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Ça nous séduit

  • Lumières de l'invisible (Patrick Gilliéron Lopreno)

    par Jean-Michel Olivier

    170px-Louis_Jacques_Mandé_Daguerre_1844_Thiesson.jpgDepuis son invention en 1839 par Louis Daguerre (qui s'appuie, lui-même, sur les recherches de Nicéphore Niepce), la photographie n'a cessé de fasciner peintres et écrivains. Pour Honoré de Balzac, Théophile Gautier et Gérard de Nerval, elle avait des pouvoirs magiques. Pour d'autres,  comme le roi de Naples, il fallait l'interdire, car elle était dangereuse, comme le mauvais œil

    Cette nouvelle technique, comme on sait, a bouleversé l'histoire de la peinture, en libérant les peintres de l'obsession de reproduire, au détail près, la nature environnante. À quoi bon copier le réel quand on peut le faire à l'aide d'un simple appareil de photo ? La peinture, peu à peu, s'est plongée dans la couleur, puis déconstruite, pièce après pièce, dans l'abstraction, avec Kandinsky, Malevitch et Picasso. La photographie a également bouleversé la littérature : à partir de la moitié du XIXe siècle, les romanciers vont se documenter auprès des photographes, pour coller au plus près au réel (nous sommes toujours, par la grâce des prix littéraires, dans ce courant naturaliste ou réaliste de la littérature).

    images-5.jpegAujourd'hui, grâce aux écrans (TV, smartphones, ordinateurs), la photographie a triomphé partout et totalement : nous sommes submergés d'images, le plus souvent immatérielles, jusqu'à l'ivresse ou la nausée. Mais savons-nous encore regarder ? Et lire les images qui nous entourent, nous conditionnent, nous incitent à acheter certains produits (par la publicité) ou à voter pour certains partis (par la propagande politique) ? Cette profusion d'images ne constitue-t-elle pas un immense lavage de cerveau ?

    images-4.jpegHeureusement, il y a encore des photographes qui nous prêtent leurs yeux pour voir le monde avec un regard neuf ! 

    C'est l'expérience que l'on fait avec les belles photographies de Patrick Gilliéron Lopreno, reporter-photographe vivant à Genève, mais arpentant le monde avec son appareil en bandoulière, comme un chasseur de papillons avec son filet.

    Ses images aux contours nets, aux atmosphères tantôt brumeuses, tantôt éclatantes de lumière, nous invitent à entrer dans une autre dimension du temps et de l'espace, où la méditation ouvre sur l'invisible. Lopreno aime photographier la nature images-2.jpeg(les rivières, les champs de blé ou de coquelicots), souvent déserte, ou peuplée de quelques animaux : une sorte de paradis inviolé (qui correspond à l'image traditionnelle de la Suisse). Mais bientôt, des pylônes électriques envahissent les champs, ou les fumées d'une centrale nucléaire blanchissent le ciel. Les hommes, comme les animaux, paraissent incongrus, des ombres fuyantes, des êtres de passage. Le contraste est saisissant. Il dessine une fracture, une faille dans le réel que l'on n'avait pas remarquée au premier regard, mais qui n'a pas échappé à l'œil du photographe. 

    images-3.jpegComme souvent, la photographie nous ouvre les yeux, quand le réel nous aveugle ou nous trompe. Il nous faut le regard du photographe pour aller sous l'écorce des choses, toucher l'os, la sève, le cœur vibrant de la nature. En faisant l'Éloge de l'invisible*, Patrick Gilliéron Lopreno explore cette faille dans les visages, les ciels, les paysages nus ou peuplés d'ombres fugaces, les vitraux d'une église, les fougères dans la cour d'un cloître. 

    Et de cette faille — qu'on appelle aussi mystère — jaillit à chaque fois la lumière.

    * Patrick Gilliéron Lopreno, Éloge de l'invisible, Till Schaap Edition, 2018. Avec une préface très éclairante de Slobodan Despot.

  • Sur une image (Jacques Pugin)

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    Ouvrons les yeux : la nature, comme le disait Baudelaire, n’est pas seulement ce temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles. C’est d’abord un théâtre avec ses tréteaux, ses chausse-trappes et ses jeux de lumière, sa mise en scène et ses masques. 

    Comme théâtre, Jacques Pugin a choisi la montagne — le plus grandiose des théâtres. 

    Le photographe est un chasseur d’image, un arpenteur, un randonneur. Il recherche une scène primitive : un décor à la beauté sauvage qu’aucun acteur n’aurait encore habité. Nous sommes ici juste après le lever du rideau : le plateau est nu, le silence est profond, pas âme qui vive dans ce cirque de glace. Au premier plan, des draperies qui pourraient être des suaires, ou des fantômes : si la chair dépliée est sans secrets, la montagne, sur cette image, exhibe ses plaies et ses cicatrices, ses failles et ses séracs, comme les reliefs d’une catastrophe. 

    En même temps, ce drapé somptueux laisse entrevoir un coin de ciel délavé, et l’ombre d’une montagne qui surveille toute la scène.

    Il y a, dans cette image, comme dans toutes les photographies de Jacques Pugin, une scénographie très étudiée : le jeu des couleurs, les plis et replis de la glace, le drapé des montagnes. Tout renvoie, ici, à un théâtre d’avant les hommes et d’avant la parole. La pièce n’est pas écrite (ou peut-être est-elle déjà jouée). 

    La montagne est sacrée. Si l’homme n’est qu’un accident de l’Histoire, elle conserve, dans ses plis, la mémoire des remous du passé. Glissements, replis, fonte inopinée des neiges. Nouvelle glaciation. Qui est le maître d’œuvre ? Quel est le plan final ? Le temps de la nature n’est pas celui des hommes. C’est un temps long qui, aujourd’hui, s’affole et s’accélère, alors que la planète s’épuise en gesticulations. 

    Au fil des jours et au hasard des randonnées, le photographe recueille des images, les creuse, les interroge, les modifie parfois pour en extraire le sens. Le paradoxe de ces images dépouillées, où l’homme n’a pas sa place, c’est qu’elles nous parlent et nous regardent. Que recèlent ces plis, ces draps gelés, ces ombres grises ? Qui se cache sous cet effondrement ? 

    Quel cri est prisonnier des glaces ?

    Seul le silence répond à nos questions.

    Jean-Michel Olivier

    @ photo de Jacques Pugin

  • Les plaisirs du dimanche soir (Jérôme Garcin)

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    par Jean-Michel Olivier

    Qui mieux que Jérôme Garcin — qui dirige sa petite troupe de critiques  depuis 26 ans — était mieux placé pour parler du Masque et la Plume ?  Personne, évidemment. Dans un livre chaleureux, bourré d'humour et d'émotion, Garcin nous fait pénétrer dans le coulisses de cette émission, devenue culte, qui réunit tous les dimanches soirs, sur France-Inter, des centaines de milliers d'auditeurs. Les coulisses et les secrets, de fabrication comme de longévité : il est très rare qu'une émission culturelle ait une vie aussi riche et mouvementée…

    images-4.jpegNos dimanches soirs* prend la forme d'un abécédaire où Garcin nous entraîne à sa suite, épelant les diverses facettes d'une émission, imaginée il y a soixante ans par le poète Jean Tardieu, qui ne devait parler, à l'origine, comme son titre l'indique, que de théâtre et de littérature. Animée, au départ, par François-Régis Bastide et Michel Polac — l'eau et le feu —, elle s'ouvrit ensuite au cinéma (ah ! les prises de bec entre Jean-Louis Bory et Georges Charensol !), puis à la musique et à la télévision. Et l'aventure, qui ne devait durer qu'une saison, se prolonge encore aujourd'hui, avec d'autres acteurs, pour notre plus grand plaisir…

    Car Le Masque et la Plume, qui devait être une sorte de salon littéraire, assez proustien, se transformera bientôt en plateau de théâtre, avec ses comédiens, son velours et ses ors, sa mise en scène, ses coups de gueule et de sang, etc. Et Garcin, qui de son propre aveu n'était pas fait pour ça, dirigera bientôt sa petite troupe de comédiens-critiques de main de maître, et la baladera aux quatre coins de l'Hexagone. img_5959.jpgThéâtre, tribunal ou jeux du cirque ? Certains apprécieront ce joyeux brouhaha, où les piques et les saillies sont toujours de rigueur, d'autres se fâcheront tout rouge (tel Patrice Leconte) à force d'être éreintés par ces mauvaises langues qui ne résistent jamais à faire un bon mot, surtout s'il est méchant…

    Garcin nous brosse une série de portraits attachants, où les morts côtoient les vivants (même s'ils sont de plus en plus nombreux). Il fait revivre avec brio les fantômes qui ont prêté leur voix à l'émission. Dans cet exercice — de mémoire comme d'admiration — Garcin excelle, comme il a excellé dans l'hommage rendu à son frère jumeau, Olivier**, images-3.jpeget comme il vient de le faire dans le livre magnifique qu'il a consacré à Jacques Lusseyran***, « l'aveugle clairvoyant », rescapé des camps de la mort et grand résistant. 

    Chaque dimanche soir, en ouverture de l'émission, Garcin a pris l'habitude de lire à l'antenne des extraits du courrier reçu pendant la semaine. Il cite dans son livre des lettres extraordinaires, drôle, cocasses, émouvantes. Souvent, dans ces lettres, celui qui prend la plume avance masqué ! Les pseudonymes fleurissent, comme les jeux de mots et les canulars. Le Masque et la Plume a été l'une des premières émissions « participatives », comme on dit aujourd'hui. Et Jérôme Garcin, comme à l'ensemble de sa troupe de saltimbanques, rend un hommage vibrant aux millions d'auditeurs qui écoutent fidèlement l'émission en France comme en Allemagne, au Canada comme en Antarctique…

    * Jérôme Garcin, Nos dimanches soirs, Grasset, 2015.

    ** Olivier, Folio, 2011.

    *** Le Voyant, Gallimard, 2015.

  • Pour saluer Frédéric Pajak, Prix Médicis de l'essai 2014

    par Jean-Michel Olivier

    images-4.jpegVoilà une nouvelle qui nous réjouit : Frédéric Pajak a reçu, hier, le prestigieux Prix Médicis de l'essai pour son Manifeste incertain*, qui en est déjà à son troisième volume. L'œuvre de Pajak est aussi riche que singulière. Elle compte une vingtaine de livres, la plupart « illustrés » de ses propres dessins (mais le dessin, chez Pajak, n'illustre pas le texte : il l'accompagne et le prolonge).

    Pour lui rendre hommage, je reproduis une note écrite il y a quelques années, à l'occasion de la publication de Humour, une biographie de James Joyce**. 

    On ne présente plus Frédéric Pajak, dessinateur et écrivain né en 1955 dans les Hauts-de-Seine, mais vivant en Suisse depuis longtemps. Après s'être occupé de la revue artistique Voir, dans les années 80, il a publié son premier livre chez Bernard Campiche, en 1987. C'était un roman : Le Bon Larron. Mais l'ouvrage qui l'a fait connaître, c'est incontestablement L'Immense solitude, paru en 1999, et couronné par le Prix Dentan. Dans ce livre, Pajak invente une forme parfaitement originale, qui désormais est sa marque de fabrique : le texte et le dessin y sont si intimement liés qu'ils doivent se lire ensemble, à chaque page, d'un même regard. Ce n'est pas un livre illustré, ni une nouvelle forme de BD, mais un alliage à la fois fascinant et puissant entre les mots et les images, qui sont comme mis en miroir. Tantôt l'image reflète le texte, tantôt elle le prolonge, tantôt même elle prend son contre-pied : à chaque fois, pourtant, entre les mots et les dessins, il y a un décalage, qui s'avère être fécond.

    Après Nietzsche et Pavese, après Apollinaire et ses Lettres à Lou, voici la vie d'une autre icône de la littérature mondiale : James Joyce et ses errances à travers l'Europe (Dublin, Paris, Trieste, Pola, Zurich,). Joyce toujours accompagné de la belle Nora et de ses deux enfants, au destin douloureux, Giorgio et Lucia. images-2.jpegJoyce toujours flanqué de son ange gardien Stanislaus, qui est aussi son frère et son homme à tout faire. Grâce aux dessins de Pajak (qui passe ici à la couleur, ce qui ne va pas toujours de soi, tant son dessin aux tensions dramatiques s'accommode mieux, à mon avis, du noir et blanc) nous suivons pas à pas, à la première personne, le chemin solitaire de l'auteur d'Ulysse. Une misère qui lui colle à la peau, des ennuis de santé, une absence presque totale de reconnaissance : voilà le lot du grand James Joyce - sans parler de son goût pour la dive bouteille (le vin blanc suisse plutôt que le whisky irlandais), de ses dépressions et des soucis qui lui cause la maladie de sa fille Lucia, schizophrène.

    images-1.jpegMêlant sa vie à celle de Joyce, Pajak nous raconte l'histoire de son amitié pour Yves Tenret, complice de longue date et spécialiste du grand James. Comme dans ses précédents ouvrages, il s'agit donc d'une autobiographie croisée, d'un jeu de miroirs qui permet à Pajak de se mettre en scène (et en question) dans son travail. Même si, dans Humour, la paraphrase semble trop abondante (il existe déjà des dizaines de biographies de Joyce), le résultat est remarquable par son pouvoir d'évocation.

    * Frédéric Pajak, Manifeste incertain, éditions Noir sur Blanc, 2014.

    ** Humour, une biographie de James Joyce, par Frédéric Pajak, PUF, 2001.

  • Le livre de Jean-Jacques BONVIN

    par antonin moeri

     

     

    Incipit sans pareil. On vous raconte au présent la naissance d’un enfant dont la laideur va effrayer les parents: le colérique papa (Roland) qui fume pipe ou gitanes en lisant le journal et la mère (Jacqueline) née dans un château fribourgeois. Roland avait commencé des études de médecine vite abandonnées. Quand il rencontre Jacqueline, il est tasteur de vins. Ils sont beaux tous les deux. Mariage. Elle astique le nid.

    La mère de Jacqueline a le beau rôle dans ce roman. Elle s’occupe du petit à qui elle apprendra à lire et, surtout, à aimer lire. Elle lui lira plus tard de longs passages du Cardinal de Retz, «souriant avec une certaine gourmandise aux pires mensonges et aux coups tordus les plus répréhensibles». Elle entrouvrira pour l’enfant la porte de la chambre noire où, dans l’air saturé de gaz délétères, ondule le serpent entre les jambes d’un diable «couvert de poils et d’escarres» et celles d’un Krouchtchev «en veston démantibulé et aux dents gâtées». Le père de Jacqueline, avocat célèbre, ex-préfet de la Glâne, a écrit des articles, des vers, des pièces et «des chants exaltant héroïsme agricole et constance potagère».

    L’enfant inquiet, nerveux, curieux comme une fouine, ne tient pas en place. Il se vautre dans les «sermons, les prêches, les injonctions, les histoires à dormir debout» auxquels il ne croit pas mais qui le fascinent. Fascination qui n’est pas sans rappeler celle que connaît le narrateur devenu écrivain et aimant «se diluer dans le narratif venu d’ailleurs». La trottinette bleue aux pneus blancs, par exemple, a la même fonction dans ce livre que le vieux vélo Steyr-Waffenrad dans le récit «Un enfant» de Thomas Bernhard. Elle permet les échappées les plus folles, les virées les plus audacieuse dans les ruelles, aux environs et sur les remparts, jusqu’à la catastrophe que connaît le narrateur de TB sous une pluie battante, quand la chaîne du vélo se rompt, jusqu’à celle que connaît le narrateur de JJB, sous une pluie battante, quand sa trottinette va heurter un mur et que sa copine (également sur la trottinette) va se briser le crâne contre une borne de granit. Si j’attire l’attention sur la fonction de ces deux appareils de locomotion, c’est que les deux enfants, celui de JJB et celui de TB, sont perçus par leur entourage comme des affreux, des possédés, des monstres inéducables.

    Dans une des plus belles pages du «Troisième animal», le lecteur entend la grand-mère lire à haute voix des histoires où il est question de Richard Coeur de Lion. «Elle lit avec la volonté têtue de bien dire, de bien prononcer, de me séduire moi, qui écoute et entends, à qui est destiné ce travail d’élocution». Cette grand-mère qui, levant les yeux du livre, se met à rire, donnant libre cours au «bonheur de se souvenir de ce qu’elle lit et a déjà lu». L’image de cette grand-mère offre un contraste poignant avec celle de la mère qui, après le déménagement de Romont (750 m) à Crans (1500 m), «où le fromage coule à flot comme le béton, où les montagnards ont appris les lois de l’offre, de la demande et de la fraude, où on élève des tours de vingt étages, des cliniques, des bowlings, où cheminent des chihuahuas perplexes entre les mains baguées de Milanaises et Parisiennes en lunettes noires et manteaux de fourrure», une mère qui, après ce funeste déménagement, disparaît de plus en plus souvent pendant que Roland descend ses canettes de bière en tapant des contrats sur une machine à écrire, une mère qui revient «plus maigre que jamais avec des yeux cernés d’opacité», sort d’un tiroir des dessins de barbus qui pourraient être des dessins de pieuvres, s’ouvre les veines avant d’être enfermée: coma insulinique, électrochocs, gavage psychotrope, profonde hébétude. Une mère qu’on retrouvera morte sur le canapé du salon.

    J’ai souvent pensé à la mère du narrateur dans «Le Malheur indifférent» de Peter Handke, en suivant la trajectoire de Jacqueline. Mais d’où viennent ces barbus et ces pieuvres, ces créatures des profondeurs surgissant dans la tête de ces femmes qui, en se mariant parce que cela se fait, entrent «dans le tunnel dernier», vivent à l’ombre d’un mâle ombrageux et colérique ou seules dans un entourage hostile, puis s’effacent, maigrissent, se désintègrent, ne savent plus qui elles sont, disparaissent dans l’indifférence la plus totale? À cette question JJB ne répond pas... «Je ne sais pas comment le dire».

     

     

    Jean-Jacques Bonvin: Le troisième animal, éditions d’autre part, 2014

  • Dino Risi ou les mémoires d'un monstre sacré

    3659768030.6.jpegOn ne vous fera pas l'injure de présenter Dino Risi (1916-2008), l'un des derniers monstres sacrés du cinéma italien ! On lui doit une cinquantaine de longs métrages, depuis Vacanze col gangster (1952) jusqu'à Le ragazze di Miss Italia (2002), en passant par ces films-cultes que sont Pain, amour, ainsi soit-il (1956), Les Monstres (1963), Sexe fou (1973) ou encore Parfum de femme (1975). On ne présente pas un monstre pareil, donc : on lui tire son chapeau !

    C'est pourquoi il faut lire, toute affaire cessante, son livre de mémoires, intitulé précisément Mes monstres*, qui reconstitue, avec une précision de peintre ou de photographe, tout l'univers du cinéma italien de l'après-guerre…

    Rien ne prédisposait ce fils de médecin milanais au 7ème Art : il avait entrepris des études de psychiatrie quand la seconde Guerre mondiale a éclaté. Il se réfugie en Suisse, poursuit distraitement ses études et fait surtout connaissance avec les jeunes femmes de la région qui l'invitent volontiers dans leur lit. C'est en Suisse, par la même occasion, qu'il suit les cours de Jacques Feyder, autre réfugié artistique, qui développent en lui la passion de la mise en scène.

    De retour en Italie, il va entrer dans le cercle très fermé des réalisateurs à succès. Chaperonné par Alberto Lattuada, images-4.jpegil va d'abord écrire des scénarios pour les autres, puis, peu à peu, réaliser lui-même les histoires qu'il écrit. Il excelle, comme on sait, dans les films à sketches, où sa verve satirique s'exprime à merveille.

    Dans Mes Monstres, Risi ressuscite le fantôme de ses amis disparus, les inoubliables Mastroianni, Sordi, Tognazzi ou encore Vittorio Gassman. Ces acteurs, dans la vie, jouent leur propre rôle. Et Dino Risi n'a pas beaucoup à se forcer (et à les forcer) pour qu'ils crèvent l'écran, comme on dit. Car ils sont tous des monstres : monstres d'égoïsme, de séduction (de vrais machos ! diraient les féministes), mais aussi d'humanité, de drôlerie, de générosité.

    Des monstres humains, tellement humains…

    Comme il excelle dans les films à sketches, Risi est le meilleur, également, dans les saynètes, histoires irrésistibles, anecdotes cocasses, qui toutes, sous sa plume, deviennent des fables de la condition humaine. Qu'il évoque cette étrange dactylo qui refusait d'écrire le mot « cunnilingus », le regretté Coluche ou encore une escapade d'Hitler, Risi a la plume aussi savoureuse que la caméra. Bien sûr, en même temps qu'on revit les riches heures du cinéma italien, on a un pincement au cœur de nostalgie, car cette époque inventive, légère, profonde, est révolue. Les comédies d'aujourd'hui sont souvent lourdingues et laborieuses. Alors que notre époque aurait besoin de satiristes pour la démystifier…

    Lisez donc cette galerie de monstres sacrés et attachants : c'est toute l'humaine condition qui défile sous nos yeux !

    * Dino Risi, Mes monstres, édition de Fallois-l'Âge d'Homme, 2013.

  • Mémoire de mes putains tristes

    Par Pierre Béguin

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    Première évidence: Garcia Márquez a le sens du titre. Mémoire de mes putains tristes ne dépare pas d’autres titres devenus emblématiques, de Cent de solitude à Chronique d’une mort annoncée.

     

    Deuxième évidence: Garcia Márquez a le sens de l’humour. Un humour qui, dans ce petit roman, côtoie sans cesse la tendresse et maintient le récit aux antipodes de la trivialité, en dépit des risques de dérapage inhérents au sujet.

     

    Troisième évidence: Garcia Márquez a le sens de l’accroche: «L’année de mes quatre-vingt-dix ans, j’ai voulu m’offrir une folle nuit d’amour avec une adolescente vierge». La première phrase dit tout. Quel lecteur n’aurait pas envie de continuer? Et quelle lectrice aussi? Allez! Tout romancier le sait: la première phrase est déterminante, elle donne le ton, elle conditionne la suite. Après, c’est comme une source sortie de terre et qui s’écoule... Prenez n’importe quel roman du Prix Nobel colombien et vous aurez cette impression.

     

    Quatrième évidence: Garcia Márquez a le sens de la narration. Construite sur un canevas très mince, l’histoire ne perd jamais de son intérêt, la truculence et la malice des personnages concourent grandement à ce miracle: «La morale est aussi une affaire de temps» avait dit Rosa Cabarcas, la patronne du bordel, au narrateur qui n’avait jamais cédé à une telle invitation: «Tu verras!» C’est tout vu! A quatre-vingt-dix ans, il cède... et demande l’impossible: une pucelle, pour le soir même...

     

    Inutile d’en dire plus. Que celles ou ceux qui n’ont pas encore lu ce petit roman fassent amende honorable. Que les autres, comme moi, le relisent! Les tristes journées de fin d’automne en seront embellies...

     


    Gabriel Garcia Márquez, Mémoire de mes putains tristes, Livre de Poche, 2005

     

     

     

     

     

     

     

     

  • La claire fontaine, ou Courbet en exil

     

    Par Pierre Béguin

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    Eté 1873. Gustave Courbet doit s’exiler en Suisse. Il cherche un Port d’attache. Jura, Neuchâtel, Genève, Valais. Très vite, ce sera la Riviera vaudoise. Clarens, Montreux, et finalement La Tour-de Peilz, où il s’installe, suivi de son ombre Cherubino Pata – un peintre d’origine tessinoise ayant travaillé dans l’atelier du Maître à Ornans –, dans une maison au bord du lac, la bien-nommée Bon-Port. Il y restera près de cinq ans, jusqu’à son ultime embarquement...

    Exil? En 1871, Courbet siège au Conseil de la Commune qui décide, le 13 avril, d’abattre la colonne Vendôme. Courbet en réclame l’exécution, ce qui le désigne comme responsable. En mai 1873, le maréchal Mac-Mahon ordonne la reconstruction de la colonne au frais du peintre. 323000 francs, selon le devis. Courbet est ruiné, ses biens mis sous séquestre et ses toiles confisquées. Le 23 juillet, il passe la frontière...

    Un exil très actif. Nombreuses invitations et expositions: Vienne, Londres, Etats-Unis. Nombreuses visites de peintres, dont Ferdinand Hodler. La demande en tableaux est tellement importante que son œuvre, maintenant inégale, oscille entre réalisme poétique et trivialité kitsch. Pata peint, ou copie, des tableaux que le maître signe. Difficile dorénavant d’apprécier l’authenticité d’une toile. Mais Courbet se bat. Il obtient de payer dix mille francs par an pendant trente-trois ans. A sa mort, il n’a pas encore payé la première traite. Ces années d’exil, les dernières du Maître, les spécialistes n’en retiennent habituellement que deux choses: Courbet boit, son génie s’est tari. Et pourtant...

    Dans l’excellent livre de David Bosc, La Claire fontaine, cet exil forcé, éprouvé au feu de la Commune, devient une période de joie et de liberté. Courbet rayonne, peint, fait la noce, barbotte ventre en l’air dans les rivières et les lacs, plonge son regard dans la nature, comme délivré enfin de lui-même.

    Une biographie de Courbet? Non! A l’opposé de l’exhaustif, du factuel, de la recherche d’objectivité qui fondent le genre dans la tradition anglo-saxonne, le petit livre de David Bosc s’inscrit dans un pan important de la littérature moderne depuis trois décennies: la fiction biographique. Prenez un personnage historique avéré, de préférence un artiste – un choix qui permet le questionnement sur l’art et l’acte créatif – focalisez sur une période de son existence, mettez-le en scène comme un personnage, supprimez le factuel, les dates et autres signes incontournables de la biographie traditionnelle, mais parsemez le récit de détails véridiques, de manière implicite, comme s’ils étaient déjà connus du lecteur. Et surtout refusez l’omniscience: la biographie doit rester fragmentaire, incomplète, ne focalisez que sur une partie ou une dimension de la vie du personnage tout en revendiquant ses mutilations, ses parts de mystère, et acceptant celles du hasard, des hypothèses. Comme dans un roman, en somme. Car la fiction biographique s’aventure dans ces territoires que la biographie n’explore pas: les bordures, l’intériorité, les zones d’ombre. Elle remet de la chair et de la vie au squelette, elle anime ce qui est figé, elle redonne au personnage une crédibilité que le nouveau roman lui avait contestée, elle permet d’atteindre une vérité que le devoir d’objectivité n’atteindra jamais. Un peu comme ces ruines qu’on aurait partiellement restaurées au plus près de leur grandeur passée, et qui donnent une bonne idée de ce qu’était l’ensemble du site au temps de sa splendeur. La biographie fictive appartient au romancier, non au journaliste. Le Prix Fémina 2012, Peste & Choléra – qui met aussi à l’honneur le pays vaudois – s’inscrit dans cette veine. Personnellement, j’adore...

    Il y a un peu de Pierre Michon dans le livre de David Bosc. Un style. Incontestablement. Et l’on ne peut s’empêcher de voir, dans le paragraphe qui décrit Rimbaud, expulsé de Belgique, franchissant la frontière vers la ferme familiale ce même jour du 23 juillet 1873 où Courbet franchit la frontière suisse, comme une allusion, un clin d’œil à celui qui est un des précurseurs du genre. De toute évidence, La claire fontaine emprunte les mêmes voies que Rimbaud le fils, chemine sur le même sol, sous le même soleil (et avec le même éditeur). Et le lecteur prend le même plaisir à suivre ces deux figures des débuts de l’art moderne dans ces contrées où biographie et fiction se confondent...

     

    La claire fontaine, David Bosc, Verdier, 2013

     

  • Au pays de Heidi

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    par Jean-Michel Olivier

    C’est le propre des livres culte : peu de gens les ont lus, mais tout le monde les connaît. Ainsi de la petite Heidi laquelle, au fil des ans, a déserté nos bibliothèques pour devenir vedette de cinéma (incarnée par Shirley Temple en 1937), de dessin animé (japonais) ou de série télévisée (allemande). C’est-à-dire, peu à peu, un vrai mythe. images.jpegIl faudrait ajouter : un mythe suisse, tant les valeurs qu’elle incarne (pureté, authenticité, amour de la nature) semblent être celles de ce pays.

    Mais qui était Heidi ? Non le produit dérivé qui fait encore vendre et fantasmer, mais le personnage de roman créé en 1880 par Johanna Spiri, une écrivaine zurichoise, grande lectrice de Goethe, Lessing et Gottfried Keller, et amie de Richard Wagner ?

    images-1.jpegDans un livre passionnant*, Jean-Michel Wissmer, essayiste et romancier, mène l’enquête en Heidiland, au cœur de notre suissitude.

    Pour Johanna Spiri (1827-1901), digne émule de Rousseau, le mal contemporain se loge toujours dans les villes : promiscuité, tintamarre, tentations dangereuses. Pour échapper à cette corruption, il n’y a qu’un remède : se réfugier sur l’Alpe, loin des hommes dénaturés, face aux montagnes sublimes, près des torrents d’eau pure. En un mot : près de Dieu.

    L’univers d’Heidi ressemble à celui de son auteur, Johanna Spiri, fille de médecin, prêchant la charité chrétienne et confrontée, quotidiennement, à la douleur et à la maladie. Orpheline adoptée par un vieux fou, qui vit seul sur la montagne, Heidi va grandir dans son petit paradis, puis partir dans l’enfer des villes, en Allemagne, où elle sera la dame de compagnie d’une petite infirme, Clara, qui s’attachera très vite à elle. Au point de venir retrouver son amie sur l’Alpe, quelque temps plus tard, et de connaître enfin les plaisirs purs de la vie rupestre. images-3.jpegMiracle ! Grâce à Heidi, cet ange perdu parmi les hommes, Clara retrouvera l’usage de ses jambes et pourra marcher à nouveau !

    images-2.jpegÀ la suite de Wissmer (photo de gauche), nous relisons Heidi d’un œil neuf, et souvent ironique (Heidi est une parfaite Putzfrau, qui astique sa cabane jour et nuit, dans un désir obsessionnel d’ordre et de propreté). Nous revenons en Heidiland, ce paradis perdu de toutes les enfances.

    Nous comprenons aussi mieux pourquoi elle incarne à ce point les vertus helvétiques : dévouement, compassion, amour de la nature. Sans oublier la pédagogie, autre marotte helvétique, car Heidi sait parler aux enfants, et leur montrer le droit chemin.

    On ne lit plus guère Johanna Spiri, et c’est dommage. La petite fille qu’elle a créée a fait le tour du monde. Elle a donné son nom à des plaquettes de chocolat et des briques de lait. Elle a inspiré des films, des pièces de théâtre et même des mangas. En nous, elle restera toujours la part de l’enfance et du rêve.

    * Jean-Michel Wissmer, Heidi, enquête sur un mythe suisse qui a conquis le monde, Métropolis, 2012.

    PS : Hum, une Heidi moderne s'est glissée, par erreur, dans ce billet. Excusez le blogueur…

  • Ecrivains voyageurs

    Par Pierre Bbourlingue2.PNGéguin

    «Quand je me sens des plis amers autour de la bouche, quand mon âme est un bruineux et dégoulinant novembre, quand je me surprends arrêté devant une boutique de pompes funèbres ou suivant chaque enterrement que je rencontre, et surtout lorsque mon cafard prend tellement le dessus que je dois me tenir à quatre pour ne pas, délibérément, descendre dans la rue pour y envoyer dinguer les chapeaux des gens, je comprends alors qu’il est grand temps de prendre le large. Ça remplace pour moi le suicide

    Ainsi parlait Hermann Melville. Ou, plus exactement, Ishmael, le narrateur de Moby Dick, en guise d’introduction au célèbre roman. Le voyage comme l’appel irrépressible d’un ailleurs qui pourrait tout guérir. Ou détruire. Au bout des vagabondages, on trouve rarement sa baleine blanche. Ou si on la trouve, c’est elle qui nous mange.

    Et pourtant, il guérit. Parfois. Pour autant qu’on trouve son équilibre dans cette oscillation de pendule entre solitude et rencontres, découragement et émerveillement, souffrances et ravissement. Pour autant que l’enrichissement humain parvienne à compenser l’appauvrissement matériel qui vous laisse un soir naufragé au bout d’un quai, exilé au bord d’une route ou déprimé dans un hôtel minable.

    «Je voyage pour vérifier mes rêves» écrivait Gérard de Nerval. Enfant, je n’avais au-dessus de mon lit aucune photo de sportifs ou de chanteurs, mais une grande carte du globe. Bien avant d’avoir pris l’avion, j’en avais déjà fait plusieurs fois le tour. Mes sirènes étaient les villes dont le nom se terminait en O: Valparaiso, Paramaribo, Acapulco… Maracaibo devait être la plus belle ville du monde, elle fut sans doute la plus laide. Le lac est brun et l’on y sent le pétrole à plus de 40 kilomètres à la ronde. Les autres, Valparaiso surtout, ont leur charme, mais bien en deçà de mes attentes. Peu importe. A Pierre Lazareff qui lui reprochait de n’avoir jamais pris le Transsibérien, Cendrars répondit: «Qu’est-ce que cela peut vous foutre si je vous l’ai fait prendre?» Maracaibo m’a fait rêver pendant près de 20 ans et Valparaiso a servi de décor à mon premier roman.

    Voilà pourquoi je nourris une affection particulière pour les écrivains voyageurs. Même si cette appellation correspond à un label anglo-saxon et aurait fait sourire les auteurs francophones qui pourraient y prétendre. Qu’ils soient issus de bonnes familles, en rupture avec un monde trop policé, comme Bruce Chatwin, ou désireux de s’immerger dans un continent qui avait baigné leur enfance, comme Rudyard Kipling; ou qu’ils soient avant même l’âge d’homme rudoyés par l’existence, comme Jack London, Joseph Conrad ou Nikos Kavvadias, j’admire ces auteurs en rupture de ban qui ont choisi la difficile bohème de la bourlingue et les chemins de traverse pour trouver un travail aléatoire, manger à la table du hasard et espérer une famille d’adoption. Sans oublier ces femmes qui devaient de surcroît transgresser leur propre condition: Alexandra David-Néel, Isabelle Eberhardt, Ella Maillart...

    Qui sont aujourd’hui les écrivains voyageurs susceptibles de marquer le XXIe siècle? Jean Rolin, Sylvain Tesson, Jonathan Raban, Kenneth White... En Suisse romande, Blaise Hofmann... Notre époque ne se prête plus guère à un voyage comme celui de Nicolas Bouvier. L’aventure s’embourbe et devient vite une non aventure, à l’image des romans d’Alvaro Mutis: «El Gaverio» ne vogue plus. Difficile de faire rêver le monde quand il se partage entre territoires en guerre et espaces conquis par les agences de voyage. Les prétendants devraient pour le moins se rappeler ces paroles avisées de Nicolas Bouvier: «Il ne faut jamais que l’écrivain bouche le paysage. Il faut qu’il perde cette corpulence, et le voyage, s’il s’y soumet, s’en chargera pour lui. Quant à son écriture, elle doit devenir aussi transparente et mince qu’un cristal légèrement fumé». Modestie et humilité, lenteur et silence, solitude et dépouillement constituent la meilleure façon de parcourir le monde avant de le donner à voir par des mots cristallins.

    Récemment, c’est par Le Voyage inachevé de Serge Bimpage que j’ai revécu une partie de mes bourlingages d’antan à l’autre bout du monde. Avec émerveillement et nostalgie. Tu as raison, Serge, un voyage est toujours inachevé. Comme le prétendait l’acteur et écrivain Bernard Giraudeau, qui s’y connaissait en vagabondages précoces: «Il ne faut jamais finir un voyage, seulement l’interrompre».

    Maintenant que l’âge et les responsabilités paternelles ont transformé mes voyages en vacances, il me reste les écrivains voyageurs pour en reprendre le cours interrompu...