Iels sont tou.x.te.s devenu.x.e.s fou.x.olle.s
Par Pierre Béguin
Le délire de l’écriture inclusive ne concerne plus exclusivement l’université, il s’est répandu aussi vite que le Covid dans la plupart des administrations publiques, sur l’injonction d’élu.x.e.s (ne blessons personne!) qui croient ainsi se positionner à l’avant garde du progressisme et se prétendre vierges des maux (et des mots) qu’ils réfutent, simplement parce qu’ils les réfutent. Le rêve d’une grammaire non sexiste – car la grammaire traditionnelle, comme chacun le sait, est le fruit de savants mâles cisgenres affreusement misogynes – se déploie sous le signe de la libération et de la décolonisation sexuelle. Il s’agit désormais de s’exprimer de manière à assurer l’inclusion des divers types de genre humain. Les fonctionnaires, municipaux et autres, sont donc appelés à suivre une formation linguistique – et idéologique (comme dans tout bon régime totalitaire qui se respecte) – pour apprendre à utiliser la novlangue inclusive. Et tous les réfractaires sont étiquetés en tant que dissidents orthographiques ou individus non idéologiquement alignés (au sens propre). Vive Mao !
Cette reconstruction idéologique n’épargne aucune langue, et ne craint ni le mensonge, ni le ridicule, ni l’ignorance. Ainsi, aux États-Unis, le terme latino (ou latina) est remplacé par latinx pour une meilleure inclusion symbolique et sociale des latinos non-binaires. Rien n’arrête la pathologie inclusive, et surtout pas le non sens, l’absurdité ou le mensonge : au Congrès américain, en 2021, on a demandé qu’«amen» soit complété par «a-woman» (non ! non ! je ne plaisante pas!), réduisant par-là les mots d’origine étrangère à leur sonorité en anglais.
Le genre s’affranchissant du sexe biologique, et chacun ayant dès lors le droit à sa propre auto-identification, une kyrielle de nouveaux pronoms sont créés – ol, lo, ul, iel, ille – pour désigner les personnes non-binaires. Et comme ce mouvement vers la transidentité est frappé des étiquettes progressiste et libérateur, il doit être encouragé par tout ce qui se veut progressiste et libérateur (y aurait-il encore des ennemis du progressisme et de l’émancipation dans la salle?). Ainsi, le régime diversitaire ne saurait tolérer qu’on dise d’une femme qu’elle a ses menstruations, ce serait terriblement discriminatoire et susceptible de traumatiser une frange de la population déjà fortement fragilisée par son statut victimaire. Le planning familial recommande l’expression «personne menstruée». De même, ne dites plus «lait maternel» mais «lait humain».
Quant à «père» ou «mère», n’y pensez même pas ! Ces vestiges de l’ordre hétéronormatif fascisant ne peuvent sortir de la bouche nauséabonde que de vieux régressistes-conservateurs de l’extrême droite. Dites «personne avec vagin» ou, pourquoi pas, «personne sans pénis», et idem mais inversement. On a le choix, la novlangue identitaire est si merveilleusement créative ! L’appareil administratif, lui, se contentera d’écrire «parent 1» et «parent 2». Bof ! On ne va pas lui demander d’être poète.
La langue se voit donc investie de la mission de désincarner, jusque dans le moindre de ses mots, toute trace des corps sexués, considérée dorénavant comme issue d’une anthropologie aussi désuète que subversive. «Homme» et «femme» sont une violence aux personnes non-binaires et doivent donc se dissoudre dans une sorte de noman’s ou no woman’s land linguistique qui effacerait les relents de transphobie dont se repaissent les sociétés occidentales. Tout ancrage de l’identité sexuelle dans la biologie est assimilé de facto à un discours haineux, ou pour le moins à une coupable ignorance, la fluidité identitaire ne s’accordant pas avec des individus encore lamentablement prisonniers des catégories sexuelles traditionnelles (l’écrivaine J.K. Rowling, exclue de sa propre œuvre par la bien-pensance pour avoir prétendu qu’il ne suffisait pas d’un mot pour changer de sexe, en a fait cruellement l’expérience). Toute personne souffrant de dysphorie de genre se voit proposer de nouveaux protocoles grammaticaux. Ainsi, un «queer, demi-homme, non-binaire» reçoit les pronoms «Xe/xem/xyr». Le genre (gender) vient d’enfanter (eh oui!) des non-genres (a-gender) qui demandent à être reconnus comme neutres. En ce sens, le métro londonien comme certaines compagnies d’aviation ne disent plus «Madame» ou «Monsieur» pour ne pas «mégenrer» des personnes hors classement. On attend d’ailleurs toujours des TPG - Touche Pas à mon Genre, me suggère un copain - qu’ils se mettent au goût du jour ! Mais peut-être se disent-ils sagement qu’il vaut mieux patienter : dans une dizaine d’années, celles et ceux qui se réclameront d’une binarité homme-femme seront alors si incroyablement progressistes et novateurs!
Qu’on ne se méprenne pas, je ne voudrais surtout blesser personne ! Mais il faut bien reconnaître que le grand mouvement d’émancipation menace de se transformer en une soupe indigeste d’alphabet autoparodique d’identités inventées, aux catégories aussi incompréhensibles que son charabia est déroutant. Et je crains que les administrations étatiques et communales aient mis le doigt dans un engrenage dont elles ne soupçonnent pas un instant qu’il pourrait le broyer jusqu’à la dernière phalange. On n’a pas fini de rire ! Je me demande d’ailleurs quel sketch décapant le très regretté Raymond Devos n’aurait pas manqué de faire de cette affreuse mixture.
Ce qui est certain, c’est qu’à force de vouloir inclure toutes les identités imaginaires dans la grammaire, on finira par faire exploser la langue. Et il en ira de même avec notre société, à la grande satisfaction du régime identitaire dont c’est l’objectif avoué. Car l’inclusion, c’est en réalité l’exclusion. Et là, ce ne sont pas que des mots. N’en déplaise à ces partis politiques et à ces élu.e.s dont la sottise n’a pas de fond et qui tendent l’échine pour recevoir le fouet. Reviens, cher Raymond, iels sont tou.x.te.s devenu.x.e.s fou.x.olle.s !
Mon collègue Frédéric Wandelère vient de m’envoyer un poème d’Edith Boissonas écrit il y presque 50 ans, mais d’une actualité brûlante. A s’y mirer, si tant est qu’elle en soit capable, notre époque délirante n’y changerait pas une virgule:
Vivre assez longtemps pour voir changer
Ce qui paraissait immuable
Nous rend dangereusement étranger.
Enfouissons-nous sous le sable.
Autour de nous voltigent des vocables
Inappropriés qui nous soulèvent le cœur
Et c’est pourtant dans un même lieu inépuisable
Du souvenir, le seul dont nous connaissons les mœurs.
Edith Boissonnas
Les Cahiers du chemin, no 22, octobre 1974.
Etude, 1980, p. 41