panneaux qui vont surtout produire une énergie propre, les boues remplies d'arsenic et de mercure nécessaires à leur fabrication ne polluant pas nos belles montagnes mais les contrées très éloignées peuplées de trop nombreux Chinois épuisant la planète.
     
    L'article nous explique que cette énergie produite ne sera ni suffisante ni capable de répondre à nos besoins variables au cours de la journée. Il ne nous dit pas que l'efficacité desdits panneaux exigera un "nettoyage" complet et définitif de la végétation, histoire que les hautes Gentianes jaunes et la rarissime Ancolie des Alpes ne leur fassent pas de l'ombre en végétant.
     
    Je me souviens qu'un certain Nobel, alias Jacques Dubochet, proposait de recouvrir nos montagnes de panneaux solaires. Que je suis heureux de ne pas être un Nobel!
     
    Ainsi va la nouvelle écologie, celle des bobos des villes, prise d'une telle fièvre délirante qu'elle tourne le dos à la protection des paysages, à la tradition montagnarde, à la vie des gens, à la vie tout court; nouvelle religion malthusienne diabolisant l'homme et déifiant la nature - mais quelle "nature", quand on la sacrifie au nom de la planète? Partout, on supprime ou on contourne les lois de protection de la nature et des paysages au nom d'une transition écologique urgente. Quand on détruit la nature au nom de son sauvetage, c'est qu'on procède selon une doctrine viciée, rongée par la maladie. De plus en plus, les messages de cette écologie des villes répandent des odeurs de désespoir et de mort. Et notre jeunesse, j'en témoigne!, en souffre énormément. Nous sommes aujourd'hui responsables de cette pestilence qu'on laisse se diffuser partout...
     
    Il fut un temps où l'écologie était raisonnable et aidait à raisonner: elle aimait les champs et ceux qui prenaient soin de nos alpages, sans détester l'humanité. C'était l'écologie des champs... et des chants...

     

  • Trois environnementalistes à l'origine de la politique énergétique occidentale

    Par Anouchka Meier-Jones

    Rémy Prud’homme nous a montré (voir mon précédent billet) que la crise énergétique était causée par l’Energiewende allemande promue, sinon imposée par Bruxelles. Mais un document précis a servi de référence pour ce tournant volontariste au plan mondial : le Rapport SRREN du GIEC. Or, un trio d’environnementalistes a joué un rôle déterminant dans le tour donné à ce Rapport : Achim Steiner (No 1), Ottmar Edenhofer (No 2) et Sven Teske (No 3).

    Achim Steiner (No 1) était, depuis 2006, le directeur général du Programme des Nations Unies pour l'Environnement (PNUE), lequel a enfanté le GIEC. GIEC qu’il a semble-t-il convaincu de produire un rapport établissant que les énergies renouvelables constitueront une alternative aux énergies fossiles. Toujours est-il qu’en 2009, le GIEC lançait un open call et recevait en retour 164 scénarios d’évolution des émissions de CO2 en fonction des prévisions d’augmentation de la part des énergies renouvelables dans la consommation énergétique. De là le titre du Rapport : Special Report en Renewable Energies and Mitigation of Climate Change (SRREN).

    Le Rapport SRREN était dirigé par Ottmar Edenhofer (No 2), l’un des promoteurs du « Pacte vert » de l’UE visant la neutralité carbone en 2050, ex-collaborateur aussi de Nicholas Stern, dont le Rapport qui porte son nom préconisait la création d’une taxe carbone. De 2008 à 2015, Edenhofer a encore co-présidé le Groupe de travail III du GIEC, chargé de dessiner la politique mondiale face au réchauffement climatique.

    Le Rapport SRREN comptait 1544 pages réparties en 11 chapitres. Le plus important était le chapitre 10, intitulé Mitigation Potential and Costs. C’est lui qui évoquait les 164 scénarios des émissions futures en fonction de la part des énergies renouvelables dans la consommation mondiale. Quel tableau nous brossait-il ?

    Duverney2.jpg

    La figure 10.1 (SRREN, chap. 10 : 802), reproduite ici, présentait les courbes correspondant aux 164 scénarios. Leur dispersion était considérable. Surtout, les deux gerbes très divergentes qu’elles formaient étaient peu propices à tirer des leçons décisives pour l’avenir de l’humanité. Gérondeau de noter en passant (2021 : 165) qu’on s’étonnera que les « plus de 120 éminents experts internationaux » qui y ont contribué aient validé les deux « zéros » différents sur l’échelle des ordonnées (l’un noté en abscisse, l’autre à l’origine des courbes), et donc les deux axes des x !

    Néanmoins, le 9 mai 2011, à Abu Dhabi, le président du GIEC, Rajendra Pachauri, ne tarissait pas d’éloges à propos du travail effectué : « Le GIEC a fait la synthèse des informations disponibles les plus fiables et les plus pertinentes afin de proposer à la communauté internationale une évaluation scientifique des perspectives offertes par les énergies renouvelables en vue d’atténuer le changement climatique. Le Rapport spécial offre aux décideurs une base solide pour leur permettre d’affronter, en toute connaissance de cause, les défis majeurs du XXIe siècle. » (SRREN, Communiqué de presse : 2)

    Comment le Résumé à l’Intention des Décideurs (RID) du Rapport SRREN, le seul document largement lu, a-t-il synthétisé le Rapport complet ? Au paragraphe 6, intitulé Mitigation potentials and costs, on pouvait lire :

    « La majorité des 164 scénarios examinés dans ce rapport spécial indiquent une augmentation significative du déploiement des énergies renouvelables d'ici 2030, 2050 et au-delà. (…) La part des énergies renouvelables dans l'approvisionnement mondial en énergie primaire varie considérablement d'un scénario à l'autre. Plus de la moitié des scénarios prévoient une contribution des énergies renouvelables supérieure à 17% de l'approvisionnement en énergie primaire en 2030, pour atteindre plus de 27% en 2050. Les scénarios présentant les parts les plus élevées d'énergies renouvelables atteignent environ 43% en 2030 et 77% en 2050. » [10.2, 10.3] (SRREN, RID : 20 ; je mets en majuscules)

    Comment soutenir que la « majorité des 164 scénarios (…) indiquent une augmentation », alors qu’ils dessinaient majoritairement une baisse ? Et surtout, la phrase conclusive (en majuscule) était mensongère : elle utilisait le pluriel – « Les scénarios » –, alors qu’un seul scénario atteignait 77% en 2050, comme le montrait la figure 10.1. Et ce scénario exceptionnel émanait justement de Sven Teske (No 3), l’un des auteurs principaux du chapitre 10 du Rapport (dûment cité comme tel (SRREN : 791) Or à l’époque, Teske était responsable des énergies renouvelables chez Greenpeace International et engagé par l’European Photovoltaic Industry Association !

    Le Communiqué de presse du 9 mai 2011 était encore plus scandaleux, comme on peut le voir dans l’encadré qui suit. Car une fois signalé dans les titres que plus de 160 scénarios avaient été envisagés, le premier paragraphe affirmait purement et simplement que « Près de 80% de l’approvisionnement énergétique mondial pourrait être couvert par LES énergies renouvelables à l’horizon 2050 à condition que des politiques publiques adaptées soient mises en place » (je mets « les » en majuscules).

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    Le même Communiqué affirmait sans vergogne : « Il s’agit d’un rapport impartial, de portée générale, sur l’état actuel des connaissances traitant du potentiel présent et futur d’une filière énergétique économe en ressources et sobre en carbone » déclare le Professeur Edenhofer. » (SRREN, Communiqué de presse : 3)

    Ce sont donc les « perspectives » d’un seul homme (Sven Teske), mises en exergue par le SRREN grâce un co-religionnaire (Ottmar Edenhofer), qui dictent depuis 2011 les politiques des pays visant tête baissée la décarbonation : « [le] rapport SRREN (…) bouleversa depuis sa parution l’économie mondiale en l’entraînant sur une voie sans issue et malheureusement ruineuse au détriment de ceux qui la suivent, et au-delà de l’humanité tout entière. » (Gérondeau, 2022 : 51). On commence à s’en apercevoir, et ce n’est que le début !

    Notes et références :

    Gérondeau, La religion écologiste. Climat, CO2, hydrogène : la réalité et la fiction, L’Artilleur, Paris, 2021.

    Gérondeau, Les douze mensonges du GIEC. La religion écologiste 2, L’Artilleur, Paris, 2022.

    SRREN, Edenhofer O., Pichs-Madruga R., Sokona Y., Seyboth K., Matschoss P., Kadner S., Zwickel T., Eickemeier P., Hansen G., Schlömer S., von Stechow Ch. (ed), 2011, Special Report on Renewable Energy Sources and Climate Change Mitigation (SRREN), Special Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, Cambridge University Press.

    SRREN communiqué de presse.pdf

     

  • Les vrais responsables de la crise énergétique

    Par Anouchka Meier-Jones

    Une enquête de 150 pages sur les causes de la hausse des prix des énergies, menée par Rémy Prud’homme aux éditions L’Artilleur (2022), conduit à écarter les explications qu’on nous ressasse et à démasquer les vrais coupables : les décideurs politiques qui sont à l’origine de ces explications fumeuses. Mais, d’abord, qui est Rémy Prud’homme ?
    Diplômé de HEC et d’Harvard, Rémy Prud’homme a été professeur d’économie à Phnom-Penh, Lille, Paris XII, au MIT et à Venise. Il a été directeur-adjoint de l’Environnement à l’OCDE et consultant de la Banque Mondiale.
    Pour expliquer la crise énergétique, deux dates sont significatives, 2008 et 2021, insiste Prud’homme : « 2008 est une année clé pour le prix de l’électricité en France : ce prix (en termes réels) diminuait régulièrement avant, il augmente régulièrement après. Pour le pétrole et le gaz, 2008 est le début d’une période de prix élevés dans le monde, qui vont diminuer à partir de 2012. En 2021, les prix du pétrole, et surtout du gaz, s’élèvent considérablement. » (p. 144)
    Les gouvernants, leurs chargés de communication et les médias à leur suite, avancent quatre explications à la crise énergétique : 1) les coûts de production des énergies, 2) la guerre en Ukraine, 3) l’épidémie de Covid-19 et 4) l’OPEP. Ces causes mises en avant, note Prud’homme, sont des boucs émissaires commodes, qui permettent aux décideurs politiques de se dédouaner plutôt que d’assumer leurs erreurs : « Ces quatre prétendues causes de la hausse des prix des énergies ont un trait commun : elles échappent (presque) totalement au contrôle, et donc à la responsabilité, de nos gouvernants. » (p. 145)
    1) L’argument malthusien de la hausse des coûts de production ne tient pas : « La thèse de la raréfaction et de l’enchérissement des ressources naturelles a été constamment démentie par les faits : la durée de vie des réserves de pétrole et de gaz (et de la plupart des minéraux), loin de diminuer au fur et à mesure de l’extraction, augmente au contraire constamment. Il y a une course entre les contraintes de la géologie et les progrès de la technologie. Et c’est la technologie qui gagne cette course. L’exemple le plus frappant est offert par le gaz de schiste aux Etats-Unis. » (p. 146)
    2) La guerre en Ukraine est postérieure à la hausse des prix : « Le discours de la responsabilité de l’invasion de l’Ukraine résiste mal à l’analyse des faits. Il suffit de considérer le calendrier, qui fournit un alibi de premier ordre. Cette invasion et les malheurs qu’elle entraîne datent de février 2022, après les hausses des prix de l’énergie intervenues en 2021. L’effet ne peut pas précéder la cause. » (p. 147)
    3) La Covid-19 a induit une baisse de prix des énergies : « Les hausses de prix de 2021 sont certes postérieures à la pandémie de Covid-19, mais corrélation n’est pas causalité. Il n’y a aucun lien logique entre les deux événements. La pandémie ne peut évidemment pas expliquer la vague des hausses de prix de l’énergie de 2008. Elle ne peut pas non plus expliquer celle de 2021. La pandémie de 2020 a engendré une baisse historique de l'activité économique du monde, qui a, comme on peut s’y attendre, exercé une pression à la baisse sur les prix de l’énergie. Le monde a certes connu en 2021 un rebond de l’activité économique, mais qui a seulement remis l’activité mondiale à son niveau de 2019 » (p. 148).
    4) L’OPEP ne va pas tuer la poule aux œufs d’or : « L’Opep a certes l’objectif de faire monter les prix du pétrole, mais il ne semble pas qu’elle en ait les moyens. Cet objectif n’est d’ailleurs même pas toujours partagé par l’Arabie Saoudite, le poids lourd du cartel, qui connaît l’histoire de la poule aux œufs d’or, et ne veut pas de prix excessivement élevés, qui risqueraient d’inciter ses clients à réduire à terme leurs achats. Toujours est-il que les réductions de l’offre (…) sont surtout intervenues lorsque les prix du pétrole étaient descendus à des niveaux très faibles (30 dollars le baril), et ont eu pour effet de faire remonter à des niveaux moyens (disons 70 dollars), plutôt qu’à des niveaux très élevés (120 dollars). (p. 148-149)
    Les soi-disant responsables de la crise énergétique sont donc de faux coupables. Alors, quels sont les vrais ? Il y en a trois : 1) l’augmentation des taxes énergétiques, 2) les investissements dans les renouvelables intermittents et 3) la multiplication des obstacles à la production des autres formes d’énergie.
    1) Les taxes sur les carburants ont pris l’ascenseur : « Le poids de la fiscalité des carburants est bien connu. En gros, ces taxes spécifiques doublent le prix hors taxes. L’essence et le gazole sont (après le tabac) de loin les biens les plus imposés en France et dans la plupart des pays industriels. Ce poids a nettement augmenté dans les années 2000-2010, notamment avec l’introduction des taxes carbone nationales et européennes. » (p. 149-150)
    2) Le développement des renouvelables intermittents est coûteux et renforce la consommation de gaz : « Le développement à marche forcée des renouvelables intermittents (éolien et solaire) va dans le même sens, pour deux raisons. La première est que ces énergies sont coûteuses. (…) La seconde raison, moins évidente, est que l’intermittence de ces renouvelables impose le recours à des capacités de production thermique pour faire face à la demande lorsque le soleil est couché ou voilé et le vent inactif. Le procédé de recours le plus utilisé est le gaz naturel. On constate que l’électricité au gaz augmente lorsque l’électricité renouvelable intermittente augmente. » (p. 150)
    3) Les énergies fossiles et nucléaire ont été diabolisées : « Le plus important a sans doute été la diminution des investissements dans les énergies classiques, autres que les intermittentes. Elle a été marquée : dans le nucléaire, présenté comme aussi immoral que le charbon ; dans le gaz de schiste, totalement interdit en Europe (…) ; dans le charbon et le pétrole, avec l’interdiction faite à toutes les agences d’aide au développement (…), et même aux banques privées, de financer des projets d’investissement dans les combustibles fossiles partout dans le monde. Moins d’investissement, moins de combustibles, augmentation des prix. » (p. 151)
    Tels sont donc les trois véritables coupables, conclut Prud’homme : « Ces trois évolutions sont intervenues dans tous les pays développés au début des années 2000 et expliquent la forte hausse des prix des énergies à partir de 2008. On a là de vrais coupables. » (p. 151) Pour autant, ces trois évolutions ne sont pas tombées du ciel : elles sont « endogènes, résultant de politiques délibérées, volontaristes, engagées dans et par les pays développés. » (p. 152)
    A l’origine de la crise énergétique, donc, des politiques résolues, imposées au nom d’une vision moralisante opposant le Bien au Mal : « Ces vrais coupables sont liés comme les doigts de la main. Ils procèdent d’une même philosophie, ou idéologie : la nécessité absolue de faire des renouvelables intermittents la pierre angulaire de l’offre énergétique. Cette nécessité prétend s’appuyer sur l’impératif moral de réduire les rejets de CO2 pour sauver la planète. Mais en réalité, elle a un fondement dichotomique, religieux, moral : les renouvelables, c’est le bien ; les autres formes d’énergie, c’est le mal – même le nucléaire qui ne rejette pas du tout de CO2. Il faut donc favoriser le bien et combattre le mal. Subventionner le bien (les renouvelables), et augmenter le prix du mal (les autres formes d’énergie). Cette politique conduit nécessairement à élever le prix de toutes les énergies. » (p. 152)
    A ces véritables coupables viennent toutefois s’ajouter deux complices, à la responsabilité inégale : le taux de change de l’euro et l’Union européenne. La perte de valeur de l’euro a certes eu un impact, mais pas le plus important : « En une douzaine d’années, l’euro a perdu 30% de sa valeur. Corrélativement, le prix du pétrole a de ce seul fait augmenté en Europe de 40%. » (p. 154)
    Le rôle de l’Union européenne a en revanche été considérable : « Le second, plus important, est le rôle des institutions européennes. Une bonne partie des décisions que l’on a appelées les vrais coupables des hausses de prix ont été inspirées – ou imposées – par la Commission, le Conseil ou le Parlement européens. Pour Bruxelles, l’Energiewende allemande a été le modèle à généraliser. Le tout-renouvelable, la haine du nucléaire, l’interdiction du gaz de schiste, les taxes carbone, le recours massif au gaz importé, tous ces facteurs de hausse des prix de l’énergie ont été activement promus par l’Union européenne. » (p. 154-155)
    Ainsi que le conclut Prud’homme, « Au final, il apparaît que la hausse actuelle des prix de l’énergie résulte assez largement de décisions prises par les décideurs et les élites des pays développés. » (p. 158).
    Ce qui apporte un bel éclairage sur la démission de la ministre suisse du DETEC : Simonetta Sommaruga. Le prétexte mis en avant ne convaincra que les naïfs qui admettent également les pseudo-explications de la crise énergétique. En réalité, au moment où le Titanic du DETEC vient de heurter un iceberg, l’amirale quitte précipitamment le navire pour ne pas avoir à répondre du mauvais cap maintenu jusqu’à ce que le choc révèle une erreur qu’on s’évertuait à faire passer pour l’unique voie envisageable.

     

  • Fête des pères

    Par Pierre Béguin

    «Inquiéter, tel est mon rôle», professait André Gide.

    Inquiéter, et non pas rassurer. Inquiéter, c’est-à-dire aller à rebrousse-poil de ce qui est donné comme des évidences, à contre-sens de la pensée dominante, à contre-pied des croyances officielles. Insister sur ce qui pourrait opposer l’auteur à ses lecteurs. Quitte à prendre des risques.

    Dans un contexte hyper formaté où écrire un livre mettant en scène un personnage féminin violé et violenté, de préférence par la figure paternelle, semble vous assurer la frénésie médiatique et le succès populaire – preuve en est: Netflix s’est résolument inscrit dans cette voie –, inverser les rôles de l’agresseur et de l’agressé relève de la croisade inconsidérée. Plus la pensée est manichéenne, plus elle est confortable. Et personne n’aime à être bouter hors de son confort, à plus forte raison celui que procurent paresseusement opinions ou croyances figées.

    C’est pourtant le risque que prend Jean-Michel Olivier dans son dernier roman. Le titre tout d’abord: Fête des pères ne s’entend pas comme la commémoration annuelle des géniteurs mais, dans son sens contraire, comme l’expression des mauvais traitements qui leur sont réservés et que l’air du temps, qui ne souffle résolument que dans un sens, s’évertue à chasser de notre entendement. Une grande majorité d’hommes ayant subi les affres du divorce pourraient en témoigner, si tant est qu’on leur donne la parole. Sauf qu’on la leur donne rarement.

    C’est précisément l’objectif que s’est fixé Jean-Michel Olivier dans son dernier roman qui vient de paraître aux éditions de l’Aire et Serge Safran: mettre en scène ces pères à temps partiel, ces pères du dimanche qu’on reconnaît au premier coup d’œil autour des bacs à sable «pas rasés, vêtus sans élégance, mal dans leur peau», «condamner à aller de l’avant sans jamais regarder en arrière, comme Orphée remontant des enfers», et s’en faire l’avocat puisque personne, ou presque, ne s’en préoccupe.

    Plaidoirie contre plaidoirie? Peut-être. Mais l’auteur a la sagacité de souligner des évidences qu’on a longtemps voulu ignorer. Et d’abord que la balance du divorce, depuis des décennies, penche manifestement en faveur des femmes auxquelles fut attribué le rôle avantageux d’éternelles victimes, avec la panoplie de dédommagements consubstantiels à ce statut, aux dépens des hommes, éternels coupables devant le juge. «Ou plutôt la juge, puisque dans ces affaires de séparation, 90 % des juges sont des femmes. Autant dire que l’affaire est réglée avant même d’avoir été traitée...».

    Et si d’aventure le pauvre type «ne sait pas résister à une paire de nichons», les coups de foudre deviennent très vite des coups de fusil qui le laissent exsangue à la fin du mois avec son plat de pâtes pour unique compagnie, «condamné, après deux divorces et trois pensions alimentaires, à travailler comme une mule pour faire tourner le manège» et, parfois, à ne voir sa progéniture qu’un week-end sur deux «quand Madame est d’accord».

    Quant aux femmes de cette fête des pères, à commencer par l’héroïne – Leslie, une journaliste américaine démocrate et féministe –, elles ressemblent davantage à des Gorgones qu’à des victimes. Telle cette Mathilde, flexitarienne avant de se convertir au véganisme, que le héros a croisé à la piscine et qui nous vaut un savoureux portrait: «Mathilde écrit des livres pour enfants et des romans pour adultes. Ce sont souvent les mêmes. Des livres bourrés de bons sentiments, toujours en phase avec l’actualité. Des livres dopés à la moraline. C’est une femme de son temps. Son rêve serait de réécrire ces affreux contes de fée – sexistes, machistes – de notre enfance afin qu’ils ne choquent plus les oreilles innocentes. Elle aurait pu avoir une vie heureuse et insouciante, mais elle a choisi d’être une victime (…) Les victimes ont besoin d’un bourreau. Elle se vengera de moi dans un roman où je serai un fils de pute, un prédateur affreux, un acteur sur le retour à la queue flasque».

    Des Gorgones qui entendent aussi modeler l’homme nouveau (qui doit rester un homme, certes, mais pas trop: «ni macho, ni trop blanc, ni trop mâle, ni trop libre»), à l’image de Russ, le nouvel amant de Leslie, véritable fée du logis: «Il cuisine, il fait briller les casseroles, il met la table, il passe l’aspirateur, il ravaude, il répare, il tricote, il raccommode, il sait tout faire. Elle a trouvé la perle rare, enfin».

    Des Gorgones dont l’objectif ultime, inavoué ou inavouable, est de supprimer ce scandale, cette aberration qu’est le père: «Depuis toujours, peut-être inconsciemment, Leslie rêvait d’un monde sans père. Il est en train d’advenir. Ce sera un monde pacifié, sans guerre ni violence d’aucune sorte. Un monde enfin purgé de ses excès. Sans prédateurs. Sans agresseurs. Sans tueurs. Sans violeurs. Un monde entièrement dévolu au culte du Bien. Tout ce qui, autrefois, était obscène ou inapproprié aura disparu. Et nous vivrons dans l’hallucination – la perte du réel».

    Mais avant d’être un manifeste, Fête des pères est d’abord un roman qui raconte l’histoire de Damien Maistre, acteur sur le déclin, qui essaie de surnager face à ses déboires sentimentaux et professionnels, et surtout face à son ex femme Leslie, qui menace de retourner vivre aux États-Unis avec son nouvel amant Russ, en emmenant leur enfant, qu’elle considère comme le sien. L’habilité de Jean-Michel Olivier est de se placer aux antipodes du modèle manichéen qu’il dénonce: si Leslie est loin de l’archétype victimaire, Damien concentre la plupart des défauts communément attribués aux hommes. Car le monde où se déroule cette fête des pères possède des accents – l’emphase romantique en moins – de celui qu’en dresse Musset dans On ne badine pas avec l'amour: «Le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus infâmes rampent et se tordent sur des montagnes de fange». Mais s’il reste une chose sublime (pour plagier notre grand romantique), c’est l’amour de ces êtres pour leurs enfants. Et Damien n’en manque pas pour le sien: «L’enfant appelle au milieu de la nuit. Et l’on se précipite dans sa chambre. En général, c’est moi – depuis sa naissance, je ne dors que d’un œil. Je le prends dans mes bras, je fredonne une chanson, je passe ma main dans ses cheveux si doux. Je pose un baiser sur ses joues baignées de larmes».

    Comme tous ces pères du dimanche qui tentent de survivre dans le marasme du divorce et des pensions alimentaires, Damien Maistre aime son enfant, profondément, sincèrement, et sûrement de manière moins possessive et égoïste que sa femme Leslie. C’est là sa rédemption et sa raison d’être. Alors, quand Leslie menace de l’en priver en emmenant l’enfant dans ses bagages à Chicago comme s’il était sa propriété, Damien pète un plomb.

    La suite se transforme en une sorte de road movie à la Thelma et Louise, version moderne de la chasse à courre. Sauf que là – O tempora o mores! – les gibiers ne sont pas deux femmes victimes d’avoir logiquement répondu à l'horrible agression machiste, mais un homme et son enfant victimes des prérogatives féminines, dont la violence, plus psychologique que physique, n'a rien à envier en répugnance à celle qu'elles entendent dénoncer. Et l’issue de cette randonnée mortelle n’a pas comme décor la majesté du Grand Canyon d’Arizona, mais la modestie d’une ferme perdue sur la côte irlandaise.

    Jusqu’au bout, Jean-Michel Olivier aura retourné la doxa comme un gant. Avec habilité et un sens certain de la caricature.

     

    Fête des pères, Jean-Michel Olivier, éditions de l’Aire – Serge Safran, 2022.

     

  • La correspondance Georges Poulet - Jean-Pierre Richard

    Par Frédéric Wandelère

     

    De Montesquieu à Balzac les romans par lettres ne manquent pas : Les Liaisons dangereuses en sont un redoutable exemple. Ce qui en fait le fond et le cadre change avec l’époque, la société et le milieu concernés. Jusqu’à présent, la violence symbolique qui caractérise le milieu universitaire, n’a pas encore fait l’objet de ce genre de roman. Toutefois, imaginant le personnage de Brichot, Marcel Proust approchait ce monde avec l’humour insinuant qui le caractérisait. De son côté Philip Roth, dans La Tache (parue en 2000), nous avait introduit dans l’univers sanglant des universités américaines au commencement des ravages de l’idéologie woke et de la cancel culture, la culture de l’annulation, ravages qui touchent désormais la France et l’Europe. Reste qu’aucun romancier, à ma connaissance, aucun historien de la littérature et de la critique universitaire, ne nous a encore plongés dans la réalité des luttes d’influence, des affrontements idéologiques, méthodologiques et intellectuels dont les universités européennes et américaines ont été le théâtre dans la seconde moitié du XXe siècle, avant même le vandalisme woke. C’est dans ce monde que nous pénétrons avec la publication de la correspondance personnelle de deux critiques parmi les plus éminents de l’époque, Georges Poulet et Jean-Pierre Richard, proches intellectuellement et amicalement de Marcel Raymond, de Jean Rousset et de Jean Starobinski – que l’on réunit à bon droit sous la bannière de l’École de Genève.

    Outre l’intérêt qu’offrent ces échanges indispensables à la connaissance de ce qui est au fondement de la critique littéraire, le lecteur entrera véritablement dans un roman aux multiples personnages, critiques, poètes et professeurs, tous bien connus par leurs œuvres publiées, mais inconnus ou peu connus comme personnes – influentes et agissantes ! Et voici leurs deux faces réunies, croquées par deux auteurs mordants, inventifs et inspirés. Tous les personnages circulant dans ce roman de la critique, aujourd’hui, sont morts mais ils restent étrangement vivants par les portraits qu’en font tant Jean-Pierre Richard que Georges Poulet. On croisera de vieux pontifes, esquissés d’un crayon sûr : Georges Blin « féroce les jours de soutenance », Pierre-Henri Simon « un peu borné, mais bien intentionné », Albert Béguin, « espèce de sacristain onctueux », « Eugène Vinaver, si instable, si peu équilibré », Jean Grenier « gentil mou, sans grande ressource intérieure », Raymond Lebègue propageant « à l’entour de lui un incroyable climat de bassesse », Hugo Friedrich « archi sympathique. Pathétique aussi, sorte de Siegfried amputé, se trainant ignoblement sur ses pattes ». On verra passer en silhouettes quelques illustres gloires, Leo Spitzer, Arthur Lovejoy (que Jean Starobinski citait si fréquemment en cours et dans ses séminaires), Gaston Bachelard qui paraît à Georges Poulet « le plus grand bonhomme de notre temps ». Il est plaisant de voir apparaître dans leur costume de jeunes prometteurs, en 1954, Roland Barthes, « garçon délicieux » ; et vers 1963 Gérard Genette, dont Jean-Pierre Richard distingue « l’intelligence et l’envergure » en même temps que « son horreur du ‘vécu’, sa passion des structures immobiles, et pour tout dire, le caractère encore assez néophyte et fanatique de son structuralisme ». C’était bien vu ! – Figures I, ne paraîtra qu’en 1966.

    Il arrive fréquemment que par touches successives le croquis se développe efficacement en portrait, que les personnages entrent en mouvement, agissent, les uns positivement ( Marcel Raymond, Jean Starobinski ), certains de façon plus ambigüe (Gaëtan Picon, Marie-Jeanne Durry, Jean Pommier ) et d’autres en toute malfaisance.

    La pièce centrale, le morceau d’anthologie c’est la préparation et la marche vers la thèse consacrée à Mallarmé de Jean-Pierre Richard, puis le récit de la soutenance en Sorbonne en mai 1962. En 1954 Richard avait déjà publié Littérature et sensation, suivi, en 1955, de Poésie et profondeur, qu’on peut considérer aujourd’hui comme deux classiques de la critique littéraire ; mais ce n’étaient pas des thèses ! et donc l’enseignement universitaire lui était encore fermé. L’idée, voire la nécessité d’une thèse sur Mallarmé germe en 1955. En 1958 elle est quasiment rédigée. Il faudra encore quatre années de manœuvres, d’intrigues et de péripéties dignes de Balzac pour atteindre à la soutenance, dont Richard fait une description hilarante en mai 1962 (pages 198 à 202). Selon Poulet « faire acte de présence à une soutenance c’est » assister en une même séance « à un dîner de première communion » et à une opération « des amygdales », j’ajouterais : sans anesthésie ! (Le pavé de 650 pages, L’Univers imaginaire de Mallarmé, paraitra, comme c’était alors la coutume, en 1961, avant la soutenance.)

    Dans tout roman de quelque ampleur deux univers au moins sont en contact. Après ou parallèlement à l’aquarium universitaire où nos deux auteurs nous plongent en compagnie des gros et petits poissons de la critique professorale, parmi les courants, les chaud-froid et les remous qui mènent à la soutenance, nous passons dans l’univers également contrasté des poètes, dont Jean-Pierre Richard est, comme on le sait, l’un des plus illustres et plus fins commentateurs. Les portraits et croquis, de Mallarmé à Bonnefoy, synthétisent habilement les œuvres et le caractère de certains poètes. Ici également Richard décoche quelques plaisantes flèches, toutes acérées en pointe du mot « sorte » : « Du Bouchet, sorte de Reverdy aveuglé, asphyxié et éclaté » ; « Jacques Dupin « sorte de cousin spirituel de Du Bouchet », Ponge « sorte de tissus éponge post mallarméen et paulhanisé ». Georges Poulet n’est pas en reste : Guillevic lui a « toujours fait songer à ce fromage trop sec qui vous reste dans la gorge ». Tout n’est pas que flèche, d’ailleurs ; par exemple Richard, voit en Bonnefoy ( « bête noire » de Char ) une « personnalité séduisante, d’un attrait quasi-magique et très poétique » ; il juge qu’il « sort tout armé de Jouve mais transpose dans le sensible la poursuite que celui-ci menait dans le théologique ou le charnel ». J’approuve !

    Si la soutenance était le grand moment universitaire de cette correspondance, l’affaire Char, lui fait un pendant anecdotique du côté de la poésie. Après la publication de Poésie et profondeur, en 1955, Richard, assez moqueur, note la réaction d’un Char « laconique, prophétique et sacramentel ». Un peu plus tard, suite à la publication d’un article sur le poète de l’Isle-sur-la-Sorgue, Richard constate qu’il est « très difficile, susceptible, soucieux au maximum de lui-même et de sa gloire », propos qu’il amplifie plus tard : il est « fou, simplement, littéralement fou : un sens maladif de lui-même, de son œuvre, un besoin d’adoration, une méfiance même de toute interprétation critique qui ne soit pas de l’ordre de l’extase… ».

    La confirmation de la justesse de ces observations arrive en avril 1963. L’affaire commence page 214 et s’apaise page 234. Georges Poulet à qui l’on avait demandé une étude sur Char l’envoie à la revue commanditaire, laquelle la fait lire au poète qui entre en fureur pour un mot qui lui déplait. On alerte la république, on exige des corrections, les courtisans ( Dupin, Pingaud, Balard, Lescure ) s’entremettent, proposent, menacent ; les directeurs de revues tremblent devant le « physique d’armoire à glace [du poète, son] grand corps épaissi et une tête en forme de marteau pilon [qui lui donnent] une présence, ou une façade assez extraordinaire ». L’intimidation sera couronnée de succès. On cèdera à la « paranoïa » et au « pathétique insupportable » du poète puisque le mot « étriqué » qui avait suscité sa fureur sera remplacé par le mot « crispé appartenant au langage du maître ». Ce qui ne manquera pas de faire sourire les lecteurs d’À une sérénité crispée !

    L’affaire avait déjà fait l’objet d’une étude très documentée par Marta Sábado Novau dans l’ouvrage qu’elle a consacré à l’École de Genève ( Hermann, 2021 ) et d’un article de Stéphanie Cudré-Mauroux, « Le Corpus et les acteurs de l’affaire Char » paru chez Wallstein en 2022. Mais ici, nous lisons les documents de première main, dans leur jus d’époque, vivants, tout frémissants d’émotion et d’indignation !

    Toute anecdotique qu’elle soit, l’affaire troublera beaucoup Georges Poulet dont la critique d’adhésion et d’identification, si profondément sympathique aux œuvres, se trouvera en l’occurrence mise à mal. Occasion aussi d’une remise en question, d’une auto-interrogation scrupuleuse et douloureuse : à quoi l’on reconnaît un trait profond de l’École de Genève, et sans doute aussi de l’éthique qu’elle a faite sienne !

    Notons pour terminer que l’édition de cette correspondance est un modèle de respect du texte, d’annotation sobre et non pédante.

     

    Georges Poulet et Jean Pierre Richard. Correspondance 1949-1984. Editée par Stéphanie Cudré-Mauroux et Marta Sábado Novau. Slatkine Erudition, 428 pages. 2022.

    Les éditions de La Baconnière font paraître en même temps, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Jean-Pierre Richard, Sur la critique et autres essais, recueillis par Jonathan Wenger.

    J’aurais pu ou dû mentionner Les Modernes de Jean-Paul Aron, paru en 1984 ; Le Démon de la théorie, et Les Antimodernes d’Antoine Compagnon, parus en 1998 et en 2005. 

  • Lettre ouverte au MCG

    Par Alain Jacquemoud

    Le MCG a naguère lancé l’idée de la préférence cantonale. Il a eu raison. Que vaudrait la politique d’engagement des entreprises, de l’administration, etc. si elles donnaient systématiquement la préférence à des collaborateurs en provenance de l’extérieur du canton, du pays ? Il a posé la question du développement de Genève, qui doit selon lui être étroitement pensé en fonction de l’exiguïté du territoire cantonal. Il a eu raison. A quoi conduirait un développement voulu pour lui-même, et qui n’intégrerait pas comme une absolue priorité la question de l’équilibre entre les zones construites et les zones réservées à l’agriculture, au vignoble, aux prairies extensives, aux rares marais encore présents, aux forêts, …

    Mais avoir de (deux) bonnes idées ne signifie pas que l’on ne peut pas en avoir de mauvaises. Je prends comme indice fort d’un dérapage le titre d’un article paru dans le dernier numéro du journal de ce parti, courant novembre. Grosses lettres noires pour accuser les frontaliers de tous les maux. 

    Rien de bien neuf sous le soleil, direz-vous. C’est vrai : chaque fois qu’il est question des frontaliers, le MCG y va de ce genre de refrain, qui claque bien davantage comme un coup de gueule idéologique que comme le fruit d’une réflexion raisonnée sur le monde du travail et de l’emploi à Genève. Mais voilà, c’est son mantra, sa chanson amère, son épine dans le pied, son joujou en forme de rouleau compresseur. A intervalles réguliers, un organisme officiel produit des chiffres relatifs au nombre de frontaliers dans le canton. Comme il est bien connu que les chiffres parlent d’eux-mêmes une langue immédiatement compréhensible par tous et qu’ils ne sauraient mentir, dans l’heure, le MCG dégoupille sa grenade rhétorique. Et boum ! L’affaire est réglée, ou plutôt devrait l’être rapidement si le monde obéissait aux critères mis en avant par ce parti.

    Cela dit, chacun admet sans peine que l’arrivée quotidienne à Genève, le plus souvent en voiture privée, de dizaines de milliers de travailleurs en provenance de l’extérieur ne va pas sans poser de vrais problèmes de trafic. Ces problèmes, il conviendrait donc de leur trouver à court terme des solutions meilleures que celles qui existent. 
    Reste le noyau dur de la question. Le nombre de personnes extérieures ne cesse d’augmenter depuis vingt ans. Pourquoi ? La vérité, c’est que dans des pans entiers de l’activité économique au sens large – PME qui travaillent dans la construction, l’hôtellerie /restauration, la santé – Genève dépend de la main d’œuvre extérieure. Une info récente et un chiffre : « Genève est dépendante de la France pour son système de santé. 57% de son personnel soignant possède un diplôme français. » (Journal de Léman bleu, jeudi 1er décembre 2022). Renvoyez ces travailleurs chez eux et ces secteurs seront proprement sinistrés. Bref, le MCG sert la vérité comme l’étoile polaire sert de guide aux aveugles. 

    Il ressort de ce qui précède que le MCG a deux fois tort. Si l’on appliquait les mesures qu’il préconise, ce parti, qui se profile comme le seul véritablement au service des Genevois, les conduirait à une sorte d’enterrement de première classe. Et on s’étonne pour finir que des représentants haut placés et fort sensés de ce parti – on pense entre autres à un certain conseiller d’Etat –  n’interviennent pas pour que les rédacteurs du journal mettent un bémol gros comme le Salève à des propos aussi obstinément faux et trompeurs.

  • Oh, les beaux jours!

    Par Pierre Béguin

    Si l'on en croit Netzéro Samizdat, le site de Benny Peiser, Président de la Global Warming Policy Foundation, et Hotair:

    «La Suisse pourrait être le premier pays à imposer des interdictions de circulation aux voitures électriques en cas d’urgence pour assurer la sécurité énergétique. Plusieurs médias le rapportent unanimement et évoquent un  projet de règlement sur les restrictions et interdictions d’utilisation de l’énergie électrique. Plus précisément, le document indique : «L’utilisation privée des voitures électriques n’est autorisée que pour les déplacements absolument nécessaires (par exemple, pratique professionnelle, shopping, visite chez le médecin, participation à des événements religieux, rendez-vous au tribunal).» Une limitation de vitesse plus stricte est également prévue sur les autoroutes.
    La majeure partie de l’électricité en Suisse provient de l’énergie hydraulique. Cependant, le pays importe également de l’électricité d’Allemagne et de France. S’il y a des goulots d’étranglement dans ces deux pays, l’électricité pourrait devenir rare en Suisse. La sécurité énergétique en Europe est considérée comme menacée en raison de la guerre menée par les Russes contre l’Ukraine.»
    "La Suisse a élaboré différents «niveaux d’escalade» pour faire face à la crise énergétique. L’interdiction de recharger les véhicules électriques n’entrerait en vigueur qu’au niveau 3, selon le projet de loi que des journalistes se sont procurés. Avant cela, le gouvernement imposerait des limites sur la température de l’eau dans les machines à laver (oui… sérieusement) et interdirait l’utilisation de souffleuses à feuilles et des sièges chauffants sur les télésièges. Bizarrement, les vidéos des services de streaming seront invitées à ne s’afficher qu’en résolution SD…"

    Qu'on se le dise! Les personnes qui possèdent une bonne vieille voiture avec un moteur à explosion pas du tout "décarbonisé" pourront donc continuer à rouler normalement. Du moins jusqu'en 2035, date à laquelle l'Europe a décidé d'interdire les véhicules à moteurs thermiques, et même hybrides (une décision qui doit encore être approuvée par les Etats membres).

    Quant aux personnes qui viennent d'installer à grands frais une pompe à chaleur à la place de leur chaudière à gaz ou de leur vieille chaudière à mazout hyper polluante, elles ne perdent rien pour attendre avant de se les geler en hiver...

    Vive le tout électrique!

     

     

  • Un Belge nommé John

    Par Pierre Béguin

    L’humoriste Pierre Desproges, alors qu’il alimentait sa «rubrique des chats écrasés» dans le quotidien l’Aurore, s’amusait – et nous avec lui – à faire du détournement d’informations. Un exemple du procédé vaut mieux que toutes les explications:

    «Le Belge John Huismans a réussi à tirer une locomotive sur 150 mètres à la force de ses dents. À notre connaissance, c’est la première fois qu’un Belge s’appelle John.»

    50 ans plus tard, nos journalistes font du Desproges comme Monsieur Jourdain fait de la prose, sans même le savoir. Là aussi, un exemple vaut mieux que toutes les explications:

    Or donc, on nous apprend que l’importante fonte des glaciers ces dernières années a révélé, sur le glacier du Tsanfleuron, le plus grand du massif des Diablerets, un col pratiqué du temps des Romains, et que ces derniers devaient traverser à pied sec. Ce col est situé à 2800 mètres d’altitude entre les cantons de Vaud et du Valais et fait partie du domaine skiable du Glacier 3000.

    Que croyez-vous que le journaliste tire comme conclusion(s) de cette information? Je vous le donne Émile, et je vous la fais courte:

    - Que la perte des glaciers dans la région des Diablerets est en moyenne trois fois plus importante cette année par rapport aux dix dernières années.

    - Que les mesures en 2021 ont révélé une épaisseur de glace d’environ 15 mètres dans cette zone.

    - Que, sur la base de reconstructions et de comparaisons avec les données des années 2000, les chercheurs ont conclu que la taille des glaciers avait diminué de moitié entre 1931 et 2016.

    - Que «notre comparaison entre les années 1931 et 2016 montre clairement qu’il y a recul significatif des glaciers durant cette période» (dixit le professeur Daniele Farinotti, de l’ETHZ).

    - Que, si les glaciers ont perdu 50 % de leur volume entre 1931 et 2016, il n’a fallu que six ans, entre 2016 et 2022, pour qu’ils baissent de 12 %.

    Conclusion: l’année 2022 est vraiment différente et va battre tous les records. Conclusion implicite: il devient urgent de ponctionner bien davantage encore les fonds publics pour accélérer les énergies de transition, solaire et éolienne, quitte à imposer l’état d’urgence aux droits de recours.

    Toutes ces conclusions sont vraies et incontestables, certes, au même titre que le Belge de Desproges s’appelle John. Sauf que la véritable information n’est pas là!

    Incroyable! Pas un mot – je dis bien, pas un mot – sur ce qui fait réellement l’intérêt de cette découverte (qui n’est d’ailleurs pas un scoop, puisqu’on m’avait déjà appris cela à l’école primaire). Si l’on admet que, il y a deux mille ans (une poussière de seconde dans l’infini de la création!), les Romains pouvaient passer à pied sec un col situé à 2800 mètres d’altitude, et aujourd’hui recouvert encore de glace, cela veut logiquement dire que:

    1. Il y a deux mille ans, il n’y avait pas de glacier au col du Tsanfleuron.

    2. S’il n’y avait pas de glacier au col du Tsanfleuron, il est fort probable qu’il n’y en avait pas non plus à même altitude ailleurs dans les Alpes (ce qui a permis à Annibal de les traverser avec des éléphants, et au mois de novembre, svp! On appelle d’ailleurs cette période l’Optimum romain).

    3. S’il n’y avait pas de glaciers à moins de 3000 mètres dans les Alpes il y a deux mille ans, alors que, même s’ils fondent rapidement ces dernières années, ils résistent encore en 2022, il faudrait en déduire qu’il faisait, du temps de nos chers Romains, au moins aussi chaud, si ce n’est plus chaud qu’aujourd’hui (oui, oui! on cultivait des vignes en Angleterre au temps de l’Optimum médiéval, comme c’est de nouveau le cas de nos jours grâce au réchauffement climatique – actuellement, 33 700 hectares, l’équivalent de la région de Champagne, de terres de sa Majesté propices à la viniculture; on soupçonne même que les Vikings de l’âge du fer connaissaient déjà la vigne et le vin sous ces latitudes).

    4. S’il faisait plus chaud du temps de nos chers Romains, cette chaleur n’est en aucun cas imputable au CO2 industriel, puisque il n’y avait à cette époque, à notre connaissance du moins, ni usines, ni avions, ni voitures, ni internet, ni Américains, ni tout ce qui émet ce CO2 de malheur responsable de tous nos maux et qu’on taxe en conséquence allégrement – oui, je vous le concède, il y avait déjà des vaches, mais il semble peu raisonnable d’imputer cette chaleur d’alors aux leurs seules flatulences, vous en conviendrez.

    5. S’il n’y avait pas de glaciers à 2800 mètres du temps des Romains, et que nos glaciers actuels sont en train de fondre à la même altitude, c’est que, entre la période romaine et la nôtre, ils ont dû se reformer, en partie du moins.

    6. S’ils se sont reformés, c’est qu’il a dû faire beaucoup plus froid à un moment ou à un autre – une période qu’on appelle d’ailleurs le petit âge glaciaire, et qui s’étend en gros entre le XIVe et le XIXe siècle.

    Conclusion: «Souvent température varie, bien fol est qui s’y fie!» (tout le monde connaît cette expression, due à François 1er si l’on en croit Victor Hugo, mais il est devenu dangereux de l’utiliser de nos jours dans sa version d’origine, d’où cette petite modification de paradigme que je me suis permise).

    Quant à ma propre conclusion, elle est simple. Je voudrais rappeler humblement à certains journalistes – mais pas que – le sens de la satire médiatique de Desproges qu’ils semblent n’avoir toujours pas comprise: la véritable information dans le scoop «Le Belge John Huismans a réussi à tirer une locomotive sur 150 mètres à la force de ses dents», ce n’est pas qu’un Belge puisse se prénommer John...

     

  • Dans l'attente d'un autre ciel

    Par Pierre Béguin

    Le 9 novembre dernier, Damien Murith, pour Dans l’attente d’un autre ciel, recevait le Prix de la ville de Carouge Yvette Z’Graggen, donné en association avec la ville de Carouge, La Maison Rousseau et de la littérature, et la Compagnie des Mots. En tant que Président du jury, il me revenait la plaisante tâche de faire la «Laudatio» du livre récompensé. La voici ci-dessous dans son intégralité:

    «Quand on a enseigné, comme moi, la littérature pendant plus de trente ans, qu’on a semé dans des énoncés de semestrielles ou d’examens de maturité des centaines et des centaines de citations d’auteurs, on ne peut plus lire un texte sans que la mémoire nous régurgite quelques unes de ces citations que la lecture a réveillées.

    Lorsque j’ai lu Dans l’attente d’un autre ciel, trois citations, au gré des pages, se sont imposées à mon esprit, et pas des moindres.

    - La première, presque immédiatement, de Paul Valéry: «La poésie est l’ambition d’un discours qui soit chargé de plus de sens et mêlé de plus de musique que le langage ordinaire n’en porte et ne peut en porter». Pour l’anecdote, cette citation – j’ai vérifié – figure dans un examen de maturité de 1996. Et pourtant, cette lecture l’a fait ressurgir dès les premières pages. Il faut dire que toute personne ayant lu Dans l’attente d’un autre ciel tisse immédiatement un lien avec cette définition que donne Valéry de la poésie.

    - La seconde, rendue aussi évidente pour moi par le fait qu’elle émane d’un de mes trois poètes de prédilection, Pierre Reverdy: «Rien ne vaut d’être dit en poésie que l’indicible; c’est pourquoi l’on compte beaucoup sur ce qui se passe entre les lignes». L’indicible. Entre les lignes, et également entre les séquences, les paragraphes, les parties. Là encore, chacun d’entre vous aura compris en quoi cette définition de Reverdy illustre le texte de notre lauréat.

    - Enfin, mais tout le monde connaît cette fameuse phrase de Paul Eluard: «Les poèmes ont toujours de grandes marges blanches. Leur principale qualité est non pas d’évoquer, mais d’inspirer».

    J’imagine que Damien Murith, s’il avait pu être présent parmi nous, n’aurait pas été fâché d’apprendre que son texte convoque spontanément à sa lecture des poètes comme Valéry, Reverdy et Eluard. Et ces références sont parfaitement fondées et méritées.

    D’abord, il s’agit de citations qui, toutes trois, définissent la poésie, et non le roman. Si Dans l’attente d’un autre ciel emprunte aux codes du roman, s’il oscille entre poésie et texte narratif, il penche à mon sens plus souvent du côté de la poésie. Par cette écriture «taillée au couteau» (pour reprendre l’expression d’Annie Ernaux), par ce style décapé, jusqu’à la substantifique moelle, capable d’extraire l’essence des choses. Nous sommes dans l’ellipse. Il n’y a pas un mot de trop, pas une lettre de trop, et c’est exactement ça l’ambition du discours poétique tel que le définit Valéry. Et puis, il y a l’indicible dont parle Reverdy, cette part d’indicible où se cristallise, dans le texte de Damien Murith, un mélange d’ennui, de froid, de peur, d’abandon, de solitude, de souffrance, celle de Léo, l’enfant qui doit grandir et devenir un homme en dépit de tout, de l’abandon du père, des démissions de la mère, de ce «lieu clos et froid où épuisé plus rien ne fait signe». Et c’est bien dans les marges, dans les espaces blancs séparant cette suite d’instantanés, qui composent le tissus textuel, que se déploie le narratif, un narratif pour ainsi dire donné comme une somme de négatifs, que la capacité du lecteur à se représenter le non dit, le suggéré, devra développer, comme on développe une photo. Car ce lecteur est appelé, comme dans toute expérience poétique, à faire sa part de travail pour que surgisse le sens. Et alors seulement se produit ce qu’on peut appeler le miracle littéraire: la rencontre avec l’autre. L’expérience intime, transcendée par l’excellence formelle, devient un lieu d’ouverture à l’universel, et Leo, l’enfant abandonné, un peu de nous-mêmes.

    Comme l’a très bien exprimé un membre de notre jury: «Dans l’attente d’un autre ciel se lit comme un vitrail. Chaque pièce est une prose poétique. Le lecteur reconstruit une narration à première vue éclatée, se surprend à jouir de sa propre émotion, éveillées par taches successives. La lecture devient la clé d’une mosaïque surprenante et implacable».

    Dans sa structure, ce vitrail, cette mosaïque, se compose de 5 parties, elles-mêmes composées d’un nombre inégal de ce que je nommerais des séquences, des sortes d’instantanés, eux-mêmes de longueur inégale, allant d’une phrase, d’un paragraphe, d’une page.

    La première partie, de loin la plus longue – elle se compose de 45 séquences –, pose le décor lugubre, l’atmosphère anxiogène, étouffante, poisseuse, les tours grises de béton, l’appartement insalubre qui pue l’urine de chat, le terrain de basket-ball, unique échappatoire; et les personnages, la mère qui attend à la folie l’impossible retour du père, les voisins qui se plaignent, toutes ces relations qui ne se nouent jamais, et finissent par creuser ce vide qui est à la fois celui du lieu et de la désertion de tout ce qui permet à l’humain de se former et d’exister.

    La seconde partie, plus courte – 9 séquences – est une sorte de respiration – de quart-temps pour filer la métaphore du basket-ball –, qui voit l’arrivée de juillet, du soleil, du bleu... et son cortège d’illusions, l’illusion d’une brève rencontre avec la mère, le temps des vacances d’été.

    La troisième partie, c’est justement les 18 séquences qui racontent le voyage avec la mère. Le narrateur change, c’est le surgissement du «tu» comme si la mère, cette fois, s’adressait à Léo, à son fils enfin aimé. Un moment de suspension où s’infiltrent les cruelles illusions, l’illusion de l’amour retrouvé, de l’échange, de la tendresse maternelle, l’illusion d’un nouveau départ.

    Des illusions fracassées par le retour à l’appartement. C’est la quatrième partie, c’est l’automne, c’est la grisaille, c’est la lourdeur, et c’est l’amertume.

    Et enfin la cinquième partie, l’épilogue en trois brèves séquences, Léo devenu adulte et revenant sur les lieux de son enfance, de ses souffrances, de son complexe d’abandon. Avec le retour du «tu» narratif, mais cette fois inversé, Léo s’adressant à sa mère, à l’absente, dorénavant. Écoutons-le: «J’ai levé les yeux vers les fenêtres du 13e étage, et j’ai revécu tes silences, j’ai ressenti tes absences, le souffle glacé de tes violences. Alitée dans le passé, m’entendais-tu supplier des maintenant de jasmin, de chocolat, de notes de musique?» En dépit de tout ce qui pouvait entraver, chez l’enfant, la naissance de l’adulte, la transformation s’est effectuée, le miracle de la chrysalide semble avoir opéré, et avec lui l’espoir d’un autre ciel. Et c’est bien sur ces mots sublimes que se conclue cet itinéraire d’un enfant livré à lui-même: «Je veux imaginer possible la traversée de tous les déserts, et comme le mauve de l’aube, croire à la beauté d’un autre ciel».

    Car il ne faut pas oublier l’espoir, dans cette prose poétique qu’est le récit de Damien Murith. En dépit de tout, l’espoir s’entête, il s’obstine, il résiste tout au long de cet itinéraire douloureux. Il y a bien quelques traits lumineux dans la grisaille, l’école, le chat complice, mais c’est surtout le basket-ball qui fait office de rédemption.

    Les dix séquences qui renvoient au basket-ball sont disséminées dans les 4 premières parties – comme les quart-temps d’une partie de basket-ball – et se distinguent par l’emploi de l’italique, et une voix qu’on peut identifier à celle d’un entraîneur distillant ses conseils à un jeune joueur. Des conseils qui sont autant de leçons de vie, et qui finissent par former un cadre susceptible de remplacer celui, défaillant, de la famille, et permettre à Léo de s’appuyer sur une base solide pour grandir.

    Voyons, pour terminer, quels enseignements, transposables à sa future vie d’adulte, le basket-ball apprend à Léo:

    - Toujours garder confiance: le panier est juste assez grand pour laisser passer le ballon. Et pourtant, le ballon va passer, des dizaines de fois.

    - Ne jamais perdre de vue son objectif: ce ballon, qu’on ne doit pas quitter des yeux.

    - Développer l’instinct de lutte, de résistance: contrer l’adversaire, l’empêcher de marquer un panier, tout aussi important que d’en marquer un.

    - Développer le sens du rythme: perdre le rythme, c’est perdre le ballon, et perdre le ballon, c’est perdre l’objectif.

    - Toujours se référer à des exemples de réussite: les stars qui ont marqué l’histoire du basket-ball.

    - Développer le sens de l’improvisation: faire le bon choix, en une fraction de seconde, presque instinctivement.

    - Développer son mental: contrairement aux muscles, la tête ne se repose jamais, même durant les pauses.

    - Développer le sens de la ruse, indispensable en politique: faire semblant de partir à gauche, et dribbler à droite. Entre le mensonge et la vérité, il n’y a parfois qu’un ballon de basket-ball.

    - Apprendre à faire abstraction de son handicap, à miser aussi sur ses points faibles: le basket, ce n’est pas que pour les grands: Muggsy Bogues, le plus petit joueur de l’histoire de la NBA, mesurait 1,59 et il sautait si haut qu’il parvenait à contrer des géants de 2 mètre 14.

    - Apprendre à dominer sa peur: celle du public, de l’adversaire, de mal jouer, de perdre.

    Outre la beauté formelle, dont nous avons déjà largement parlé, c’est de cela, de tous ces apprentissages dispensés par le sport, par le basket-ball en l’occurrence, que se nourrit l’attente d’un autre ciel."