Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

roman

  • Tout au bout de la nuit (Pierre Lepori)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown-1.jpegComme il navigue entre les langues (anglais, français, italien, allemand), Pierre Lepori voyage aussi entre les genres (théâtre, romans, poésie). Son quatrième roman, Nuit américaine* met en scène Alexandre, un animateur de radio (pensez à La Ligne du Cœur!), au bord du burn-out ou de la dépression. Chaque soir, il écoute sur les ondes des voix sans visage qui viennent parler de leur vie. Témoignages tantôt drôles, tantôt désespérés, tantôt absurdes ou tantôt pleins d'espoir. Des voix perdues dans la nuit (américaine) qu'il faut écouter et consoler. Pierre Lepori rend à merveille ces « témoignages » de la douleur humaine, du deuil ou du sentiment d'injustice. Il prête une voix juste et profonde à ces auditeurs sans visage.

    Unknown-2.jpegMais Alexandre, après tant d'années d'écoute et de consolation, se sent dépossédé. Il n'est plus lui-même ou il n'est plus à sa place. D'ailleurs, son chef le sent et l'oblige à prendre un congé. Alexandre en profite pour traverser l'Atlantique et découvrir la nuit américaine. Dans une ville inconnue, où les voix de la nuit le poursuivent encore, il espère renaître. Poser la vieille peau. Retrouver ou réinventer un sens à sa vie.

    Là encore, le style de Lepori, à la fois subtil et précis, d'une grande poésie, restitue bien cette dérive qui pourrait être fatale. Car un jour, par hasard, Alexandre croise Pamela — une rencontre improbable et pourtant essentielle qui va lui redonner le goût de vivre. Je n'en dirai pas plus, tant le roman de Lepori tient le lecteur en haleine et lui réserve d'autres surprises…

    Roman polyphonique, alternant confessions et récit, le tout scandé par des morceaux de musique (il vaut la peine d'écouter la bande-son du livre), Nuit américaine est un livre sur la dépossession : Alexandre, hanté par les voix de la nuit, est écarté de son émission, avant de perdre celle qui va l'aider à se reconstruire. Double dépossession, donc, que Pierre Lepori restitue et creuse parfaitement dans son roman à la mélancolie allègre.

    * Pierre Lepori, Nuit américaine, roman (traduit de l'italien par l'auteur), éditions d'En-Bas, 2018.

  • Amiel et Roland Jaccard (suite et fin)

    par Jean-François Duval

    6.

    Revenons aux femmes (Où sont les femmes ? est l’un des airs que Roland Jaccard aime à fredonner). Et posons la question : Amiel, en définitive, malgré l’écoute qu’il leur prête, ne les considère-t-il pas peu ou prou comme des objets ? À aucun moment, alors qu’il s’attelle à lister leurs qualités et leurs failles, il ne s’interroge sur les siennes propres, ni ne se demande ce qu’il a lui-même à offrir en regard. Jaccard, quand on a un peu lu son œuvre, ne cache jamais rien de ses manques et travers, et certainement pas à ses conquêtes féminines (surtout quand elles le lisent), lesquelles dans ses livres ont toujours la grâce de rester des « sujets ». C’est-à-dire des êtres dotés d’une vivacité et souvent d’une mélancolie qui les rend particulièrement vivants. 

     7. 

    Unknown-4.jpegRien d’un hasard donc si, dans Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel, Jaccard se plaît à mettre en scène deux femmes « clés » de la vie d’Amiel. La première s’appelle Cécile, quinze ans, elle met fin à ses jours à seize (en cela, elle se révèle encore plus jaccardienne qu’amiélienne). L’autre est une Marie, venue de Lyon, qu’Amiel rencontre au mitan de sa vie, et qu’il rebaptise Philine dans son Journal (toutes « ses » femmes y ont des pseudonymes). Je méconnais trop Amiel pour savoir quels sentiments exacts il nourrissait à l’égard de chacune d’elles, mais c’est égal. Unknown-7.jpegPlus intéressante me paraît cette singulière configuration qui fait se rejoindre, sur un plan biographique (mais finalement aussi littéraire) ces deux figures féminines dans les univers respectifs d’Amiel et de Jaccard. C’est là, devine-t-on, que Jaccard infléchit de façon délicieuse non pas le cours des choses, mais leur donne une sienne coloration. 

    Car Roland Jaccard lui aussi, dans la vraie vie (in real life comme on dit désormais), a rencontré une Marie venue elle aussi de Lyon (à laquelle son livre est d’ailleurs dédié). Et ce n’est certes pas une coïncidence si, au commencement de son roman, Jaccard place ces mots dans la bouche d’Amiel : « Ecrire m’arrache à la souffrance… alors autant parler de Marie ». 

    Se pourrait-il (jouons ici à Sainte-Beuve) que ce soit par la grâce de sa Marie à lui que Jaccard ait eu envie d’évoquer, en miroir, celle d’Amiel ? Pour en dire à sa façon propre, c’est-à-dire délicieusement, des qualités qu’Amiel n’aurait sans doute jamais su reconnaître ni « lister » ? Chez Jaccard, alors que la jeune femme (est-ce la sienne ou celle d’Amiel ?) s’avance pour la première fois à la rencontre d’Henri-Frédéric dans les salons du Lausanne-Palace, tout se passe en effet dans l’instantanéité d’un seul regard : « Dès qu’elle s’approcha de moi, grande, svelte, élancée, avec le sourire d’une jeune fille timide et un regard d’une candeur bouleversante, je fus séduit. Elle m’observait avec ses grands yeux bleus sans dire un mot. Ce silence me charma plus que tout (…)Il y avait en elle une telle fraîcheur, en moi une telle lassitude que je la voyais déjà s’échapper et quitter au plus vite le somptueux salon du Palace. Il n’en fut rien. » 

         Et voilà comment les 17'000 pages du Journal d’Amiel peuvent aboutir à un court et moderne roman : 138 pages qui, comme en passant et à la façon d’un petit miroir, nous en donne un fugace, sensuel et très jaccardien reflet, à la façon d’un éclair.

    * Roland Jaccard, Les Derniers jours d'Henri-Frédéric Amiel, éditions Serge Safran, 2018.

    ** Le Journal d'Amiel est publié aux éditions l'Âge d'Homme.

  • Amiel et Roland Jaccard (1)

    par Jean-François Duval

    Roland Jaccard ressuscite Amiel à l’instant même où celui-ci agonise, dans Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel (éd. Serge Safran.) Un roman (son premier) qui est pour nous nous l’occasion de rendre hommage aux deux plus obstinés diaristes de Suisse romande, en essayant de voir ce qui les distingue autant que ce qui les unit.

    1. 

    Unknown-4.jpegVoilà un livre indispensable au moins à double titre. D’abord parce que Roland Jaccard, familier des milieux littéraires parisiens, s’aperçoit qu’il doit trop souvent rappeler l’existence d’Henri-Frédéric Amiel aux jeunes gens qui ont le goût de la chose littéraire, et en premier lieu à ceux d’entre eux qui se mêlent d’écrire. Eh quoi ! Amiel n’est-il pas le créateur du journal intime ? Ensuite parce que l’œuvre de Jaccard resterait incomplète s’il n’avait résolu, au travers de ce nouveau livre, d’approcher la figure du grand diariste genevois. Nul mieux que lui ne pouvait le faire, ni aussi bien se glisser dans sa peau, tant depuis au moins soixante ans, Jaccard, précisément, est un intime de l’œuvre d’Amiel, à laquelle il n’a cessé de revenir au travers de ses lectures.

    Ce travail (évidemment plein d’intérêt), peu l’ont fait. D’ailleurs a-t-on jamais bien connu Amiel ? Un siècle durant, on n’a donné de son immense Journal, 17'000 pages, que des fragments. Ainsi, Bernard Bouvier en publie-t-il trois volumes d’extraits en 1922 sous le titre Fragments d’un Journal intime. Léon Bopp fait de même en 1948. Entreprises louables. Unknown-5.jpegMais, pour reprendre le mot de Bernard Gagnebin, ces éditions-là ne nous donnent à voir qu’un Amiel en buste (tout en tête et amputé de son « Ça », un comble pour un homme qui fut le premier, dans la langue française, à donner au mot « inconscient » le sens que Freud lui donnerait plus tard). Comme on sait, il aura ensuite fallu attendre 1976 pour que les éditions l’Age d’homme, à Lausanne, à l'initiative de Vladimir Dimitrevic, commencent à nous restituer un Amiel en pied, en publiant l’intégralité des 12 volumes qui constituent son Journal. C’était indispensable, mais qui, hormis les spécialistes, se lancera dans pareille lecture, surtout si l’on sait à quel point Amiel (volontairement) se répète, ressassse et tourne en rond… ? Il faut bien se l’avouer : autant elle est passionnante par endroits, autant la lecture du Journal d’Amiel peut se révéler lassante, si bien qu’elle se fait généralement à petites doses, ou en feuilletant. 

        C’est là qu’intervient Roland Jaccard et son Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel. D’une part Jaccard sait très bien « tenir » son lecteur et ne lasse jamais. Mais surtout, avec ce nouveau livre, il nous donne enfin un Amiel non pas en buste ou en pied, mais en chair. Il le peut d’autant mieux que, connaisseur avisé des diverses éditions et études qu’on a faites du Journal et n’ignorant rien des gigantesques coupes opérées, il sait parfaitement tout ce qui a été tu. Notamment ce qui a trait à la « vraie » vie sexuelle d’Amiel et à son rapport avec les femmes. Autrement dit, nul mieux que lui ne pouvait si bien ressuciter et rajeunir — stylistiquement autant que thématiquement — un auteur du XIXe siècle dont notre rétine conservait une image par trop vénérable et empoussiérée.

    2. 

    Il y autre chose, qui n’a pas trait à Amiel, mais à Jaccard lui-même : Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel s’offre à nous comme une quintessence de l’art jaccardien, qui plus est sous une forme qu’il n’avait jamais abordée jusqu’ici : celle du roman. Unknown-3.jpegEt peut-être fallait-il justement cette forme-là – la plus libre d’entre toutes – pour que Jaccard puisse libérer et déployer, dans un seul et même texte, les nombreuses facettes de son talent. Rappelons-le : Jaccard est un diariste, son œuvre est pour une très grande part constituée de ses journaux intimes. C’est aussi un auteur d’aphorismes, un Cioran qui aurait choisi de privilégier la légéreté et la frivolité apparentes. C’est enfin un essayiste et un maître de la composition équilibrée, il a le sens de la mesure et de la clarté (exemple : son Freud dans la collection Que sais-je ?). Le voici désormais romancier (même si l’excellent Station terminale, en 2017, était déjà une sorte de roman-journal). Si bien que, la forme romanesque aidant, Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel rassemble et concilie toutes les qualités que l’on vient de dire. Jaccard peut s’y révèler dans l’étendue et la multiplicité de toutes ses facettes et talents.

    Ainsi se coule-t-il à merveille dans la langue et la pensée d’Amiel pour en infléchir le cours à sa propre guise, et la faire résonner de sa tonalité propre. En quoi, on pourrait dire que c’est Amiel revu à la fois par Cioran (un Cioran jaccardien, faut-il le préciser ?), par Schopenhauer, par Arthur Schnitzler, et par le Benjamin Constant d’Adolphe… Le tout, répétons-le, sous une estampille très jaccardienne, tant ce roman ramasse, condense, synthétise, fond dans une même belle prose fluide et limpide tout ce qui fait le charme justement de ces maîtres et de Jaccard lui-même : pas un mot de trop, pas un qui manque. Jaccard ou la concision, l’art d’en dire juste assez, sans jamais s’attarder. Une forme de politesse. Ce qui manquait le plus à Amiel, c’était le sens de la brièveté. Jaccard, à son habitude généreuse, lui en fait cadeau.

     (A suivre)

  • Une vengeance jouissive (Jean-François Fournier)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown-10.jpegJean-François Fournier aime les alcools forts, les femmes et les cigares cubains. Il a été journaliste, grand bourlingueur, et a dirigé la rédaction du Nouvelliste. À son actif, il compte une bonne dizaine de livres, romans, pièces de théâtre, essais (sur le peintre viennois Egon Schiele). En tout, on le voit, c'est un ogre. À l'appétit féroce, infatigable, toujours en quête de nouvelles expériences et de nouvelles émotions.

    Cet amateur de grands espaces, à la langue gourmande et stylée, est le plus américain des écrivains romands. Son dernier livre, comme le précédent, Le Chien (voir ici), se passe dans l'Amérique profonde, à Tennyson, dans l'Indiana. On y retrouve les personnages chers à Fournier, des hommes et des femmes révoltés, attachants, souvent blessés par la vie ou condamnés par la maladie, et noyant leur malaise sous de très généreuses rasades de bourbon. 

    Son dernier livre, Le Village aux trente cercueils*, est un roman noir de chez noir. À Tennyson, règne la loi du silence : on se souvient des crimes pédophiles qui n'ont jamais été élucidés, ni bien sûr exorcisés par la justice. On connaît les coupables, mais ils sont trop puissants pour être inquiétés. Et trop de gens sont impliqués dans ces crimes anciens. Pour que la vérité éclate, il faut une intervention extérieure. C'est le travail conjoint d'un inspecteur du FBI et d'une journaliste qui va permettre la résolution de l'affaire. Avec l'aide, aussi, de comparses qui désirent que leur ville soit nettoyée de cette tache.Donnant la parole, tour à tour, à chacun des protagonistes, Fournier mène une enquête à la fois délicate et passionnante. Il y a quelque chose de biblique dans la vengeance impitoyable qui va se mettre en place (car la justice des hommes, esclave de la politique, ne bouge pas). Et l'on suit avec délectation les étapes successives de cette vengeance qui n'oublie personne et fait quelques victimes innocentes…

    Unknown-1.jpegEt la littérature dans tout ça ? « La littérature m'a cajolée depuis l'âge de huit ans, dit un personnage féminin. J'avais piqué dans la bibliothèque d'une copine Le Pavillon des cancéreux de Soljénitsyne et les Onze mille verges d'Apollinaire. Je n'ai plus jamais arrêté de lire. La littérature n'a pas d'heure. C'est la puissance, la connaissance. Rien ne peut la corrompre. Je lui dois tout mon savoir et même l'idée approximative de Dieu. Elle est ma vie. Ma souffrance. La littérature, c'est un fleuve en colère et une drogue dure. »

    Je pourrai citer des pages entières de ce livre au style précis et aiguisé, car Fournier est un orfèvre de la langue. L'intrigue est bien menée. Les personnages acquièrent une épaisseur toute humaine, rien qu'humaine. Le pur malt coule à flot et l'on goûte le tabac des cigares comme on devait savourer un bon whisky au temps de la prohibition. 

    Un roman noir à lire avec délectation.

    * Jean-François Fournier, Le Village aux trente cercueils, éditions Xénia, 2018.

  • Beigbeder trompe la mort

    images-1.jpeg

    par Jean-Michel Olivier

    Frédéric Beigbeder (ici avec son épouse genevoise, Lara Micheli) est un homme de son temps : dans les années 90, il ne pensait qu'aux filles et à faire la fête (Nouvelles sous ecstasy, L'amour dure trois ans), puis à l'argent (99 francs), puis à l'actualité (Windows of the world, Prix Interallié 2003). Aujourd'hui, la cinquantaine bien entamée, Beigbeder veut défier la mort. Son dernier livre, Une vie sans fin*, aussi singulier que les précédents, est un « roman de non-fiction », c'est-à-dire une enquête on ne peut plus sérieuse sur les divers moyens d'accéder sinon à une vie éternelle, du moins à une vie presque indéfiniment prolongée.

    Cette enquête, Beigbeder l'inscrit dans une équipée burlesque et familiale : le héros du (faux) roman, Frédéric B., animateur de télé et double de l'auteur, va entraîner sa petite famille (sa fille Romy, 10 ans, sa femme Éléonore et leur nouveau-né) dans une sorte de tour du monde des dernières découvertes transhumanistes. Cela donne un côté picaresque à ces aventures obsessionnelles.

    Unknown.jpegTout commence par Genève, bien sûr, où Frédéric tombe amoureux d'Éléonore (qui travaille aux HUG!) et l'emmène avec lui. Puis on passera par Jérusalem, l'Autriche, puis les États-Unis, Boston et enfin la Californie, terre de toutes les utopies. Entre-temps, la famille s'agrandit avec le robot Pepper, incarnation de l'intelligence artificielle, mais aux pulsions bien humaines (il pince les fesses des serveuses). On passera en revue les divers moyens de prolonger la vie ou de la booster. On rencontrera plusieurs savants, plus ou moins inquiétants, mélange de Dr Folamour et de Méphistophélès, qui lui promettent tous la vie éternelle…

    Le livre se lit comme un roman d'anticipation, basé sur des recherches scientifiques (le génome, la lasérisation du sang, le séquençage de l'ADN) à la fois passionnantes et effrayantes. On y apprend beaucoup de choses : en particulier que l'homme est bien cet apprenti-sorcier capable de repousser les limites de la vie biologique, de cloner les individus, de recréer des espèces disparues ou encore de stocker le contenu complet d'un cerveau humain dans une seule bactérie! 

    Quoi qu'il en soit, c'est l'avenir qui nous attend.

    * Frédéric Beigbeder, Une vie sans fin, Grasset, 2018.

  • Danse avec la mort (Pierre Béguin)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown-1.jpegAprès deux romans « genevois », aux thèmes universels, Vous ne connaitrez ni le jour ni l'heure (voir ici) et Condamné au bénéfice du doute (Prix Edouard-Rod 2016, voir ici), tous les deux parus chez Bernard Campiche éditeur, Pierre Béguin renoue avec la Colombie, qu'il connaît comme une seconde patrie. Avec son dernier livre, Et le mort se mit à parler*, on replonge dans la magie du carnaval.  Le sujet n'est pas totalement inconnu, puisqu'il a déjà servi de toile de fond à un autre roman de Béguin, publié en 2000 aux éditions de l'Aire, Joselito Carnaval. Mais l'auteur, visiblement, avait envie d'y revenir…

    Avec les romans précédents, le fil n'est pas rompu : il s'agit bien, ici aussi, d'une histoire exemplaire, sur fond de mort et d'injustice. Dans une ville colombienne de la côte caraïbe, un indigent échappe par miracle à la mort. 1290181_f.jpg.gifC'est le premier jour du carnaval. Il se traîne jusqu'au poste de police pour raconter son histoire. La machine judiciaire, lentement, se met en marche. Ce qui semble être, à première vue, un fait divers pourrait bien se révéler un grand scandale. Au fil des pages, on suit tous les protagonistes du drame (policiers, procureur, juge d'instruction, camarades d'infortune, etc.) qui, inéluctablement, va vers sa fin tragique, car le pauvre homme, ressuscité comme Lazare, est condamné à mort dès le début… 

    Aucun doute, ici, sur son innocence, ni sur l'issue fatale qui l'attend : l'individu, surtout s'il est un pauvre cartonero (une sorte de chiffonnier qui ramasse les déchets, mégots, canettes de bière abandonnés dans les rues), est broyé par la société, contre laquelle il ne peut rien. Même sa fuite est impossible : il se trouvera toujours d'autres indigents pour accepter le contrat qu'on mettra sur sa tête. Toutes les strates de la société sont touchées par l'insidieuse gangrène. « Les journalistes sont comme les bouchers, ils ne font que débiter à l'étal de petits morceaux de viande appréciés des mouches. Quant à la mémoire citoyenne, elle s'efface toujours à l'excitation du prochain match de football. (…) Plus rien n'a vraiment le temps de s'inscrire dans les consciences à notre époque, par même le scandale. »

    La force de ce livre à l'issue implacable, c'est qu'il se déroule entièrement sur fond de carnaval, de déguisements, d'ivresse et de folie. Les personnages sont entraînés dans une danse macabre où l'excès est la règle, et le mensonge, la vérité. Ce monde sens dessus dessous, qui dure l'espace de quelques jours, est bien, pour Santander Montalvos, le juge chargé d'instruire l'affaire, l'allégorie d'un monde sans garde-fou moral, « où le mercantilisme systématisé, en colonisant l'espace social jusque dans ses ultimes strates, a poussé l'idéologie du profit au plus haut degré du cynisme. Un monde d'anthropophages ! »

    Unknown-2.jpegPour coller au plus près de la folie du carnaval, Béguin déploie une écriture baroque riche en images surprenantes, en adjectifs, en couleurs vives et en odeurs diverses (pas toujours agréables !). On pense aux romans de Gabriel Gàrcia Marquez dans lesquels la langue elle-même est une fête où le rire et les larmes sont parfois soulignés à gros traits. Le carnaval permet tous les excès et donne à l'auteur l'occasion de « se lâcher » en jouant avec les masques.

    Et le Béguin colombien, qui entraîne le lecteur dans une danse de rire et de mort, vaut bien le Béguin genevois, assistant, impuissant, à la mort de ses parents ou reconstituant, en détails, une affaire judiciaire dont personne n'a encore trouvé le dernier mot !

    * Pierre Béguin, Et le mort se mit à parler, roman, Bernard Campiche éditeur, 2017.

  • Écrire dans le chaos du monde (Jon Monnard)

    par Jean-Michel Olivier

    Unknown-1.jpegLe titre, bien sûr, inspiré par The Great Gatsby de Fitzgerald, est impossible à retenir (Et à la fois je savais que je n'étais pas magnifique*). Le roman est un peu foutraque : les personnages apparaissent, puis disparaissent, alors qu'on aimerait les voir approfondis ; dans le récit, le narrateur prend beaucoup de place — et parfois trop ! ; il n'y a pas vraiment de progression dramatique dans l'intrigue, etc.

    Mais, dans le premier roman de Jon Monnard, il y a mieux que ça : un vrai désir d'écrire, un besoin forcené de raconter sa vie pour essayer de la comprendre et de mettre un peu d'ordre dans le chaos du monde. Unknown.jpegEn cela, Et à la fois je savais que je n'étais pas magnifique est un livre prometteur. Plus qu'une intrigue ordonnée ou une auto-fiction, il propose des images, des scènes souvent paroxystiques, des personnages hauts en couleur. C'est un roman jeté, craché sur le papier avec la fougue et l'impatience d'un jeune homme de 27 ans, qui a été libraire et a étudié à Polycom..

    Malgré ses défauts de jeunesse, cette rage de dire à tout prix ce qui vous possède, il vaut la peine de suivre Jon Monnard, dans ses doutes et ses excès, et d'attendre avec impatience son prochain livre.

    * Jon Monnard, Et à la fois je savais que je n'étais pas magnifique, roman, l'Âge d'Homme, 2017.

  • Exotisme et mélancolie (Elisa Shua Dusapin)

    images-5.jpeg

    par Jean-Michel Olivier

    Hiver à Sokcho* est le premier livre d'une jeune auteur franco-coréenne, Elisa Shua Dusapin. Il se lit avec plaisir, même s'il a toutes les qualités et les défauts d'une première œuvre. 

    Les qualités d'abord : une écriture fine et sensuelle, qui excelle à évoquer les sensations, les couleurs, les odeurs, les gestes du quotidiens : la narratrice travaille dans une pension d'une petite ville de Corée du Sud, elle préparer souvent à manger, décortique les poissons, découpe les légumes — et l'auteur exprime à merveille cette fête des sens. Un parfum de mélancolie, ensuite, qui imprègne le corps et le cœur de la jeune narratrice, perdue entre sa mère (qui vend des poissons), son amant mannequin (qui veut retourner à Séoul, dans la grande ville) et un hôte français de passage, dessinateur de bande dessinée, qui provoque chez elle angoisse et émoi amoureux. Une fraîcheur, enfin, dans l'atmosphère du livre, qui tient beaucoup à l'exotisme du récit, l'évocation d'un pays lointain et inconnu, ses habitudes, ses goûts alimentaires ou vestimentaires.

    images-6.jpegQuelques défauts aussi. L'intrigue du livre est à la fois très mince et convenue : l'attirance (amoureuse ? intellectuelle ?) qu'exerce le Français sur la jeune Coréenne n'est jamais approfondie, ni questionnée, car l'auteur reste toujours en surface. On se doute bien que la jeune femme projette sur le dessinateur français l'ombre de son père, français également, disparu brusquement du tableau. Mais on n'en saura pas plus, hélas. Les personnages secondaires ne sont pas étoffés (Jun-Oh, l'amoureux de la narratrice ; Park, le patron de la pension). Les dialogues, ensuite, qui semblent écrits à l'emporte-pièce, ce qui est d'autant plus étonnant que l'écriture du livre est très soignée.

    « Il fait si sombre…

    — C'est l'hiver.

    — Oui.

    — On s'habitue.

    — Vraiment ? »

    Roman ? Récit ? Hiver à Sokcho ne porte aucun sous-titre. La question n'est pas sans importance, car le lecteur se demande souvent quelle est la part de fiction dans cette histoire qui hésite sans cesse entre le roman et le récit autobiographique. On ne peut s'empêcher de penser à Marguerite Duras ou, plus près de chez nous, à Yasmine Char — même si le livre d'Élisa Shua Dusapin n'a pas la profondeur (et le douleur) de ses intimidants modèles. Il n'empêche qu'elle fait preuve, ici, d'un talent prometteur et qu'on se réjouit de lire ses prochains livres.

    * Elisa Shua Dusapin, Hiver à Sokcho, éditions Zoé, 2016.

  • Trois souvenirs de Michel Butor

    par Jean-Michel Olivier

    images-2.jpegTrois souvenirs, encore vivaces, à propos de Michel Butor, qui fut mon professeur et mon ami, et qui vient de nous quitter.

    1. Le souvenir le plus ancien n'est pas le plus glorieux. Il remonte à l'autre siècle. Fin des années 70. Avec quelques amis (une quinzaine), nous avions décidé d'assister au séminaire de Michel Butor, nouvelle vedette de l'Université de Genève, qui venait d'être nommé professeur ordinaire. Cette année-là, le séminaire portait sur un écrivain français peu connu (mais célébré par Michel Foucauld), qui avait inspiré Michel Leiris et des surréalistes : Raymond Roussel. images-5.jpegForts de nos certitudes dogmatiques, nous avons donc investi la grande salle de cours de l'aile Jura. Comme à son habitude, Butor est arrivé en salopettes, un livre sous le bras, sans notes, ni cahier. Il a organisé les exposés. Nous les avons réclamés tous. Il ne s'est douté de rien. Nous étions ravis : chaque semaine, dorénavant, l'un de nous prendrait la parole pour éclairer Roussel à sa manière, c'est-à-dire à la nôtre — à la lumière des grands théoriciens que nous lisions alors (Barthes, Derrida, Foucauld, Deleuze, etc.). Après le premier exposé, Butor, qui n'était pas tombé de la dernière pluie, a eu la puce à l'oreille. Il a convoqué le second conférencier (mon ami Alain F., pour ne pas le nommer !). La discussion a vite tourné à l'aigre. Et Butor a mis son veto à l'exposé d'Alain. Le lendemain, dans un grand mouvement théâtral, tout le groupe, comme un seul homme, a quitté le séminaire en dénonçant la censure du professeur Butor ! Celui-ci a été abasourdi. Et, pour une fois, lui d'ordinaire si bavard n'a rien dit ! Le petit groupe de terroristes de salon (dont je faisais partie) est parti en claquant la porte, très fiers de leur effet. Et il n'est plus resté que trois étudiants dans la salle ! C'est avec eux que l'imperturbable auteur de La Modification a terminé son séminaire. Bien sûr, l'événement a fait des gorges chaudes à l'Université.

    — Quoi ? L'illustre Michel Butor tient séminaire devant trois étudiants ?

    Il dut subir (on me l'a raconté) les quolibets de ses collègues, qui riaient sous cape. Ce petit coup d'État, par ailleurs, n'est pas resté sans conséquence, puisque Butor, quelques années plus tard, a raconté cette péripétie, à sa manière, dans la préface qu'il a écrite pour son ami, images-6.jpegle poète Vahé Godel (« Petit rêve du lac », in Du même désert à la même nuit). Dans ce petit récit, Butor raconte qu'un groupe d'extraterrestres débarque un jour dans son séminaire et qu'il a toutes les peines du monde à s'en débarrasser…

    2.  Je ne pensais plus jamais revoir Michel Butor, dont les livres (après les cinq fameux romans) me laissaient froid. Je n'ai jamais été sensible à ses Matières de rêve (Gallimard), ni à ses livres « expérimentaux ». Mais la vie a voulu que nous nous retrouvions. En 1986, Michel Butor a travaillé avec Marc Jurt, un peintre et graveur d'exception, qui était un grand ami. Marc aimait collaborer avec des écrivains (Butor, Chessex) pour que ceux-ci déposent leurs mots sur ses gravures ou ses toiles. Ce travail s'appelle Apesanteur. Et à cette occasion, Marc m'a demandé de présenter cette œuvre à quatre mains. images-4.jpegCe que j'ai fait (voir ici) J'ai retrouvé Butor, qui avait tout oublié, semble-t-il, des petites conspirations universitaires, et j'ai découvert un homme simple et généreux, d'une curiosité extraordinaire, qui cherchait dans la peinture ou la gravure des réponses à ses propres questions (la peinture a sans doute été son plus grand sujet d'inspiration). 

    3. Le dernier souvenir est le plus vivace et le plus attachant.

    En 2012, année du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, j'ai eu la chance et le plaisir d'être invité à New York avec une petite délégation genevoise (Roger Mayou, Michèle et Michel Auer, François Jacob, Marc Perrenoud, Footwa, alias Frédéric Gafner). images-7.jpegL'excellent Olivier Delhoume a supervisé le tout et Michel Butor a été du voyage. Nous avons passé des heures délicieuses à parler de littérature, du Nouveau Roman (qu'il avait abandonné depuis longtemps), des auteurs à la mode et bien sûr des prix littéraires (il a reçu le Prix Renaudod pour La Modification en 1956 et je venais de recevoir le Prix Interallié pour L'Amour nègre). Nous avons beaucoup ri de la comédie littéraire. Et parlé aussi de Rousseau (qu'il connaissait admirablement bien), de Roussel et de Marc Jurt, qu'il aimait beaucoup. Il avait l'habitude de dire qu'il était « à part » (« I'm off »), « à la frontière », « à la lisière » des genres. Il a exploré la littérature comme on explore le monde en espérant toujours découvrir des continents perdus. C'était un arpenteur et un poète. Un homme-livre comme on en rencontre très peu dans sa vie.

  • À fleur de mots (Ludivine Ribeiro)

    images-3.jpegElle a créé, il y a deux décennies, le magazine Edelweiss (qui vient de fusionner avec le magazine alémanique Boléro), mais c'est avant tout la plus belle plume de la presse dite « féminine » de Suisse romande. Aujourd'hui, Ludivine Ribeiro, après vingt ans de journalisme, nous donne un roman à la fois sobre et exubérant, longuement mûri, au titre énigmatique, Le même ciel*, qui ravira ses lecteurs.

    Il y a des livres qui vous portent et vous piquent, d'autres qui vous tombent des mains. Le livre de Ludivine Ribeiro, qui est son premier roman, distille un charme qui ne vous quitte pas, tel un parfum entêtant. L'intrigue est simple. Dans une villa de la côte italienne (le lieu n'est jamais précisé), Tessa et Nils, un couple usé, mais complice, organise des fêtes au cours desquelles se croisent séducteurs sur le retour et jeunesse dorée, artistes et hôtes de passage. Line et Tom, leurs enfants, y participent aussi (en cherchant comment se sauver). Ainsi que Lupo, un peintre vieillissant, flanqué de son chien Avocado Shrimp. Ces six personnages vont prendre la parole à tour de rôle pour livrer leur vision de ce lieu idyllique, mais empreint de mélancolie.

    images-2.jpegCar ces fêtes, dans une nature à la sensualité violente, gardent toujours un goût d'absence. Des jeunes filles disparaissent, comme Vanina Silver, qu'on ne retrouvera pas. Des accidents arrivent, comme la mort de Lya, la fille de Tessa et Nils. Sous les éclats de rire, sous l'insouciance apparente des fêtards, la tragédie affleure. Elle se développe même comme une plante vénéneuse qui touche tous les protagonistes, chacun captif de ses secrets. On pense à Gatsby le Magnifique, d'abord, puis à Modiano, pour le climat diffus de mystère et de nostalgie qui baigne le roman.

    Ludivine Ribeiro exalte cette absence au cœur des êtres, au cœur des mots. Dans une langue riche et fruitée, d'une admirable précision, elle entrelace les forces naturelles et les destins humains — liés pour le meilleur et pour le pire. La nature est toute puissante. Les hommes en subissent les charmes. Et pour s'en délivrer, ils se servent des mots comme d'un antidote. Le ciel est le même pour tous. Mais sans doute est-il vide, car les hommes, pour Ludivine Ribeiro, semblent condamnés à une inconsolable absence.

    * Ludivine Ribeiro, Le même ciel, roman, éditions Lattès, 2016.