Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Ça nous interpelle - Page 4

  • mission du roman ???

     


    par antonin moeri

     

     

    Louis-Ferdinand_Celine_visto_Tullio_Pericoli.jpg

     

     

     

     

    L’autre jour, un élève présenta un livre devant sa classe. Le roman d’un Anglais qui participa à des combats aériens lors de la seconde guerre. À la question qui lui fut posée «As-tu appris quelque chose en lisant ce roman?», l’ado répondit: «Ah oui, j’ai beaucoup appris sur la vie des pilotes, comment ils s’entraînaient, ce qu’ils mangeaient, le courage qu’ils devaient avoir pour partir en mission, la discipline qu’ils devaient s’imposer». Cette réponse enthousiaste d’un garçon de quatorze ans m’a laissé songeur. Je me suis demandé si le roman avait pour mission d’apprendre quelques chose au lecteur, à une époque où chaque individu est considérablement informé sur tous les sujets possibles: vie des SDF ou celle des migrants échoués sur les plages du Maroc, les parties fines des grosses nuques ginfizzées, la prolifération des cellules malignes dans tel corps ou celle des propos racistes dans telle couche de la population. Beaucoup plus efficaces que le roman sont, dans ce domaine, internet, la télé, les enquêtes socio-linguistiques ou médicalo-légales, les radios, les journaux, les revues spécialisées ou non, les encyclopédies, les entretiens de syndicalistes ou de footballeurs convertis à l’islam.

    Mais alors, me disais-je en félicitant l’élève qui avait présenté le livre d’un auteur anglais, quelle pourrait être la mission du roman en ce début de XXI e siècle? Prenons «Féerie pour une autre fois» du réprouvé de Meudon. Le lecteur apprend-il beaucoup de choses sur la vie d’un détenu dans une prison danoise juste après la seconde guerre? Ou sur la vie d’un auteur à succès dans les années trente? Ou sur la vie d’un écrivain exilé, réfugié sur les bords de la Baltique à la fin des années quarante? Oui, le cul-de-basse-fosse danois est évoqué. Oui, la chasse à courre épuratrice est suggérée. Oui, la bicoque sans chauffage de l’avocat M. est esquissée. Mais ce sont des effets de réel. Ce qui compte ici et retient notre attention, c’est un ton, un rythme, une manière de s’adresser au lecteur (à son système nerveux), une voix-peuple rêvée par un travailleur de la chose en soi.

    L’ombre des épurateurs qui rôdent sur la Butte, les hurleurs de nuit dans la geôle voisine, la cavale sur les toits de Copenhague constituent le fond de sauce. Mais pour aller directement dans le sujet et braquer sa caméra sur le visage d’un étudiant qui jubile en voyant de près un traître qu’on va fusiller, pour scruter les gestes du voyeur funeste, du dadais ingrat devenu gaulliste au bon moment et qui salive à la vue des rognons, de l’aorte, de la viande du réprouvé mis au crochet, émasculé, écartelé, pour mettre en scène la perversité ordinaire ou la banalité du mal, il faut une audace, un souffle, un talent, une vision, une détermination qui caractérisent les écrivains ne portant pas sur eux des désirs d’avenir. Si l’oeuvre de Louis-Ferdinand Céline est peu recommandable en ces temps obscurs et moralisants, c’est sans doute parce qu’elle reste un mystère qui provoque un malaise. Et que le malaise n'est pas tendance.

     

    Louis-Ferdinand Céline: Féerie pour une autre fois, FOLIO

     


     

  • Bureau des assassinats

    Par Pierre Béguin

    london[1].jpgLe soir du 21 novembre 1916, dans sa luxueuse demeure californienne, couvert de plus de gloire et d’argent que n’importe quel autre écrivain de son temps, Jack London décide, pour hâter sa fin, d’avaler plusieurs doses de drogues mortelles. Il a quarante ans. Ainsi le prétendent du moins ceux qui soutiennent la thèse du suicide…

    Parmi ses écrits inachevés se trouve un manuscrit commencé vers 1910 et assortis de notes relatant un dénouement possible. Le roman porte un titre superbe, Le Bureau des assassinats (The Assassination Bureau Ltd), qui désigne en fait une étrange œuvre de bienfaisance. Moyennant finance, cette société secrète assassine à la demande, pour autant que l’élimination des futures victimes soit une bénédiction pour la société. Aversion ou intérêt ne suffisent pas à l’établissement du contrat. Intraitable en matière d’éthique, le Bureau travaille selon des critères moraux très exigeants. Ainsi, avant de satisfaire son client, doit-il apporter une preuve irréfutable de mauvaise conduite de la victime désignée. Une fois déposée la demande d’assassinat, le prix réglé comptant, la preuve démontrée que cette personne fait du tort à la société, la mécanique meurtrière s’enclenche et ne peut être neutralisée en aucune manière: «Un ordre donné est un ordre exécuté. Nous ne pouvons exercer autrement notre activité. Nous avons nos règles, sachez-le!» précise le fondateur de cette étrange société, un certain Dragomiloff. C’est lui qui mène l’enquête sur la cible, c’est lui qui décide si l’assassinat est socialement justifié, c’est lui qui donne l’ordre d’élimination. Un être est considéré comme nuisible uniquement parce que Dragomiloff l’a jugé tel, une mort est considérée comme juste uniquement parce que Dragomiloff en a décidé ainsi. Quel que soit le statut social de la victime – commissaire de police, banquier, syndicaliste, dame de la haute société – si Dragomiloff juge qu’elle est brutale, sans scrupule, briseur de grève, avide, le contrat est exécuté. Sinon, faute de preuves suffisantes, l’argent est remboursé au client, moins 10% pour couvrir les frais de gestion. Les affaires sont florissantes…

    Un jour, un jeune homme pénètre dans le Bureau pour présenter une demande d’assassinat très singulière: il paie le prix du meurtre d’une personnalité publique très importante qu’il ne nomme pas expressément. La demande est acceptée, à condition bien entendu que la culpabilité de la cible soit avérée. Alors seulement le jeune homme révèle l’identité de la victime: Dragomiloff en personne. Le Bureau ne revenant jamais sur sa décision, Dragomiloff se voit contraint d’accepter la demande de son propre assassinat et, donc, d’enquêter sur sa conduite afin de décider, en toute conscience, si son élimination est socialement justifiée. Car la logique du Bureau des assassinats est si parfaitement conçue qu’elle ne peut être neutralisée que par la destruction de son créateur…

    Près d’un siècle plus tard, l’idée de Jack London qu’un mécanisme social peut atteindre un tel degré de perfection dans son activité fanatique que seule l’élimination de ses créateurs permet de le détruire ne manque pas de réincarnations modernes. Bijou de suspense et d’humour grinçant, le roman est resté inachevé en 1916 (reconstitué et publié en 1963) mais le Bureau n’est plus vraiment imaginaire. Il peut avoir pignon sur rue, par exemple, être multinational, afficher fièrement sa raison sociale, se dissimuler derrière un écran d’innombrables actionnaires anonymes, revendiquer des assassinats ou des attentats barbares politiquement justifiés, protéger ses prédateurs sexuels ou financiers, ses mécanismes envahissent tous les domaines de l’activité humaine partout où le profit est possible, la purification souhaitée, le fanatisme affiché; il reste indifférent aux conséquences qu’il initie, aux vies qu’il écrase, aux écosystèmes qu’il détruit, insensible à l’élimination de tous ceux qu’il considère comme les fléaux de la société; il accumule le plus souvent les bénéfices en quantité illimitée sans égard pour les coûts qu’il engendre en terme de destruction et de vies, dès lors que son action est autoproclamée bénéfique à la société… Cette structure mercantile que nous avons élaborée comme moteur économique de notre société libérale, conçues pour atteindre son but à n’importe quel prix, abouti le plus souvent à des bénéfices dont nous sommes destinés à être progressivement exclus. En dernière instance, même les plus riches et les plus puissants ne survivront pas à l’épuisement qu’ils auront programmé. Alors, comme dans le roman de Jack London, ces systèmes, aussi perfectionnés soient-ils, se détruiront eux-mêmes par la liquidation inévitable de leurs créateurs. Mais ce qui est plus inquiétant encore dans toutes ces résonances contemporaines du Bureau des assassinats, c’est que chacun d’entre nous, soumis à l’enquête de Dragominoff, serait certainement – et le plus souvent à juste titre – déclaré socialement nuisible, donc justement éliminé…

    Jack London exprimait en ces termes cette logique paradoxale de Dragomiloff dans laquelle pourtant tout le monde peut se reconnaître: «J’ai rencontré des gens que la brutalité des combats de boxe rendait fous d’indignation et qui, en même temps, étaient partie prenante dans le commerce d’aliments frelatés qui tuent chaque année plus de bébés que n’en a tué Hérode lui-même de ses mains sanglantes. Tel rédacteur, qui publiait des annonces vantant des spécialités pharmaceutiques et n’osait pas imprimer dans son journal la vérité sur lesdites spécialités de peur d’en perdre le budget publicitaire, m’a traité de démagogue crapuleux parce que je lui disais que son économie politique datait et que sa biologie était contemporaine de Pline…»

    Le 22 novembre 1916, après un jour d’agonie, Jack London s’éteint dans sa luxueuse demeure californienne acquise grâce aux droits d’auteurs issus de l’édition capitaliste qu’il méprisait tant. Quelques mois plus tôt, il avait rendu sa carte au parti socialiste «à cause de son manque de combativité et de son désintérêt de la lutte des classes…»

     

     

  • L'écriture ou la vie IV

    Par Pierre Béguin

    «J’ai écrit tant que je ne connaissais pas la vie; maintenant que j’en ai compris le sens, je n’ai plus rien à écrire»

    dit Oscar Wilde. Et, de fait, il consacra les deux dernières années de sa vie à la paresse, à la contemplation, à l’inaction… et à l’absinthe.

    De l’écriture à la vie donc…

    Dans Bartleby et compagnie, Vila-Matas fait référence à Marcel Schwob, – conteur, essayiste, grand connaisseur et traducteur de la littérature anglaise (Shakespeare notamment), qui publia les premiers textes de Jarry – et à ses fameuses Vies imaginaires, création borgésienne avant la lettre, où l’érudition se mêle à la fiction pour composer un artifice esthétique achevé qui rivalise avec le réel. Parmi ces vies imaginaires, celle de Pétrone – un Pétrone fictif bien entendu, peu conforme à celui que nous décrit les livres d’histoire – qui, après avoir écrit seize récits inspirés de ses incursions dans les bas fonds de la cité, décide de vivre les histoires qu’il a inventées. En compagnie d’un esclave, Cyrus, déguisés, ils «quittèrent la cité et s’en furent par les chemins vivre les aventures inventées par Pétrone, qui renonça pour toujours à écrire à partir du moment même où il commença à vivre la vie qu’il avait imaginée». Oser vivre ce qu’on a écrit et, pour cela, cesser d’écrire. L’itinéraire est original…

    chamfort[1].jpgIl en est de plus tragique qui mène de l’écriture au silence. Celui de Chamfort, par exemple, littérateur et académicien (certains voyaient en lui un successeur possible de Voltaire). Malgré un soutien financier, idéologique et littéraire absolu à la Révolution (il donne tout son argent à la cause et compose les vingt-six premiers Tableaux historiques de la Révolution française), il est dénoncé au Comité de sûreté générale par son subalterne au Cabinet des Estampes et incarcéré aux «Madelonnettes». Libéré, puis reconduit dans une maison d’arrêt, lui qui ne veut en aucun cas «satisfaire aux besoins de la nature en commun avec trente personnes» se rend dans son cabinet sous prétexte de se préparer, et se tire une balle dans la tête. La balle dévie, lui crève l’œil droit et lui brise le nez. Etonné de vivre encore, il se taillade férocement la gorge, le torse, les bras et les jambes à coups de rasoir et de couteau avant de s’effondrer en hurlant dans son sang… toujours vivant. Il succombe cinq mois plus tard dans d’atroces douleurs, laissant derrière lui des cartons entiers de petits carrés de papiers dont la plupart disparaîtront. Ceux qui ont pu être sauvés constituent les Produits de la civilisation perfectionnée, mieux connus sous le titre de Maximes et pensées, caractères et anecdotes, plus cyniques et presqu’aussi célèbres que les Maximes de La Rochefoucauld. Sur un de ces petits cartons, il s’était posé à lui-même cette question: «Pourquoi ne publiez-vous pas?» Voici les réponses que Vila-Matas a sélectionnées (je précise que je n’en ai trouvé nulle trace dans mon édition): «Parce que le public me paraît porté au comble du mauvais goût et au souci de dénigrer. Parce que nous nous exhortons à la tâche de la même façon qu’en nous penchant à la fenêtre nous espérons voir passer dans la rue singes et montreurs d’ours. Parce que j’ai peur de mourir sans avoir vécu. Parce que plus ma réputation littéraire s’évanouit, plus je suis heureux. Parce que je ne voudrais pas faire comme les gens de lettres, qui ressemblent à des ânes lorsqu’ils ruent et se battent devant leur mangeoire vide. Parce que le public ne s’intéresse qu’aux succès qu’il est capable d’apprécier». Personnellement, j’ajouterais à cette liste les deux pensées suivantes: «Un homme de lettres menait de front un poème et une affaire d’où dépendait sa fortune. On lui demandait comment allait son poème: "Demandez-moi plutôt, dit-il, comment va mon affaire (…) Avant d’être immortel, je veux savoir si je vivrai"», et «Le fameux Ben Johnson disait que tous ceux qui avaient pris les muses pour femmes étaient morts de faim, et que ceux qui les avaient prises pour maîtresses s’en étaient fort bien trouvés.» Quelque cent vingt ans plus tard, Jacques Vaché, compagnon de la première heure des surréalistes, concrétise de manière plus directe encore cet itinéraire de l’écriture au silence: «L’Art est une sottise» clamait-il avant d’absorber une trop forte dose d’opium.

    Cette tentation du silence est forte et lancinante chez certains écrivains. On en trouve des signes même chez les plus prolixes. Comme dans ce passage de Les Indes noires de Jules Verne où l’on voit la jeune fille Nell, trouvée agonisante au fond d’une mine de charbon où elle était séquestrée depuis sa petite enfance, découvrir la magie de l’astre lunaire pour la première fois. Comme si son enthousiasme avait besoin de mots pour prendre forme et exister, les deux personnages masculins qui l’accompagnent se croient obliger de lui décrire ce qu’elle voit parfaitement par elle-même. L’un dans un langage exagérément lyrique et surchargé de métaphores – parodie des envolées lyrico romantiques lamartiniennes – l’autre dans un langage scientifique aussi condescendant que pédant, visant à expliquer la mécanique céleste – parodie du discours positiviste à la Homais. A la fin, Nell, qui les écoute à peine, perdue dans sa contemplation, s’exclame en s’agenouillant: «Mon Dieu! Que votre monde est beau!», comme pour signifier que la beauté est dans la chose elle-même, et non pas dans les mots qui servent à la décrire. Une manière de renvoyer la poésie (et la science) au silence. Et de lui préférer la vie, tout simplement. «Assez de mots, assez de phrases! ô vie réelle / Sans art et sans métaphores, sois à moi» écrivait Valery Larbaud contre Mallarmé, avant qu’une attaque d’hémiplégie ne le contraignît au fauteuil roulant et au silence pour ses vingt dernières années.

    L’écriture ou la vie. L’écriture et la vie. La vie et l’écriture… Ce que j’ignorais encore à 25 ans en observant le ferry flanqué de l’inscription Manhattan Transfer traverser l’estuaire de l’Hudson, c’est qu’on ne choisit pas. Dans un sens ou dans un autre, agraphique, dilettante ou graphomane, besogneux, talentueux ou génial, on ne peut pas faire autrement. Tout simplement. Parmi les nombreuses explications déjà avancées pour justifier cette injonction intérieure (j’écris parce que…), celle de Jean Genêt me semble particulièrement judicieuse: «Je hasarde une explication: écrire, c’est le dernier recours quand on a trahi». L’écriture érigée au rang de réparation. Réparation rendue nécessaire par le sentiment coupable que peut éprouver l’écrivain, consciemment ou non, d’avoir abandonné sa classe sociale. Car écrire, c’est, d’une manière ou d’une autre, trahir son milieu, ses origines, ses parents. Écrivain, le grand bourgeois devient saltimbanque, l’enfant d’ouvrier un "Monsieur cultivé": «Je sens souvent la sourde inquiétude d’une sorte de trahison. Il y a si loin du monde où je suis né au monde où je vis désormais» écrit Jean Guéhenno dans Changer la vie (1961). Une problématique que l’écrivain transforme en matériau littéraire. D’où probablement ce thème récurrent de la mobilité sociale dont l’univers romanesque porte souvent la trace, quand il n’en est pas l’expression même. Jusqu’à envahir parfois tout l’espace fictionnel de manière obsessionnelle, comme dans l’œuvre d’Annie Ernaux: «Je suis certaine d’écrire depuis une déchirure entre deux mondes» déclare-t-elle dans une étude qui lui est consacrée (Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux). L’écrivain se pardonnerait-il cette trahison que les autres, souvent, ne la lui pardonnent pas.

    L’écriture ou la vie? Et si, finalement, tout était affaire de culpabilité?

  • L'écriture ou la vie III

    Par Pierre Béguin

    Vivre d’abord, écrire ensuite donc. Car écrire vieux – pensais-je – devrait faciliter l’accès à la mort au moins autant qu’écrire jeune empêche l’accès à la vie. C’est ce que je décidai à 25 ans en observant, à New York, le ferry frappé sur son flanc des caractères exorbitants Manhattan Transfer traverser l’estuaire de l’Hudson. Un peu comme Monsieur-Tout-Le-Monde tendance bobo décide qu’il se mettra au golf lorsque l’âge et les limites de son corps lui interdiront toute autre activité sportive. Ou, plus flatteur, comme Joseph Conrad ou Hermann Melville, marins et aventuriers avant d’être écrivains…

    EnriqueVila[1].jpgC’est précisément un personnage d’Hermann Melville, le scribe Bartleby (Bartleby the scrivener), l’anti aventurier par excellence, qui sert de symbole et de fil conducteur à l’excellent livre d’Enrique Vila-Matas Bartleby et compagnie, dont mon compère Alain Bagnoud a fait un compte-rendu dans blogres en mars dernier (ici). L’écrivain catalan dresse une liste aussi impressionnante que (presque) exhaustive des auteurs qui, après une entrée discrète ou fracassante dans le monde littéraire, ont renoncé à jamais à l’écriture pour diverses bonnes raisons ou prétextes fallacieux. Ecrire d’abord, vivre ensuite donc. Les trois exemples les plus représentatifs – parce que les plus radicaux – sont ceux de l’Américain Jerome David Salinger – qui publia quatre livres éblouissants entre 1951 (le fameux Catcher in the Rye) et 1963 avant d’observer 36 ans de silence et d’anonymat aussi absolus qu’obsessionnels – le Mexicain Juan Rulfo et, bien entendu, Arthur Rimbaud. Au point que ces trois auteurs sont devenus plus célèbres encore par leur silence que par leurs écrits. Arrêtons-nous un instant sur les cas exemplaires de Rimbaud et, surtout, de Juan Rulfo.

    Rimbaud tout d’abord pour préciser que j’ai toujours éprouvé (j’éprouve toujours) quelques difficultés à adhérer vraiment à son œuvre. Rien à faire! Là où certains encensent leur sainteté, certains vers me paraissent artificiels. Et je n’eusse sans doute pas osé cet aveu sans la caution de Julien Gracq qui, à l’occasion du centenaire de Rimbaud, s’était élevé vigoureusement contre la stupide mythification du silence du poète. Vila-Matas (son narrateur) surenchérit fort opportunément : «Il se trouve par ailleurs que je suis le premier à démythifier toute cette sainteté insensée que l’on a si souvent attribuée à Rimbaud. Je ne puis oublier que celui qui disait "fumer surtout, boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant" (une bien belle prise de position poétique) était ce même être mesquin qui, depuis l’Ethiopie, assurait : "Je ne bois que de l’eau, quinze francs par mois, tout est très cher. Je ne fume jamais."» Une précision qui exprime parfaitement ce sentiment d’artificialité que je ressens parfois à la lecture de Rimbaud. C’est peut-être ce qui arrive lorsqu’on écrit, malgré le génie d’Arthur, avant d’avoir vécu. Et peut-être ce qu’il ressentit lui-même tant son entreprise poétique, avant de devenir «la prairie à l’oubli livrée», contient sa propre condamnation et les traces de son futur silence. Le voyage dans les mots ne mène à rien. L’important est ailleurs, aux antipodes de ce qu’il appelle «l’histoire d’une de [ses] folies» qui l’amène à «trouver sacré le désordre de [son] esprit». Ainsi, loin d’une sacralisation de son silence, l’itinéraire de Rimbaud souligne davantage la désacralisation de son œuvre, voire de toute alchimie du verbe: «Ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté». Le paradoxe de celui qui énonce son futur silence, c’est bien que, pour se taire, il lui faut parler.

    rulfo[1].jpgMoins original, moins tragique, le silence de Rulfo est tout autant mythifié. Un silence de trente ans durant lequel il retourne simplement à ses travaux d’archives à l’Institut National Indigéniste tout en s’adonnant à la photographie. Deux fulgurances seulement au milieu d’une vie à la Bartleby: à 36 ans, en 1953, il publie un recueil de nouvelles, El Llano en llamas (Le Llano en flammes), puis, deux ans plus tard, son chef-d’œuvre Pedro Paramo. Ensuite quelques scénarios tirés de son œuvre pour le cinéma, réunis plus tard sous le titre El Gallo de oro (le coq d’or), un roman annoncé qu’il n’écrira jamais (La Cordillera), et le mutisme définitif malgré la célébrité. Je me suis souvent demandé si son succès immédiat et fracassant n’était pas plus surprenant encore que son silence inexpliqué. El Llano en llamas le place d’emblée à la tête des lettres mexicaines avant que Pedro Paramo,«la plus haute expression jamais atteinte par le roman mexicain» est-il écrit au dos de mon édition espagnole –, ne consacre universellement sa notoriété. La diffusion de ce petit roman fut énorme, ses traductions multiples, son retentissement mondial. Et pourtant rien à mon sens – et surtout pas sa complexité et sa technique narrative révolutionnaire – ne le disposait au succès populaire. La structure éclatée, le désordre chronologique délibéré, la dislocation des séquences temporelles, la juxtaposition des anticipations et des analepses place le lecteur en danger permanent de se perdre dans un monde de fantasmes. Une situation inconfortable qui l’inciterait à abandonner très vite un récit dont il perd sans cesse le fil. Le texte se donne en fait comme une suite décousue de voix fantomatiques, sans identité (tous les personnages sont morts), par lesquelles le héros, Juan Preciado (et le lecteur avec lui), reconstitue l’histoire de son père Pedro Paramo, le cacique du village, dominateur et cruel, qui l’avait abandonné dans son enfance (Juan Rulfo est orphelin a huit ans). Davantage encore que les grandes références romanesques traitant du thème du caciquisme, comme Moi le Suprême de paraguayen Augusto Roa Bastos, de L’Etincelle (Gracias por el fuego) de l’uruguyen Mario Benedetti, de L’Automne du patriarche du colombien Garcia Marquez, tous pourtant de facture plus classique, Pedro Paramo incarne la référence absolue de tous les Citizen Kane latino-américains. L’énigme Juan Rulfo s’inscrit donc entre succès surprenant et mystérieux silence. Enrique Vila-Matas rappelle que, pour justifier son mutisme, Rulfo prétextait non seulement la mort de son oncle Celerino qui lui dictait ses histoires mais aussi les fumeurs de marihuana: «Aujourd’hui, disait-il, même les fumeurs de marihuana publient des livres. Vous ne trouvez pas qu’il sort plein de livres bizarres un peu partout? Eh bien moi j’ai préféré garder le silence». Plus loin, il évoque une fable de Monterroso, un ami de Rulfo, Le plus sage Renard, en guise d’explication: «Il y est question d’un Renard bien content d’avoir écrit deux livres à succès. Les années passent sans qu’il ne publie rien d’autre. Les gens commencent à chuchoter, à se demander ce qui se passe, et lorsqu’ils tombent sur lui dans les coktails, vont le voir pour lui dire qu’il devrait recommencer à publier. Mais j’en ai déjà publié deux, répond, lassé, le Renard. Justement, ils sont très bons, répondent-ils, et c’est pour ça que tu devrais en sortir un autre. Le Renard n’en dit rien, mais pense qu’en réalité ils espèrent le voir publier un mauvais livre. Mais, pas Renard pour rien, il s’en garde bien». Il faut parfois toute une œuvre pour qu’émerge enfin un chef-d’œuvre, souvent beaucoup de livres médiocres ou inutiles pour en faire un acceptable. Ceux qui ont le génie ou la chance d’atteindre immédiatement l’objectif auraient bien tort d’insister, autant pour eux que pour leurs lecteurs.

    Ecrire et vivre. Pour le génie, peut-être…

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • L'écriture ou la vie II

    Par Pierre Béguin

    Semprun[1].jpgL’écriture ou la vie. C’est précisément le titre d’un livre de Jorge Semprun. Un livre qui pose de manière plus complexe que le simple rapport d’exclusion les liens entre vie et écriture. Parce que ces liens se tissent non pas dans le cadre normé du confort bourgeois mais dans une douloureuse expérience des limites. Etudiant, jeune poète, habitué des cercles intellectuels parisiens, Jorge Semprun est déporté à Buchenwald où il va vivre sa mort avant sa libération par les troupes du Général Patton le 11 avril 1945. A son retour, il est convaincu que seule l’écriture lui permettrait d’exorciser cette expérience de la mort, de le ramener à la vie, à sa vie qu’on lui a volée. Toute expérience des limites impose à notre conscience la nécessité de sauver de l’oubli ces moments tragiques afin qu’ils ne se dissolvent pas dans l’informe ou qu’ils ne glissent dans l’indifférence absolue. Dans La Trêve, Primo Levi prétendait déjà que si ses compagnons de camp de concentration s’accrochaient fermement à la vie, ce n’était pas tant par instinct de survie que par une volonté, ou plutôt une nécessité, de raconter leur expérience afin qu’elle ne se répète pas, ou tout simplement qu’elle ne sombre pas dans l’informe ou l’oubli. Vivre pour raconter donc –Vivir para contarla selon le titre des mémoires de Garcia Marquez. Et la seule façon d’y parvenir est de donner sens à la souffrance en la fixant par l’écriture. Ecrire pour revenir à la vie. Mais Semprun va très vite s’apercevoir que, loin de le ramener à la vie, loin d’exorciser la mort, l’écriture le renvoie au sentiment de la mort, à cet épuisement physique de tout désir, à cette tristesse de son propre corps, à ce désarroi charnel qui le rend inhabitable à lui-même. Raconter cette expérience des limites, loin de le libérer, l’enferme plus douloureusement encore dans ses souvenirs concentrationnaires. Seuls un silence de mort ou une écriture qui se confondrait avec un cri venant du fond des entrailles pourraient exprimer sa souffrance. Tout l’enjeu du texte est alors de montrer par quelles interrogations, par quel cheminement, l’auteur parviendra à s’arracher à ce cercle vicieux: «Tout recommencerait tant que je serais vivant, tant que je serais tenté d’écrire. Le bonheur de l’écriture, je commençais à le savoir, n’effaçait jamais ce malheur de la mémoire. Bien au contraire: il l’aiguisait, le creusait, le ravivait. Il le rendait insupportable. Seul l’oubli pourrait me sauver». Et plus loin: «Je ne puis vivre qu’en assumant cette mort par l’écriture, mais l’écriture me ramène à la mort, m’y enferme, m’y asphyxie, m’interdit littéralement de vivre.» Dévoré par cette double nécessité contradictoire, celle d’oublier et celle de ne rien oublier, Semprun pense au suicide comme ultime solution: «J’avais la certitude d’en arriver à un point ultime, où il me faudrait prendre acte de mon échec. Non pas parce que je ne parvenais pas à écrire: parce que je ne parvenais pas à survivre à l’écriture, plutôt. Seul un suicide pourrait signer, mettre fin volontairement à ce travail de deuil inachevé, interminable.» Il comprend alors que, si elle n’est pas impérativement précédée d’un retour à la vie, c’est-à-dire à une forme d’insouciance, l’écriture n’est qu’un refus détourné, masqué, du désir de vivre. D’abord l’oubli, d’abord le silence bruissant de la vie contre le langage meurtrier de l’écriture. Une femme et un objet inattendu, le parapluie de Bakounine, permettent la transition. Ensuite seulement peut commencer le long travail d’ascèse par lequel l’écrivain se déprend de lui-même tout en prenant sur lui-même, par lequel l’œuvre peut remplir sa véritable fonction: non pas accoucher de la douleur comme une simple catharsis, mais mettre au monde cet autre que l’écrivain aura reconnu et qu’au fond il a toujours été. Car c’est bien l’œuvre qui accouche de l’auteur et non l’inverse.

    Vivre et écrire donc. Succcessivement.

  • "genre!"


    PAR ANTONIN MOERI

     

     

     

    1047582-gf.jpg

     

     

     

    Vous avez tous constaté, en ce début de XXIe siècle, une prolifération dans le discours de termes, expressions, mots tronqués, anglicismes et barbarismes qui confèrent à la langue française (langue dite de la clarté) une étrange opacité. Ainsi l’autre jour étais-je assis dans le train Genève-Lausanne, à côté et en face de deux individus genre djeuns. L’un avait un beau visage blanc dont les traits fins étaient ombrés par une barbe de trois jours. Ses yeux bleus roulaient dans leur orbite avec une sidérante rapidité. Le djeun se tortillait gracieusement sur son siège pour accompagner le rythme de ses phrases. Il prêtait une oreille attentive aux propos de son vis-à-vis qui fréquentait dans le secteur une école d’art et qui donnait à ses considérations un ton légèrement plaintif: manque de fric, absence de lieux conviviaux genre bar à poudre abordable, égoïsme des huiles du temple de l’art.

    Tendant une oreille distraite, je fus surpris d’entendre dans leur bouche des rafales de juste pas possible, énorme, la totale et autres y a pas photo. Me suis adonné à un petit jeu: compter les occurrences du mot genre: soirée genre barbecue, article genre trois cents pages, copine genre gonzesse ou même le mot «genre» tout seul dont la signification m’échappait totalement. Entre Genève et Lausanne, visage pâle articula vingt fois cette syllabe et son vis-à-vis vingt-huit. Cette accumulation ne provoqua un début de nausée ni chez l’un ni chez l’autre jeune homme. Me suis demandé si la prolifération de cette syllabe au sens nébuleux contribuait à enrichir la langue de Diderot.

    C’est la lecture d’un magnifique petit livre signé Jean-Loup Chiflet qui a, une fois de plus, aiguisé mon attention sur quelques particularités du sabir contemporain. Nous avions pris l’habitude depuis quelques années, ma fille et moi, de noter dans un carnet à spirales les mots ou expressions que nous entendions à la plage, à l’hôtel, dans le tram, dans la rue et, surtout, devant la télé. Nous avions joyeusement noté booster, bisou, à plus, t’es où, y a pas photo, formater, limite et j’en passe. Tous ces «mots flous, vagues, creux et inutiles qui polluent, irritent, agacent notre langue au quotidien», on les retrouve chez J-C Chiflet qui les a répertoriés avec humour et commentés avec malice. C’est dans une collection dirigée par Philippe Delerm (oui, oui, le père du chanteur de variétés) que ce magnifique petit livre est paru en novembre 2009.

     

     

    Jean-Loup Chiflet: 99 mots et expressions à foutre à la poubelle, Points 2009

  • L'écriture ou la vie I

    Par Pierre Béguin

    butor[1].jpgJe ne devais guère avoir plus de 20 ans quand j’ai lu L’Emploi du temps de Michel Butor. Un passage a marqué ma relation avec l’écriture. On se souvient que le roman met en scène un personnage – Jacques Revel – fraîchement arrivé dans une ville imaginaire (Bleston) où il est chargé de la correspondance avec la France aux établissements Matthews & Sons. Envahi d’un insidieux malaise, et pour lever la gêne qui l’absorbe, il se met à retracer son parcours en consignant tous les événements vécus. Mais rédiger dans leurs détails ces différents épisodes, et surtout ceux qui lui ont paru sur le moment insignifiants mais dont il soupçonne par là-même l’importance a posteriori, lui prend du temps. Beaucoup de temps. Si bien que, pendant qu’il court vainement après le passé, le présent lui échappe. La vie se poursuit sans lui, hors de son espace temps rédactionnel. Ainsi, sa voisine, dont il est amoureux, s’en va avec un type qui, lui, ne passe pas son temps à consigner son emploi du temps.

    Pour mes 20 ans, cette séquence avait quelque chose d’insupportable: quoi que l’écriture nous fasse gagner, rien ne justifie qu’elle nous fasse perdre une femme, une aventure, une rencontre. Vivre ou écrire, il fallait choisir au moment où je venais de terminer un premier roman, raté qui plus est. J’ai hésité encore pendant cinq ans. Le choix s’est opéré tout seul alors que j’observais, à New York, le ferry, frappé sur ses flancs de l’inscription Manhattan Transfer, traverser l’estuaire de l’Hudson. J’entamai alors 14 mois de «bourlingage» qui devaient me mener de la Californie à l’Argentine et j’avais décidé de tenir quotidiennement un journal de bord. La toute première phrase de ce journal, précisément, décrivait le ferry en train de traverser l’estuaire. Je réalisai tout à coup que, non seulement le fait d’écrire mes impressions de New York m’empêchait de vivre la réalité new yorkaise, mais surtout que ce que je choisissais de consigner dans mon journal m’était entièrement dicté par mes références littéraires. Si mon regard avait accroché l’inscription Manhattan Transfer et non autre chose, c’était uniquement en souvenir du roman de John Dos Passos. Une cure s’imposait! Il me fallait de toute urgence, pour vivre mon voyage, désintoxiquer mon regard de toutes références littéraires. Quelque chose d’autre existait auquel la lecture et l’écriture m’empêchaient de goûter, voire de comprendre (on se souviendra à ce propos de la célèbre note de Louis XVI dans son journal le jour de la prise de la Bastille: «Rien»). Mon journal de bord s’est donc arrêté à sa première phrase décrivant le ferry sur l’Hudson river. Alors, résolument inscrit dans l’instant, entièrement disponible à l’aventure et aux aventures, j’ai vécu intensément mes pérégrinations… et les quinze années qui les ont suivies, loin de toute velléité d’écriture. Depuis, et pour ces raisons même, toutes mes tentatives de tenir un journal ont très vite tourné à l’échec retentissant.

    Ces souvenirs remontent à ma conscience en lisant le titre du livre que je viens de placer sur ma table de chevet: le premier tome des mémoires de Gabriel Garcia Marquez (paru en 2002) Vivir para contarla. Un titre qui définit une posture radicale de l’écrivain par laquelle il fait de sa vie un moyen subordonné à un objectif absolu et impérialiste. La vie est strictement réduite au service de l’écriture, l’œuvre devenant l’unique justification d’un itinéraire entièrement déterminé par sa finalité. Comme le précise le romancier Edouard, miroir de Gide, dans les Faux-Monnayeurs, à propos de son journal: «Il ne m’arrive rien que je n’y verse, et que je ne veuille y faire entrer: ce que je vois, ce que je sais, tout ce que m’apprend la vie des autres et la mienne…» De là à ne vivre que ce qui peut-être utile au projet littéraire et à occulter tout le reste… Comme ces professionnels de l’écriture dont la vie se résume et se consume dans l’écriture même et qui n’ont d’autre biographie que celle de leurs textes. Non merci!

    Flaubert donnait comme condition à l’entrée en écriture – «cette marotte» disait-il – qu’il fallait être «aussi mort que possible». Sous-entendu aussi mort que possible à l’existence, pour le moins l’existence bourgeoise avec son cortège d’étapes obligées (mariage, enfants, profession, etc.). Vivre ou écrire. Et si j’ai toujours manifesté une préférence pour les auteurs qui essayent – vainement – de réconcilier vie et écriture, je dois bien admettre que c’est dans ce renoncement, cette ascèse qu’est fondamentalement l’acte d’écrire, que l’écrivain est contraint de chercher le bonheur diabolique et le malheur rayonnant qui lui sont consubstantiels.

    A suivre

     

     

     

     

  • Je tue donc je suis

    Par Pierre Béguin

     

    poveda2[1].jpgEn automne dernier sortait sur les écrans l’extraordinaire documentaire La Vida Loca de Christian Poveda, journaliste franco-espagnol assassiné au Salvador en septembre 2009, victime de son œuvre.

    L’auteur a enquêté plus de deux ans sur les Maras, ces gangs qui sèment la terreur en Amérique centrale et dont on trouve des traces jusqu’au Canada (et même maintenant en Espagne prétendent certains). Trafic en tout genre (armes, drogues, prostitution), kidnappings, cambriolages, rackets, meurtres, le marero (membre d’une Mara, de l’argot marabunta qui désigne en Amérique centrale des colonies de fourmis rouges terriblement voraces), dont l’âge oscille entre 8 et 30 ans, ne se réclame d’aucun idéal politique, religieux, idéologique ou racial, si ce n’est le culte de l’ultra violence. Allié au sentiment d’appartenance collectif, l’acte de tuer devient un véritable mécanisme identitaire. Je tue donc je suis. Le marero ne se conçoit lui-même qu’en tuant ou en étant tué, et il ne vit que dans cette perspective. Tout autre sentiment est identifié à de la faiblesse: «Ils n’avaient pas de couilles, ils nous ont laissé la vie sauve alors qu’ils avaient des flingues et pas nous». Ce radicalisme a peut-être coûté la vie à l’auteur du documentaire. Pour avoir aussi rappelé que les mareros sont des jeunes abandonnés, désœuvrés, désabusés par la vie et, d’une certaine manière, victimes de la désocialisation libérale et de la déstructuration familiale, Christian Poveda leur aurait restitué une forme d’humanité qui aurait pu attenter à leur réputation de caïds impitoyables, seul gage de leur identité et de leur survie face aux autres gangs.

    vallejo[1].JPGCe documentaire m’a renvoyé au sublime roman La Vierge des tueurs, de l’écrivain colombien Fernando Vallejo. Sorte de randonnée mortelle, dans une ville de Medellin hallucinée, d’un homosexuel et d’un jeune sicaire qui sème les cadavres sur son passage avant d’être fatalement tué à son tour. Medellin – connue en Colombie sous le nom de Metrallo (par allusion à mitraillette)– où la mort est ce qu’il y a de moins chère, de plus commun, où l’on pouvait voir sur les hauteurs surplombant un ravin et quelques bananiers desséchés l’écriteau «INTERDIT DE JETER DES CADAVRES», Medellin, que l’auteur décrit d’une prose rapide comme une rafale de mitraillette et extraordinairement évocatrice de certaines villes actuelles, voire prophétique des villes du futur: «Les trottoirs? Envahis par les étalages de camelote qui bloquaient le passage. Les téléphones publics? Démolis. Le centre? Dévasté. L’Université? Démantelée. Ses murs? Profanés par des proclamations haineuses «revendiquant» les droits du «peuple». Partout le vandalisme et la horde humaine: des gens, toujours des gens, encore plus de gens, et comme si nous n’étions pas assez, de temps en temps une bonne femme enceinte, une de ces putes de chiennes pondeuses qui pullulent dans tous les coins avec leur panse impudique dans l’impunité la plus monstrueuse. C’était la populace envahissant tout, détruisant tout, cochonnant tout avec sa misère crapuleuse. «Place, racaille puante!», Medellin donc se transforme en un monde de morts qui reflète clairement une des fins possibles de notre espèce. Car la loi de Medellin sera bientôt celle de notre monde, prophétise l’auteur: «Ni à Sodome ni à Gomorrhe ni à Medellin ni en Colombie il n’y a d’innocents; ici tout ce qui existe est coupable, et s’il se reproduit d’autant plus. Les pauvres fabriquent encore plus de pauvres, la misère plus de misère, et plus il y a de misère plus il y a d’assassins, et plus il y a d’assassins plus il y a de morts. C’est la loi de Medellin, qui régira dorénavant la planète Terre. Prenez-en note.» Ce que prédisait déjà Georges Bernanos de la pauvreté au siècle dernier. Certaines villes, comme Saõ Paulo, ont d’ailleurs déjà troqué leurs ghettos de pauvres contre des ghettos de riches.  

    Une amie colombienne revenant d’un séjour à Medellin, dont elle est originaire, me signale avec fierté que sa ville a bien changé depuis quelques années. J’en prends acte. Mais je crains qu’entre temps Metrallo n’ait assuré sa descendance, aidé par la rapacité mais aussi l’angélisme et la naïveté occidentale. Comme le souligne  ce passage du documentaire de Christian Poveda où l’on voit une boulangerie confiée à l’entière responsabilité d’une Mara… sous le parrainage d’une ONG.

     

     

  • Politique et argumentation II

    Par Pierre Béguin

    Ma note de la semaine dernière sur le statut de l’argumentation resterait incomplète si je ne précisais que, dans tout contexte argumentatif, interviennent trois types de données appartenant à ce qu’on pourrait appeler une macrostructure: les données égalitaires, les données psychologiques et les données légitimes. Ces données influent invariablement sur toute personne, émetteur ou récepteur, en situation d’argumentation, dans sa capacité à convaincre ou à être convaincu, et elles ont probablement bien plus de poids que l’argumentation elle-même.

    - Les données égalitaires posent, notamment, le problème de la frontière entre l’argumentatif et le coercitif: quelle est l’influence du rapport de force – et à partir de quel moment est-il déterminant – dans l’interaction émetteur récepteur? Lors d’une votation l’année dernière, par exemple, le Conseil d’Etat a clairement outrepassé ses droits et utilisé le rapport de force pour verser du côté du coercitif, d’où l’annulation logique de la votation.

    - Les données psychologiques renvoient à la représentation de soi et à son aptitude à argumenter? A ce niveau, sont à prendre en compte également toutes les interactions extra langagières: par exemple, la gestualité ou l’habillement, comme porter une cravate ou non, etc. En général, la droite joue davantage sur ce registre que la gauche. Révélateur…

    - Les données légitimes renvoient au statut du débatteur, à sa légitimité ou son illégitimité d’argumenter? Une même argumentation, selon qu’elle est produite en situation de conférencier ou de simple convive à un repas, n’aura pas le même poids; ou en situation d’élu politique ou de simple citoyen). Les élus ou les partis usent, ou abusent parfois, de cette légitimité pour imposer leur point de vue. D’où quelques rebuffades du «bon peuple» qui n’aime guère qu’on l’infantilise. Les élus à l’exécutif, du moins, ne devraient-ils pas rester neutres, ne serait-ce que par stratégie?

    Plus important encore, toute argumentation nécessite la construction de prémisses, une sorte de socle sur lequel on élève l’argument, une base partagée et admise par les intervenants, et s’exprimant par des connecteurs du type étant donnée que, vu que, etc. Ce sont parfois des postulats, mais le plus souvent, même si on peine à l’admettre, ce sont surtout des croyances partagées, des ignorances communes, des vanités ou des intérêts activés ou ménagés, voire des frustrations ou des compensations inavouables; bref, ces prémisses sont surtout d’ordre affectif et irrationnel. Il ne faut donc jamais perdre de vue que tout argument, aussi construit, rationnel, objectif soit-il, repose sur un socle instinctif, irrationnel, subjectif, qui le contamine irrévocablement. En politique comme ailleurs, l’argument pur n’existe pas. Le ridicule commence lorsqu’on feint d’ignorer cette évidence. A ce niveau, le libéral, en général, n’a pas d’égal. La capacité de refoulement aurait-elle une couleur politique?

    Enfin, à l’un comme à l’autre bout de la chaîne argumentative, toute argumentation pose, dans ce qu’on appelle la visée perlocutoire (les intentions avouées et cachées), le problème de la sincérité du locuteur (que vise-t-il exactement? l’intention est-elle contenue dans l’argument? se cache-t-elle sous une fausse intention?) et de l’enjeu pragmatique (que fait le récepteur de cette argumentation, même dans le cas où il est convaincu?) Pour revenir à l’exemple des Fables, dans Le Corbeau et le Renard, la thèse de l’argumentation est: le corbeau a une belle voix; la conclusion: il doit l’utiliser; mais la visée perlocutoire est le fromage. Traduction dans le langage libéral aux dernières votations: la thèse de l’argumentation est de sauver le deuxième pilier; la conclusion: abaisser le taux de conversion; mais la visée perlocutoire est avant tout de permettre aux assurances de se renflouer après le marasme qu’elles ont elles-mêmes contribué à déclencher. Lorsque la thèse ne correspond pas à la visée perlocutoire, il y a insincérité du locuteur. Quel politicien inscrit cette visée au centre même de son argumentaire? Le pourrait-il d’ailleurs, tant la politique implique, de fait, l’insincérité comme gage d’efficacité. A ce petit jeu, autant au niveau des prémisses que de la visée perlocutoire, les libéraux m’ont toujours semblé les pires. Et pourtant, la concurrence ne manque pas. Opinion toute personnelle, je le conçois, et d’une affreuse subjectivité (rien à faire pourtant, c’est viscéral! Promis Docteur, j’y réfléchirai!) De là ma défiance, voire dans certains cas mon absence de considération, pour leurs représentants ou élus politiques (et non pas, au fond, pour des raisons idéologiques; à ce niveau, je suis résolument pragmatique dans les limites du cadre républicain; et si, parfois, je ne sais pas pour qui je vote, je sais toujours contre qui). Sur la récente question de la baisse du taux de conversion du deuxième pilier, nos amis les libéraux ont atteint l’odieux. Ou, pour dire les choses encore plus directement, ils se sont ouvertement foutus de notre gueule! A leurs dépens. Quand je disais que «le bon peuple» n’aime guère qu’on l’infantilise…

  • BANAL???

    art_violence_scolaire.jpg

     

    Par Antonin Moeri

     

     

    Une prof m’a invité à passer la soirée chez elle. Appartement coquet dans la vieille ville. Masques du Burundi. Lectrice de Spinoza, cette femme ne boit que du lait et collectionne les vieilles lampes. Elle m’a demandé si je connaissais le sens du mot « banal ». Euh…, dis-je fort embarrassé, je crois que ce mot veut dire sans personnalité. Oui, dit-elle, mais au Moyen-Âge il qualifiait une personne soumise au droit d’usage fixé par le seigneur. Puis, le terme a qualifié une personne qui se met à la disposition de tout le monde. De nos jours, l’adjectif est passé au sens figuré que tu viens de mentionner. Elle évoque alors une collègue à voix douce qui parle de ses élèves sur un ton administrativo-procédurier. Elle me dit qu’elle la trouve insignifiante et qu’elle correspond à ce qu’on attend actuellement des profs : personnages interchangeables qui s’expriment par clichés et qui, pour toute défense, invoquent le devoir d’obéissance au système, des gens qui craignent les parents d’élèves et qui, au nom du Bien, sont prêts à tout : contrôle, intimidation, délation. Je sentais une sorte de dépit dans les propos de cette femme qui préfère parler aux délinquants de toutes sortes. Alors seulement, dit-elle, j’ai le sentiment d’avoir en face de moi des êtres humains. Elle raconte qu’un jour de fête (désormais obligatoire pour tout le monde), elle voit des ados se rassembler. Un jeune mec au crâne rasé, canette de bière à la main, dit à un employé qui veut lui interdire l’accès à l’établissement : « Me touche pas, merdeux, ou je te pète la gueule. » Le garçon sent l’alcool à distance. Son frère est en tôle mais lui, il vient d’en sortir, il a braqué une vieille dame en Suisse allemande. Voyant sa collègue à voix douce courir au secrétariat, la lectrice de Spinoza continue de parler calmement avec le crâne rasé. « Z’êtes la seule avec qui j’accepte de causer, z’êtes une meuf bien, vous, au moins ». Deux flics de proximité se présentent, une splendide demoiselle aux gestes souples et un jeune moustachu avenant. Ils l’emmènent au poste, le crâne rasé qui a terminé sa bière en gloussant des insanités. Ils lui feront remplir un formulaire, le laisseront dans une cellule cuver son « vin ». Après quoi, il retrouvera la rue et les lois qui régissent le macadam. La lectrice de Spinoza m’a demandé quel comportement d’adulte eût le mieux convenu à cette situation pour ne pas relever du « banal ». Je ne voyais pas ce qu’elle voulait dire. Je lui ai suggéré de travailler dans un centre pour ados récalcitrants. Elle m’a dit qu’elle n’était pas formée pour ça. J’ai dit que je la comprenais. Elle m’a offert un verre de lait froid. Je lui ai caressé une épaule. La face illuminée par le plus beau sourire, elle accepta ma caresse.