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Ça nous interpelle - Page 6

  • Fiant Luces neve iam extinguantur

    Par Pierre Béguin

     

    «L’homme est resté seul comme créateur de sa propre histoire et de sa propre civilisation; seul comme celui qui décide de ce qui est bon et de ce qui est mauvais (…) Si l’homme peut décider par lui-même, sans Dieu, de ce qui est bon ou mauvais, il peut aussi disposer qu’un groupe d’homme soit anéanti.» Celui qui écrit ces mots n’y va pas par quatre chemins. Il proclame la supériorité des lois divines, leur préséance sur la sphère privée, et rend responsable des pires catastrophes le renoncement de l’homme à désirer le salut pour prix de la recherche de son propre bonheur. Cette solitude de l’homme sans Dieu le conduit aux pires comportements: «qu’un groupe d’hommes soit anéanti». Ce sont les purges, les génocides, Auschwitz. Ainsi donc Les Lumières – car c’est bien des Lumières qu’il s’agit dans l’allusion de la première phrase – seraient à l’origine non seulement du matérialisme des sociétés libérales mais aussi des idéologies du mal, les totalitarismes, le nazisme, le communisme. Le théocrate contempteur des Lumières qui tient ce discours anti-laïc n’est pas un extrémiste virulent justifiant son combat, c’est le Pape Jean-Paul II, bien plus modéré que son successeur, qui rédige son dernier livre Mémoire et identité quelque temps avant sa mort. Preuve que la hiérarchie de l’Eglise catholique n’a pas tout à fait renoncé à sortir le religieux de la sphère privée où le principe de laïcité, issu des Lumières, l’a confiné. Et même si sa position reste bien plus modérée, moins tragique et moins dangereuse que celle d’extrémistes d’autres religions, elle souligne tout de même la volonté des théocrates de ne pas rendre toutes les armes.

    Deux siècles et demi plus tôt, Voltaire, dans le Dictionnaire philosophique faisait «l’histoire du fanatisme et ses exploits»: quinze siècles d’horreur, peuples égorgés, rois poignardés «tyrans, bourreaux, parricides et sacrilèges violant toutes les conventions divines et humaines par esprit de religion». S’il apparente le fanatisme (terme inventé par Bossuet au XVIIe siècle) à «une peste des âmes» qui contamine faibles et ignorants, à «une maladie épidermique» de la religion presque incurable, à part peut-être par l’esprit philosophique qui «prévient les accès du mal», il admet que la raison et les lois se révèlent impuissantes face à des «enthousiasmes» délirants qui se persuadent d’être guidés par L’Esprit saint: «Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui, en conséquence, est sûr de mériter le Ciel en vous égorgeant?» demande-t-il.

    Donc, pour les laïcs, les pires atrocités surviennent lorsqu’on place Dieu au centre de la sphère publique; pour les théocrates, les pires atrocités surviennent lorsqu’on exclut Dieu de la sphère publique. Et le pire, c’est que l’Histoire ne donne vraiment raison ni aux uns ni aux autres. Bien sûr, la laïcité s’est profondément enracinée dans nos mentalités et dans nos systèmes politiques occidentaux, au point que nous sommes tous convaincus – moi le premier – que la nouvelle virulence dont font preuve les théocrates de tout poil au tournant des XXe et XXIe siècle est la pire des gangrènes. Voilà pourquoi le problème des minarets ne se réduit pas à savoir s’ils vont concurrencer nos montagnes ou déparer nos vertes prairies. Et s’il ne fait aucun doute que l’Etat de droit, démocratique et républicain, doit leur accorder leur place à côté de nos clochers – il en va du respect de son esprit même – nous devons nous souvenir que les Lumières de la raison ont triomphé du pouvoir clérical non pas seulement par la plume des philosophes mais surtout au prix de beaucoup de sang versé. L’héritage est à prendre au sérieux et exige vigilance et fermeté. Comme le souligne Tzvetan Todorov, chantre des Lumières, dans son livre L’Esprit des Lumières: «Les maux combattus par cet esprit se sont avérés plus résistants que ne l’imaginaient les hommes du XVIIIe siècle; ces maux se sont même multipliés depuis. Les adversaires traditionnels des Lumières, obscurantisme, autorité arbitraire, fanatisme, sont comme les hydres qui repoussent après avoir été coupées, car ils puisent leur force dans des caractéristiques des hommes et de leurs sociétés tout aussi indéracinables que le désir d’autonomie et de dialogue (...) On peut donc craindre que ces attaques ne cessent jamais» Or, justement, le besoin de religion est indéracinable et il ne s’exprime pas toujours dans la tolérance… Veillons donc à préserver rigoureusement le principe de laïcité! A commencer par son application stricte dans nos écoles. Et surtout ne focalisons pas sur de faux problèmes et sur une cible unique – les extrémistes musulmans. On en viendrait à oublier d’autres dangers. Ainsi, les chrétiens fondamentalistes – les créationnistes – continuent sans polémique leur croisade anti-darwinienne par de nombreuses conférences, notamment à Genève et Lausanne. Ils ont déjà imposé leur enseignement dans de multiples universités américaines, ils s’implantent en Allemagne et profitent allégrement de la privatisation de l’enseignement pour se payer des chaires académiques un peu partout. Dans la plus complète indifférence… Et, si l'on en croit le journal Le Temps, dans les colonies de Cisjordanie se développe un fondamentalisme juif emmené par une soixantaine de rabbins dont Itzhak Ginsburg, un rabbin persuadé qu’il existerait un «ADN juif» supérieur à celui des non-juifs. Tiens, ça me rappelle quelque chose! Pas vous? Je me demande ce qu’en aurait pensé Jean-Paul II…

     

    Que les Lumières soient et qu’elles ne s’éteignent plus!

  • QUI PARLE ICI???

    Par Antonin Moeri

     



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    Quand Tchékhov écrit, au début de “La Salle n°6”: ”J’aime son visage large aux pommettes saillantes...”, le lecteur est surpris. Il se demande qui prend, ici, la parole. Le docteur Raguine raconterait-il sa propre histoire? Le lecteur tombe, un peu plus loin, sur une digression: l’erreur judiciaire est plus répandue qu’on ne croit, surtout dans une ”petite bourgade crasseuse, à deux cents verstes du chemin de fer”. Thomas Bernhard dit la même chose sur l’aveuglement et la brutalité des juges qui, ”par la force de l’habitude, s’endurcissent tellement qu’ils ne peuvent avoir avec leur clientèle d’autres rapports que formels”. On en déduit que le docteur Tchékhov laisse libre cours, dans ce passage, à des considérations personnelles sur la société russe de son époque. Mais que faire avec ce “J’aime son visage large aux pommettes saillantes...”?
    Un professeur de collège me disait un soir sous une tonnelle que le problème du narrateur l’intéressait beaucoup et qu’il s’efforçait, tout au long de l’année, d’attirer l’attention de ses élèves sur le degré de présence du narrateur dans une histoire. Ainsi leur apprend-il la différence entre un narrateur omniscient, un narrateur-témoin et un narrateur-conteur. Imaginons un de ses étudiants lisant cette déclaration “J’aime son visage large aux pommettes saillantes...” Il se dira: ”C’est un narrateur-témoin qui parle. C’est un personnage qui doit se trouver à l’intérieur de l’hôpital. Sans doute un infirmier, un garde (Nikita), un compagnon de Gromov, peut-être le docteur Raguine”. Il se rendra compte, au fil de la lecture, qu’il n’y a pas de narrateur-témoin dans “La Salle n°6”. S’agirait-il d’un narrateur extérieur à l’histoire?
    En effet, celui qui présente le vieux Nikita au visage ravagé par l’alcool, le bouffon Moïsseïka qui a l’autorisation d’aller mendier dans les rues, le parano Gromov, un huissier cultivé et fin qui a sombré dans un délire de persécution, le docteur Raguine qui étudia la médecine contre son gré, qui manque de confiance en ses droits, qui ne sait donner des ordres et se met à pleurer lorsqu’un enfant, à qui il doit examiner la gorge, pousse des cris de détresse, qui ”lit énormément et toujours avec grand plaisir” (en sirotant un verre de vodka), qui souffre de ne pouvoir tenir une conversation intéressante avec des gens éclairés, celui qui présente ces personnages avec empathie, avec un immense amour des êtres humains, ce présentateur n’est ni le docteur Tchékhov (quoique...) ni un personnage de la nouvelle (quoique...), c’est un Mensch aus Papier indéfinissable qui met nos émotions à nu et qui devait nous dire combien il aimait cet homme de trente-trois ans. “Je l’aime pour lui-même, c’est un homme bien élevé, serviable et d’une délicatesse exceptionnelle avec tous(...) Quand il parle, on reconnaît à la fois en lui un fou et un homme”.
    Je me demande si cette petite incursion dans le récit n’annonce pas la ronde des points de vue qui caractérisera les aventures littéraires du XX ème siècle.


    Anton Tchékhov: Oeuvres III, Pléiade 1971

  • Toutes les fins de siècle se ressemblent

    Par Pierre Béguin

     

    J’avais oublié cette phrase. Probablement s’était-elle incrustée dans mon inconscient. Car depuis le temps que je présente l’histoire littéraire française de la Renaissance au XXe siècle, j’avais moi aussi développé cette conviction – que je croyais toute personnelle – et répertorié une liste d’exemples propres à étayer ma chère théorie sur les fins de siècle qui se ressemblent. Peut-être même l’idée d’en faire un livre m’avait-elle traversé l’esprit, comme il en passe des dizaines mensuellement dans le cerveau de ceux qui cèdent à cette manie de l’échuysmans[1].jpgriture. Fugace. Météorite. Heureusement! Elle n’était pas de moi, cette idée. J’aurais eu l’air de quoi?

    Pourquoi me suis-je replongé dans l’œuvre de J.K. Huysmans que, sans regret, je n’avais plus lue depuis l’Université? Là-bas… Au fil d’une page, je redécouvre, dans une explosion de mémoire, la fameuse phrase: «Toutes les fins de siècle se ressemblent». Et dans A vau-l’eau, sa sœur jumelle, ce De profundis schopenhauerien «Seul le pire arrive», l’une appelant l’autre comme si l’ambiance crépusculaire se mariait naturellement avec le pire pour dessiner le traditionnel tableau des névroses «fin de siècle». Après tout, la mélancolie de Rodolphe II, dans son château de Prague, au milieu d’une clique d’artistes, d’alchimistes et d’astrologues, n’est pas sans rappeler celle de Louis II à Neuschwanstein, voire celle de Louis XIV à Versailles, où il réside depuis 1682 coupé des réalités, entouré d’une foule de courtisans et empêtré dans un cérémonial rigoureux. Huysmans a très bien perçu cette correspondance entre le climat «fin de siècle», dont des Esseintes, le héros de A rebours, est le témoin, et le teadium vitae – l’ennui métaphysique, qualifié de «névrose» par le diagnostic de Zola – des contemporains de Cervantès. Et malgré le néo-classicisme de l’entre-deux guerre, NRF en tête, ou les efforts parfois grotesques des surréalistes pour farder la charogne fin de siècle, la seconde moitié du XXe en a subi toutes les contagions (il est vrai que Bardamu en avait assuré le lien). Genet a relevé l’héritage de Baudelaire, Malraux celui de Barrès et Sartre celui de Schopenhauer (et, donc, de Huysmans). Entre Jean Folantin, le héros de A vau-l’eau, petit employé souffreteux et misogyne assaisonné de spleen baudelairien, et l’Antoine Roquentin de La Nausée, la phonétique à elle seule appelle la comparaison. Et si, d’A vau-l’eau à A rebours, on passe de la roture à la noblesse, si le duc Jean de Floressas des Esseintes possède tout ce qui fait défaut à Jean Folantin, tous les deux parcourent, sous le soleil de Saturne, le même chemin envasé, contraints de refaire sans cesse leur addition de négations, avec cet ennui métaphysique qui corrompt tout, dans cette sainte solitude qui est un autre nom de l’absolu désespoir. Ni le cynisme ou la curiosité sardonique de Bardamu, ni la dignité philosophique de Roquentin n’y changeront rien: le fond de l’existence est la neutralité gluante, incolore, inodore, insonore de la matière, dont la conscience, en dépit de vains efforts pour se duper, n’est qu’un effet de surface. Personne n’aura pu réfuter l’implacable analyse de Pascal. Et les teintes crépusculaires des fins de siècle semblent jeter sur cette évidence un éclairage aussi cruel qu’impitoyable.

    Bonne nouvelle, au fond! Si cette théorie est avérée, il nous reste plusieurs dizaines d’années avant le prochain crépuscule. Et moi qui ai déjà vécu ma fin de siècle et qui me sens toujours à l’aurore de ma vie … Oh les beaux jours! 

  • Simplifier le français


    Par ANTONIN MOERI

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    Professeur de sociolinguistique à l’université de Grenoble, Marinette Matthey vient de sortir aux éditions de l’Aire un livre très intéressant. Ce livre rassemble les chroniques que Marinette Matthey envoie chaque semaine au journal pipole “Le Matin” et une série d’articles parus dans diverses revues genre “L’Educateur” ou “Bulletin de la Haute École Pédagogique”.
    L’auteur revendique clairement cette posture à la frontière entre l’université et les médias, d’abord parce qu’elle aime écrire et qu’elle préfère être lue par le plus grand nombre, ensuite et surtout parce que “les chercheurs en sciences humaines ont besoin d’atteindre le grand public depuis que le financement de la recherche est lié à la visibilité des résultats, autrement dit à leur reprise dans les médias”. Jean Kaempfer, prof à l’université de Lausanne, est du même avis en ce qui concerne la recherche dite littéraire.
    Que ce soit à propos de la féminisation des noms de titre ou de fonction, de la droite décomplexée, des gros mots de Fadela Amara, des termes en -isme, de la langue comme condition d’intégration, de l’enseignement de l’orthographe dans les écoles publiques, du savoir populaire, de l’étymologie de certaines expressions, du langage SMS ou des langages suisses romands, Marinette Matthey se montre agile (souci didactique tout en parlant au lecteur de manière claire et détendue), exigeante, parfois cocasse, compréhensive, subtile, convaincante. Son rapport à la langue française (que Céline qualifiait d’impériale) est fait de distance, de réflexion, d’attirance, de tendresse. On sent que l’auteur aime cette langue. Elle pense que sa syntaxe et son orthographe devraient être simplifiées pour que chacune et chacun puisse se l’approprier à moindre coût. C’est sans doute ce “moindre coût” qui déterminera, dans les années à venir, l’évolution d’une langue qu’on ne peut plus réserver aux héritiers ni figer dans un irrespirable carcan.
    Ce rapport à la langue implique une prise de position sur l’échiquier politique (les allusions à Rocard, Meirieu, Nina Catach et Ségolène Royal l’expriment clairement). Rapport à la langue exactement opposé à celui d’un Renaud Camus pour qui la soumission aux lois du langage et le respect des nuances syntaxiques sont une manière de réserver un espace à l’Autre. Peut-être Renaud Camus s’intéresse-t-il davantage à la langue pour elle-même (encore que...) et que Marinette Matthey s’intéresse davantage aux “gens qui parlent” (encore que...).

    Une dernière chose. Le préambule m'a touché. Les saisonniers qui parlent l'italien dans l'immeuble où grandit la petite Marinette. Eclats de voix. Rires.  Buongiorno. Porca miseria! Première prise de conscience. L'ordre de la langue n'est pas celui des choses. Les mots-souvenirs dans le cercle familial. La lecture qui devient une addiction, et puis l'université. C'est raconté avec pudeur, sans effets oratoires. On interroge ses racines, si j'ose dire. Histoire d'une fillette qui a retroussé ses manches, qui construira une vie à elle, alors que le papa aurait tellement voulu un garçon.

     

  • Le créneau de la plainte

    Par Antonin Moeri



    images.jpegUne de mes amies enseigne dans un cycle d’orientation genevois. Elle m’a raconté une histoire déconcertante. Elle venait de faire entrer ses élèves dans la classe lorsqu’une  inconnue, échevelée, se présenta sur le seuil hurlant comme une démente: Elliot! Elliot! Voulant donner son cours, la prof intima l’ordre à l’échevelée de quitter les lieux et de rejoindre son groupe. La fâcheuse refusant d’obéir, la prof lui saisit fermement le bras pour l’éloigner.
    La jeune échevelée étant allée se plaindre auprès de la direction, la prof fut convoquée dans le bureau d’un responsable scolaire qui ordonna à chacune de donner sa version des faits. “Qu’attendez-vous de moi? demanda la prof incriminée, voulez-vous que je m’agenouille devant cette élève qui m’empêche de donner mon cours?” La jeune échevelée s’étant mise à pleurer, le responsable demanda à sa “collègue” de présenter ses excuses. Ce que la “collègue” refusa de faire.
    Après cette séance d’un genre nouveau, le responsable dit: “Vous voyez, j’aurais préféré que vous reconnaissiez vos torts, que vous lui disiez un petit mot sympa, du genre je recommencerai plus, j’étais en colère. Cette affaire n’est pas terminée, elle suivra son cours! Bonne fin de journée!”
    J’ai voulu rassurer cette prof, qui menaçait de tout plaquer, en lui disant que la plainte était devenue la forme sournoise du lien social. “Le méchant ou la méchante, ajoutai-je, c’est toujours l’autre, donc toi en l’occurrence. L’ado échevelée est forcément innocente, puisqu’aux yeux de l’administration, une victime a toujours raison. La meilleure chose à faire, me semble-t-il, c’est de prendre deux à trois jours de congé, d’avaler quelques tranquillisants, de te promener le long du Rhône et d’observer les écureuils qui osent enfin quitter leur refuge. Surtout, ne te décourage pas. Si ton supérieur hiérarchique continue de te harceler en défendant systématiquement les ados qui viennent se plaindre dans son bureau, je te conseillerai de voir quelqu’un. Manifestement, ton supérieur n’a pas l’air de prendre en considération les effets sur ta personne de la violence symbolique qu’il exerce. On sait que certains cadres, pour défendre leur peau dans un contexte de réformes et de réorganisations tous azimuts, déchargent leur angoisse en déstabilisant leurs collègues.”

    Mon amie a pris rendez-vous chez son médecin. Un congé d’une semaine lui fut accordé.

  • L'enseignement de l'ignorance

    Par Pierre Béguin

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    Si Dieu est invisible, on peut raisonnablement penser qu’Il n’est pas très loin de la parole des apôtres. Si la vérité est invisible – on déploie assez d’efforts pour qu’elle le reste – on peut logiquement penser qu’elle n’est jamais très éloignée du cynisme le plus total. D’une certaine manière, c’est la logique de Machiavel: se placer du point de vue de l’ennemi et se demander ce qu’il est condamné à vouloir étant donné ce qu’il est. Une technique utilisée notamment par l’essayiste Susan George dans son livre Le Rapport Lugano, où l’auteur se place dans la logique des élites du monde politique, financier et industriel, réunis à Lugano pour envisager les mesures à prendre afin de viabiliser le système capitaliste. Et comme ce rapport n’est pas destiné à être lu par le peuple souverain, tenu éloigné comme il se doit de la vérité, les responsables peuvent s’exprimer avec un cynisme stupéfiant.

    C’est aussi à cette technique que recourt Jean-Claude Michéa dans son excellent petit essai intitulé L’Enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes, paru en 1999 et réédité en 2006 aux éditions Climats. La thèse? L’auteur montre comment le pouvoir politico-économique reconfigure l’appareil éducatif selon les seuls intérêts financiers du capital, comment l’éducation de masse, sous prétexte de démocratisation, a fini par abrutir les privilégiés eux-mêmes, pourquoi la propagation de l’ignorance, voire la «bêtification» des masses par le vecteur télévisuel, n’est pas le fruit des dysfonctionnements de la société mais une condition nécessaire de sa propre expansion, pourquoi le déclin de l’école n’est pas la conséquence, mais l’objectif même des incessantes réformes qu’on lui impose, et comment les puissants se servent des naïfs doctrinaires de gauche pour asseoir cet objectif dont la finalité est de faire de la consommation un mode de vie à part entière. Et c’est précisément sur cette ignorance qui délite les capacités de résistance aux manipulations médiatiques et au conditionnement publicitaire avec une efficacité remarquable que «les grands prédateurs de l’industrie, des médias et de la finance, avec la complicité de leurs institutions internationales (Banque mondiale, FMI. OCDE, G7 puis G8, GATT puis OMC, etc.) et celle, plus ou moins enthousiaste, de toutes les classes politiques occidentales, pourraient entreprendre d’édifier, en toute tranquillité intellectuelle, une cybersociété de synthèse, dont l’unique commandement serait le très vieille devise de l’intendant Gournay (1712-1759): Laissez faire, laissez passer.»

    Oh! Je vois venir les commentaires allumés de quelques insatiables blogueurs: tout cela sent décidément un peu trop l’altermondialiste, voire Le Monde diplomatique. C’est vrai et le parti pris peut déranger, je le concède. Mais avant de condamner ce petit essai dérangeant, prenez le temps de le parcourir, même s’il n’y a pas d’images à colorier…

     

     

  • Une plongée dans l’ « event »

    PAR SERGE BIMPAGE

    event.pngJe me suis donc rendu à cette exposition de photos, un must, qu’il paraissait. Foule au loft « attitudes », rue du Beulet. Petit tour de piste,  les photos sont peu convaincantes mais le buffet oui. Plein de têtes connues. L’une d’elles s’approche :
     - Tu me reconnais pas ? Jasmine, TSR…
    - Jasmine ! Ca fait longtemps. Tu viens pour un reportage sur l’expo ?
     - Quelle expo ? Y a pas d’expo, qu’elle s’esclaffe. C’est un « event » !
    - Ah bon, mais les photos…
    - Rien ! Un prétexte, de la déco. Je suis là pour l’événement.
    - Ok. Et, heu, c’est quoi l’événement ?
    - Ben c’est  l’ « event », pardi. Tu sors d’où, là ?
    - Ok, mais tu viens faire quoi à l’ « event » ?
    - Je plante des clous pour mon rézotage. Ca marche à fond, je viens d’ailleurs d’en planter un : j’ai rendez-vous avec Dugerdil, il a une surface monstre.
    Jasmine repère un VIP et me plante là. Discrètement, je me renseigne. Un « event », c’est une soirée « dating » professionnelle où on met des gens ensemble pour qu’ils s’échangent des adresses qui pourraient déboucher sur quelque chose. Vous me suivez ? J’ai appris aussi que « attitudes » va être reprise par la HEAD et qu’il sera rebaptisé « Live in your Head ». La prochaine expo s’appellera « I Draw, I Happy ». Si c’est une vraie expo.
    Bon, folks, so long. Je vais réviser mon anglais et mettre à jour mon carnet d’adresses.

    « Un événement se caractérise par une transition, voire une rupture, dans le cours des choses, et par son caractère relativement soudain ou fugace, même s'il peut avoir des répercussions par la suite » (wikipédia)

    ps: la photo n'a rien à voir, c'était pour attirer votre attention.

     

  • Genève et les subprimes

    Par Pierre Béguin

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    Permettre à des gens qui n’ont pas les moyens d’acheter une maison de se l’offrir tout de même en leur avançant l’argent à un taux d’intérêt dérisoire, tout en spéculant sur l’automatisme des plus-values immobilières pour sécuriser ses investissements, ce n’est pas nouveau. A Genève, on l’avait déjà fait dans la seconde moitié des années 80 avec les résultats catastrophiques qui ont marqué le début des années 90 et la crise immobilière. Mais ce qui est très grave, en revanche, pour ne pas dire criminel, c’est de refaire la même chose actuellement sous le prétexte de sauver l’immobilier et, plus généralement, tout le secteur économique. Qu’on annonce comme une bonne nouvelle pour les futurs propriétaires la baisse des taux d’intérêts à des planchers jamais atteints (moins de 2% pour un taux fixe de 3 ans!) est d’une sottise sans nom. Très clairement, nous sommes en train de créer les conditions qui, immanquablement, aboutissent à une crise de l’immobilier et, donc, à une crise de l’économie toute entière. Ni plus ni moins, nous recréons la logique des subprimes à Genève alors que nous nous félicitions, à juste titre, d’avoir retenu la leçon des années 80 et su éviter ce marasme. Le problème n’est pas le taux hypothécaire, mais le prix de l’immobilier qui s’est mis à délirer ces deux ou trois dernières années. Pour suivre depuis longtemps, à titre personnel, les offres immobilières, notamment dans la commune de Plan-les-Ouates, je constate que, actuellement, un appartement se monnaye dans cette région à environ Frs 10.000 le m2, alors que ces coûts n’atteignaient pas Frs 4.000 à la fin des années 90. Rien ne justifie une telle augmentation en une dizaine d’années. Si ce n’est un délire spéculatif que les responsables s’évertuent à nier. Bien sûr, acheter un 5 pièces Frs 1.500.000 à un taux de 1.9%, en utilisant son 2e pilier pour financer les 20% de fonds propres exigés, c’est payer mensuellement Frs 1.900, c’est-à-dire moins que le prix d’une location pour un bien identique. De quoi tenter les naïfs. Mais lorsque les taux hypothécaires, inévitablement, reprendront leur courbe normale, disons autour de 4% (ce qui reste un taux très bas sur ces 50 dernières années), il vous en coûtera alors Frs 4.000 par mois, sans compter les charges de copropriété et le remboursement de la dette (qui, à eux deux, dépasseront les Frs 1.000 par mois). Comme le loyer ne devrait pas excéder le tiers des revenus, il faudrait gagner plus de Frs 15.000 par mois pour assumer un tel investissement. Faites le compte. Il va y avoir de la casse, c’est inévitable.

    Alors baisser les taux pour protéger la clique immobilière genevoise en évitant une baisse logique des prix, et faire croire aux gens, comme je viens de l’entendre au Journal télévisé, qu’il n’a jamais été aussi intéressant d’être propriétaire, relève de la pure inconscience. Une inconscience criminelle: adieu, bien immobilier, 2e pilier, retraite! Bonjour l’assistance! Et ce n’est qu’un début. La Banque d’Angleterre vient de baisser ses taux directeurs à 1.5%, c’est-à-dire au niveau le plus bas depuis sa création en 1694. Et pour la plupart des analystes, ce n’est qu’une étape vers un taux à 0%. Si, officiellement, la mesure ne vise qu’à maintenir l’inflation autour de 2%, il s’agit bien en réalité d’une nouvelle tentative pour renforcer l’économie et accélérer la sortie de la récession. La Banque Centrale Européenne, dont les taux se situent à 2.5%, devrait suivre. Puis ce sera au tour de la Banque Nationale. Ces décisions ne sont pas la marque d’une sagesse mais d’un affolement. La sagesse, c’est d’affronter le problème quand il survient, l’affolement c’est de céder aux mécanismes de fuite pour le contourner. Or, une crise, qu’elle soit personnelle, psychologique et affective, ou collective, économique et immobilière, c’est toujours la conséquence d’un égarement et l’injonction d’un retour à l’essence. Entendez, à l’essentiel. Eviter d’affronter le problème par des mécanismes de fuite exprime une réaction certes humaine mais dangereuse: repousser un problème qu’il faudra de toute façon affronter un jour, c’est se donner l’assurance de l’alimenter, donc de rendre son retour aussi inéluctable que plus douloureux encore. La Fontaine le disait déjà en son temps: «On rencontre sa destinée souvent par des chemins qu’on prend pour l’éviter» (L’Horoscope). Au lieu de laisser des prix surfaits se recentrer d’eux-mêmes, quitte à subir quelques dégâts, on pousse le consommateur, respectivement le propriétaire, à un endettement inconsidéré. Avec des taux hypothécaires proches de 0%, qui ne se laissera pas tenter? Le résultat est aussi prévisible que ses effets seront catastrophiques. Personnellement, je connais des cyniques qui se frottent déjà les mains en se léchant les babines à la vision des bonnes affaires qui se préparent. Si vous êtes comme eux, attendez quelques années avant d’acheter. Et ne vous laissez surtout pas impressionner par les traditionnels arguments sur l’exiguïté du territoire genevois et son exception immobilière. Ces arguments sont du pur recyclage. Ils ont déjà servi tels quels dans les années 80.

    Le plus curieux, c’est que ceux qui encouragent à l’endettement individuel sont les mêmes qui ont peint l’endettement des états comme le diable sur la muraille. Quand on ne remarque même plus les paradoxes les plus évidents, le danger est imminent…

  • Intérêt bien compris

    Par Pierre Béguin

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    Quel lien peut-on établir entre l’affaire du porc irlandais (qui suit de peu celle de la vache folle) et les 50 milliards évaporés dans le scandale Bernard Madoff, devenu l’escroc du siècle après avoir été l’icône des marchés financiers selon un schéma maintenant éprouvé (avez-vous remarqué que les médias, véritable boussole qui indiquerait le sud, ont le génie de dresser des lauriers aux futurs escrocs ou pestiférés du système, Werner K Rey, Marcel Ospel, etc?) Réponse: tous les deux mettent à mal le postulat même de l’économie libérale qui veut que l’homo pecuniarius, avant tout rationnel, donc égoïste et calculateur, soit entièrement mû par l’idée de son intérêt bien compris, unique moteur des conduites humaines, et que son sens moral ne réponde qu’aux lois de son intérêt personnel programmées par son code biologique. Si, à la Coop ou à la Migros, ou dans tout autre supermarché, je remplis mon caddy, allègrement et en confiance, de bon nombre de produits dont, par ailleurs, je n’ai pas forcément besoin, ce n’est pas que je postule a priori l’humanité, le sens éthique ou la bienveillance de ces enseignes, mais plutôt leur intérêt bien compris, c’est-à-dire leur égoïsme et leur capacité à calculer au mieux de leur intérêt propre: si elles veulent assurer la pérennité de leur commerce, elles doivent d’abord veiller à conforter ma confiance et, donc, me fournir des produits dont je peux raisonnablement attendre qu’ils ne vont pas m’empoisonner. De même pour les instituts financiers auxquels je vais confier mon argent. Personne ne serait assez naïf pour avoir confiance en son banquier, en dépit des slogans publicitaires qui nous y invitent. En revanche, tout le monde peut logiquement, sans arrière pensée, parier sur sa capacité à calculer au mieux de ses intérêts propres. Et c’est parce que nous croyons à ce fondement égoïste et calculateur qui constitue l’essence même du banquier que, paradoxalement, nous lui accordons notre confiance. Son intérêt est aussi le nôtre. C’est dans ce point de convergence entre nos deux intérêts bien compris que s’élabore la règle essentielle de l’économie de marché et la confiance indispensable à son bon fonctionnement. A tel point que tout bon libéral tient a priori pour suspect les valeurs qui échapperaient à ce dogme réducteur et s’efforce de récupérer dans sa logique, avec une hargne et un cynisme qui tiennent parfois de la pathologie, toute institution qui ne fonctionnerait pas encore sur ce principe. A commencer par l’école républicaine et laïque qu’il s’efforce, en contempteur imbécile, de détruire méthodiquement en y introduisant notamment les notions, aberrantes dans le cadre scolaire, de concurrence et de compétitivité, avec leur logique de supermarché. Et plus largement la notion même d’Etat, réduite, dans l’idéal de la théorie libérale, à un simple agent de la circulation chargé de veiller uniquement à la fluidité du trafic économique. C’est-à-dire à ne surtout pas intervenir quand tout va bien et à intervenir rapidement quand tout va mal (et je m’étonne que beaucoup de monde, actuellement, considère cette logique comme un paradoxe inacceptable alors qu’elle est un fondement même du néo libéralisme). Un agent qu’on aurait d’ailleurs licencié sans autre forme de procès si le marché eût atteint son plein équilibre. Mais le contraire s’étant produit, voilà notre agent investi soudainement d’une mission impossible: gérer le chaos.

    En ce sens, si nous ne pouvons même plus postuler l’intérêt bien compris, c’est-à-dire si la foi dans l’intérêt égoïste n’assure plus la fiabilité du système et la confiance nécessaire à son bon fonctionnement, que reste-t-il du paradigme capitaliste? Et pourquoi ce postulat est-il autant mis à mal dans cette dernière décennie, et plus encore dans cette dernière année, avec un effet d’accélération pour le moins inquiétant? C’est que, précisément, pour assurer son bon fonctionnement, l’économie de marché a besoin de son contraire, à savoir de valeurs désintéressées, d’institutions souveraines, d’une sorte de supra structure morale –  ce que George Orwell appelait la décence commune (common decency) – qu’elle est elle-même incapable d’édifier et qu’elle s’efforce naturellement de détruire parce qu’elle les voit d’abord, dans sa logique étroite – je devrais dire dans son intérêt bien compris –, comme un obstacle à son expansion. Si toutes les professions (juges, enseignants, policiers, infirmières, médecins, etc.) se convertissaient au règne de l’universalité marchande pour fonctionner essentiellement sur le modèle de l’intérêt bien compris, il serait aisé de conclure à l’impossibilité structurelle et anthropologique de toute société capitaliste. En d’autres termes, tant que cette tension entre deux logiques contraires subsiste, tant que les effets inévitablement destructeurs de l’économie de marché sont contenus par des valeurs qui transcendent l’intérêt bien compris et par des institutions qui canalisent le flux économique pour lui donner sens, le système est viable. Mais certains signes portent à croire que nous sommes parvenus au point de rupture. Que l’équilibre est rompu. Que la logique du marché unique, à l’instar des cellules cancérigènes dont elle s’inspire, a corrompu toute résistance et détruit finalement le corps même qui lui assurait son existence. Que la stupide croyance en un marché aux capacités autorégulatrices s’effondre. Que la crise actuelle, loin d’être une crise supplémentaire, signifie la fin de la tendance néo libérale dure aussi sûrement que la chute du mur de Berlin a signifié celle du communisme. Si tel est le cas, il ne nous restera plus, cette fois, dans un premier temps, que la seule logique de l’intérêt bien compris, c’est-à-dire celle du sauve-qui-peut généralisé dont les marchés boursiers, en bon baromètre, se font d’ailleurs l’écho. Avant de reconstruire autrement. Peut-être. Puisse cette crise, pour le moins, – maigre consolation – mettre fin aux litanies libérales imbéciles dont on nous bassine depuis près de trente ans!

    Je vous souhaite une bonne année…

  • Echec et quête

    Par Pierre Béguin

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    Notre littérature moderne a élevé en mythe la fatalité de l’échec. Toute quête qui ne se terminerait pas fatalement par un échec rencontrerait à coup sûr le mépris compassé de l’intelligentsia. Depuis Don Quichotte, et même depuis la quête du Graal (certes Galaad réussit mais Chrétien de Troyes insiste surtout sur l’échec des autres chevaliers), on sait d’avance que la quête, quelle qu’elle soit, ne peut se terminer par la victoire du héros. La défaite est devenue un lieu commun incontournable de la littérature moderne, en même temps qu’un gage de qualité, comme si l’échec ou la réussite de la quête délimitait deux types de littératures inconciliables: la «haute» littérature initiatique et la «basse» littérature de divertissement. Le cinéma n’échappe pas à cette règle: Fitzcaraldo ou Indiana Jones…

    Je pensais à cela en regardant le dernier film de Sean Penn Into the wild. La quête d’absolu du héros, sa recherche de pureté, de dépouillement, les errances qu’elle entraîne inévitablement, ont ranimé en moi des souvenirs, des échos, voire des pulsions, pour ne pas dire des démangeaisons, que je n’aurais jamais crus aussi vivaces et que, de toute évidence, mes nombreux bourlingages par le monde n’ont réussi ni à épuiser, ni même à apaiser. Into the wild! Dommage que, dès le début du film, on acquiert la certitude que cette trajectoire hors des sentiers battus se terminera tragiquement. Dès le début, on sait qu’il y aura un point de non retour, une limite au-delà de laquelle le ticket de l’aventure ne sera plus valable. On l’identifie immédiatement à cette paisible rivière, au débit inoffensif, parce que, justement, elle paraît à ce moment de sa traversée paisible et inoffensive. On le sait parce qu’on ne peut pas imaginer qu’il en soit autrement malgré la logique narrative qui devrait rendre improbable toute issue funeste (et l’on pense alors à La Bouteille à la mer d’Edgar Poe). On le sait comme on sait qu’Achab ne trouvera pas Moby Dick ou que, s’il la trouve, il sera vaincu par la baleine blanche. On le sait comme on sait que le vieil homme d’Hemingway ne ramènera jamais son poisson merveilleux sur la rive, ou que, s’il le ramène, ce ne sera plus qu’un squelette. On le sait comme on sait que Madame Bovary se suicidera ou que Lucien de Rubempré perdra ses illusions. On le sait parce qu’on a compris une fois pour toute que la littérature sérieuse, depuis le 19e siècle et l’avènement des valeurs bourgeoises, pense l’échec comme unique finalité acceptable à notre monde moderne. Seule exception, L’Île au trésor, un livre pour lequel j’ai déjà exprimé sur ce blog mon inépuisable admiration. Là, le trésor est découvert, et c’est probablement pour cette seule raison que le roman est déconsidéré par les universitaires et ramené au rang de récit de piraterie pour enfants. Le trésor est découvert parce que, précisément, Stevenson réinvente le monde à travers les yeux d’un enfant qui ne perd jamais sa capacité de surprise et d’émerveillement, son courage candide, voire sa pureté, comme l’incarne d’ailleurs Galaad. Conditions absolues à la découverte du trésor…

    Mais notre monde est trop vieux, trop fatigué, trop lâche. Nous ne pouvons plus penser en termes de victoire. Au mieux, c’est l’égoïsme du sauve-qui-peut, au pire le découragement et la défaite. J.L. Borgès l’avait bien compris: «Nous pensons en termes d’échec et nous ne pouvons qu’échouer, bien entendu!» Sommes-nous encore capables d’imaginer qu’il fut une période de l’humanité où la quête était toujours couronnée de succès, où les Argonautes trouvaient la Toison d’Or, Thésée tuait le Minotaure et Ulysse retournait finalement dans son île?