Toutes les fins de siècle se ressemblent (24/05/2009)

Par Pierre Béguin

 

J’avais oublié cette phrase. Probablement s’était-elle incrustée dans mon inconscient. Car depuis le temps que je présente l’histoire littéraire française de la Renaissance au XXe siècle, j’avais moi aussi développé cette conviction – que je croyais toute personnelle – et répertorié une liste d’exemples propres à étayer ma chère théorie sur les fins de siècle qui se ressemblent. Peut-être même l’idée d’en faire un livre m’avait-elle traversé l’esprit, comme il en passe des dizaines mensuellement dans le cerveau de ceux qui cèdent à cette manie de l’échuysmans[1].jpgriture. Fugace. Météorite. Heureusement! Elle n’était pas de moi, cette idée. J’aurais eu l’air de quoi?

Pourquoi me suis-je replongé dans l’œuvre de J.K. Huysmans que, sans regret, je n’avais plus lue depuis l’Université? Là-bas… Au fil d’une page, je redécouvre, dans une explosion de mémoire, la fameuse phrase: «Toutes les fins de siècle se ressemblent». Et dans A vau-l’eau, sa sœur jumelle, ce De profundis schopenhauerien «Seul le pire arrive», l’une appelant l’autre comme si l’ambiance crépusculaire se mariait naturellement avec le pire pour dessiner le traditionnel tableau des névroses «fin de siècle». Après tout, la mélancolie de Rodolphe II, dans son château de Prague, au milieu d’une clique d’artistes, d’alchimistes et d’astrologues, n’est pas sans rappeler celle de Louis II à Neuschwanstein, voire celle de Louis XIV à Versailles, où il réside depuis 1682 coupé des réalités, entouré d’une foule de courtisans et empêtré dans un cérémonial rigoureux. Huysmans a très bien perçu cette correspondance entre le climat «fin de siècle», dont des Esseintes, le héros de A rebours, est le témoin, et le teadium vitae – l’ennui métaphysique, qualifié de «névrose» par le diagnostic de Zola – des contemporains de Cervantès. Et malgré le néo-classicisme de l’entre-deux guerre, NRF en tête, ou les efforts parfois grotesques des surréalistes pour farder la charogne fin de siècle, la seconde moitié du XXe en a subi toutes les contagions (il est vrai que Bardamu en avait assuré le lien). Genet a relevé l’héritage de Baudelaire, Malraux celui de Barrès et Sartre celui de Schopenhauer (et, donc, de Huysmans). Entre Jean Folantin, le héros de A vau-l’eau, petit employé souffreteux et misogyne assaisonné de spleen baudelairien, et l’Antoine Roquentin de La Nausée, la phonétique à elle seule appelle la comparaison. Et si, d’A vau-l’eau à A rebours, on passe de la roture à la noblesse, si le duc Jean de Floressas des Esseintes possède tout ce qui fait défaut à Jean Folantin, tous les deux parcourent, sous le soleil de Saturne, le même chemin envasé, contraints de refaire sans cesse leur addition de négations, avec cet ennui métaphysique qui corrompt tout, dans cette sainte solitude qui est un autre nom de l’absolu désespoir. Ni le cynisme ou la curiosité sardonique de Bardamu, ni la dignité philosophique de Roquentin n’y changeront rien: le fond de l’existence est la neutralité gluante, incolore, inodore, insonore de la matière, dont la conscience, en dépit de vains efforts pour se duper, n’est qu’un effet de surface. Personne n’aura pu réfuter l’implacable analyse de Pascal. Et les teintes crépusculaires des fins de siècle semblent jeter sur cette évidence un éclairage aussi cruel qu’impitoyable.

Bonne nouvelle, au fond! Si cette théorie est avérée, il nous reste plusieurs dizaines d’années avant le prochain crépuscule. Et moi qui ai déjà vécu ma fin de siècle et qui me sens toujours à l’aurore de ma vie … Oh les beaux jours! 

08:28 | Lien permanent | Commentaires (2)