Féminisme et littérature II
Par Pierre Béguin
Il est très compliqué pour une société démocratique de penser en même temps l’égalité et la différence, et de ne pas céder, pour régler le problème, à la facilité d’assimiler le désir d’égalité au désir d’indifférenciation.
Il en va de même pour le combat féministe de ces cinquante dernières années. Toujours un peu empêtré dans ses revendications catégorielles, il ne s’est jamais vraiment départi de cette tension entre deux pôles: nier les différences, jugées oppressantes et forcément au bénéfice de l’homme – amplifier les différences pour fonder l’idéologie victimaire, encenser le destin biologique de la femme pour consacrer sa supériorité ontologique et célébrer la grande kermesse humanitaire de la féminité, seule capable de mettre un terme aux crimes des sociétés machistes. Dans les deux cas, la concurrence entre les sexes, pour ne pas dire la compétition, voire la logique revancharde, a tendance à l’emporter sur le consensus. Parfois, reconnaissons-le, au prix de tartuferies invraisemblables dont les années 80 et 90 nous offrent une liste édifiante.
La tendance à féminiser les termes épicènes n’est pas la moindre. Au prix d’affreuses distorsions lexicales et d’absurdités étymologiques, quelques féministes se sont employées à écorcher la langue pour la faire coller à l’idéologie du moment. L’administration étatique, sous l’impulsion de quelque magistrate, s’est immédiatement mise au goût du jour. Et l’on a vu alors passer en salle des maître(sse)s des formulaires «politiquement corrects» qui étaient des monuments de drôlerie… ou de stupidité, selon l’humeur du lecteur (trice). Heureusement, le vent épicène semble faiblir et le courant décliner!
De même les vaticinations sur le féminin ou le masculin des mots. Ridicule débat qui oublie que les genres ne véhiculent aucun symbole ni idéologie subversive, qu’ils sont le fruit d’une pure convention, que tout développement, par exemple, sur les valeurs féminines de la lune et celles masculines du soleil ne résistent pas à la barrière de roestis où les genres s’inversent (der Mond et die Sonne). Sans parler du neutre qui domine outre Manche…
Quoi qu’il en soit, les progrès de l’humanité se mesurent dorénavant à l’aune de l’émancipation féminine, émancipation qui elle-même se mesure essentiellement aux pouvoirs qu’acquièrent nos consœurs et, surtout, à celui qu’elles retirent aux hommes. Finie la lutte des classes! Le sous-prolétariat exploité! Dans les années 80, face à l’essor du pan-libéralisme et au déclin du monde communiste, l’opposition hommes-femmes reste le seul paradigme de la domination. Et une riche bourgeoise sera toujours plus exploitée qu’un mineur de fond. La femme devient le porte-drapeau de l’idéologie victimaire qui s’est répandue dans cette période. Chaque homme doit faire son mea culpa public et confesser sa honte d’appartenir à une lignée d’hormones barbares. Il est ringard, caduc, triplement disqualifié: le passé l’accable, le présent l’accuse, le futur l’exclut. Il doit payer pour sa rédemption, surtout à son divorce, afin d’alimenter un assistanat qui, soudainement, n’est plus contradictoire avec émancipation (lire à ce sujet L’Empire du ventre de Marcela Iacub, juriste spécialisée en bioéthique et chantre du post féminisme, qui montre comment le système judiciaire éjecte le père pour laisser la place centrale à la relation mère-enfant). Des chanteurs de variété, dégoulinants de sincérité bêlante, célèbrent le genre qu’ils n’ont pas à grands coups de «Femmes je vous aime», de Julien Clerc à Sardou et son inénarrable «Femmes des années 80» en passant par Renaud et sa Miss Maggie: «Car aucune femme sur la planète n's'ra jamais plus con que son frère ni plus fière ni plus malhonnête à part, peut-être, Madame Thatcher». On avait connu Renaud plus inspiré en pourfendeur de clichés…
Le délire identitaire tourne au délire féminolâtre. On ne s’adresse plus aux femmes que sur le ton de la flagornerie et des ronds de jambes. Qui oserait émettre une critique, une réserve, sans risquer l’émasculation? Au cinéma, elles ne sont plus que juges, flics de choc, espionnes, présidentes, PDG, femmes d’affaires redoutables. Et lorsqu’un psychopathe de cent kilos agresse dans son appartement une de ces frêles créatures, elle l’estourbit en tour de main bien avant que son mari ou son petit copain, toujours en retard d’un épisode telle la cavalerie inutile, ne puisse jouer les sauveurs de service comme aux temps éculés de Gary Cooper. Partout, il faut rendre ce message bien visible: la femme n’a plus besoin de l’homme, elle est son avenir et «fait des enfants toute seule».
(A suivre)
Marcela Iacub, L’Empire du ventre, Fayard 2004