Echec et quête
Notre littérature moderne a élevé en mythe la fatalité de l’échec. Toute quête qui ne se terminerait pas fatalement par un échec rencontrerait à coup sûr le mépris compassé de l’intelligentsia. Depuis Don Quichotte, et même depuis la quête du Graal (certes Galaad réussit mais Chrétien de Troyes insiste surtout sur l’échec des autres chevaliers), on sait d’avance que la quête, quelle qu’elle soit, ne peut se terminer par la victoire du héros. La défaite est devenue un lieu commun incontournable de la littérature moderne, en même temps qu’un gage de qualité, comme si l’échec ou la réussite de la quête délimitait deux types de littératures inconciliables: la «haute» littérature initiatique et la «basse» littérature de divertissement. Le cinéma n’échappe pas à cette règle: Fitzcaraldo ou Indiana Jones…
Je pensais à cela en regardant le dernier film de Sean Penn Into the wild. La quête d’absolu du héros, sa recherche de pureté, de dépouillement, les errances qu’elle entraîne inévitablement, ont ranimé en moi des souvenirs, des échos, voire des pulsions, pour ne pas dire des démangeaisons, que je n’aurais jamais crus aussi vivaces et que, de toute évidence, mes nombreux bourlingages par le monde n’ont réussi ni à épuiser, ni même à apaiser. Into the wild! Dommage que, dès le début du film, on acquiert la certitude que cette trajectoire hors des sentiers battus se terminera tragiquement. Dès le début, on sait qu’il y aura un point de non retour, une limite au-delà de laquelle le ticket de l’aventure ne sera plus valable. On l’identifie immédiatement à cette paisible rivière, au débit inoffensif, parce que, justement, elle paraît à ce moment de sa traversée paisible et inoffensive. On le sait parce qu’on ne peut pas imaginer qu’il en soit autrement malgré la logique narrative qui devrait rendre improbable toute issue funeste (et l’on pense alors à La Bouteille à la mer d’Edgar Poe). On le sait comme on sait qu’Achab ne trouvera pas Moby Dick ou que, s’il la trouve, il sera vaincu par la baleine blanche. On le sait comme on sait que le vieil homme d’Hemingway ne ramènera jamais son poisson merveilleux sur la rive, ou que, s’il le ramène, ce ne sera plus qu’un squelette. On le sait comme on sait que Madame Bovary se suicidera ou que Lucien de Rubempré perdra ses illusions. On le sait parce qu’on a compris une fois pour toute que la littérature sérieuse, depuis le 19e siècle et l’avènement des valeurs bourgeoises, pense l’échec comme unique finalité acceptable à notre monde moderne. Seule exception, L’Île au trésor, un livre pour lequel j’ai déjà exprimé sur ce blog mon inépuisable admiration. Là, le trésor est découvert, et c’est probablement pour cette seule raison que le roman est déconsidéré par les universitaires et ramené au rang de récit de piraterie pour enfants. Le trésor est découvert parce que, précisément, Stevenson réinvente le monde à travers les yeux d’un enfant qui ne perd jamais sa capacité de surprise et d’émerveillement, son courage candide, voire sa pureté, comme l’incarne d’ailleurs Galaad. Conditions absolues à la découverte du trésor…
Mais notre monde est trop vieux, trop fatigué, trop lâche. Nous ne pouvons plus penser en termes de victoire. Au mieux, c’est l’égoïsme du sauve-qui-peut, au pire le découragement et la défaite. J.L. Borgès l’avait bien compris: «Nous pensons en termes d’échec et nous ne pouvons qu’échouer, bien entendu!» Sommes-nous encore capables d’imaginer qu’il fut une période de l’humanité où la quête était toujours couronnée de succès, où les Argonautes trouvaient la Toison d’Or, Thésée tuait le Minotaure et Ulysse retournait finalement dans son île?
Commentaires
En fait, Chrétien de Troyes ne parle pas du tout de Galaad, son roman ne porte que sur Perceval, qui n'échoue pas, puisque le roman n'a pas été terminé. Wolfram von Eschenbach est allé jusqu'au bout de l'histoire de Perceval, et Perceval n'y échoue pas du tout : il réussit. Le roman en prose de la Quête du Graal parle beaucoup de Lancelot, qui échoue, mais Galaad est en fait le fils de Lancelot et d'une fée, et cela veut dire que le triomphe se situe au-delà du statut de guerrier, dans une sorte de filiation spirituelle. Les épopées médiévales ne tablent pas tant sur l'échec que cela. Mais le triomphe n'y vient qu'au sein de l'ordre spirituel, grâce à Dieu et à son intervention. Comme chez Joseph de Maistre, l'homme n'est pas en mesure lui-même de triompher. Or, chez les anciens Romains, le triomphe humain, c'est vrai, était possible, mais le christianisme a modifié les conditions du succès, en l'attribuant à Dieu seul. On peut donc dire que les héros populaires sont ce qui reste de l'Antiquité païenne, mais que le culte de l'échec atteste de la déreliction du sens chrétien du triomphe, qui d'un point de vue chrétien ne peut être que spirituel.
Statut de guerrier, ou pour mieux dire, de chevalier : de Chevalier de la Table ronde, issu du paganisme celtique, probablement.
C'est peut-être la victoire des tragiques sur les comiques? Seule la mort met un point final au débat. le plus souvent dans un bain de sang… Cela dit, en tant que romancier (tu en sais quelque chose, Pierre!), il est vraiment difficile de ne pas assassiner ses personnages à la fin du roman… Comme s'il fallait maîtriser leur vie d'un bout à l'autre… Ah! ces fantasmes de démiurge!!
La mort ne termine pas forcément l'histoire d'un héros, JMO : regardez Hercule, dont l'histoire ne se finit que quand il est placé aux côtés de Jupiter, ou Persée, dont l'histoire s'achève par sa transformation en constellation. Pierre Béguin a raison de signaler que les héros populaires modernes sont les héritiers des héros antiques, à la différence que malgré le christianisme, ils ressuscitent encore moins qu'Hercule et Persée - puisqu'ils ne meurent jamais. Un récit a son propre monde. C'est vrai que depuis Flaubert, il est difficile de ne pas faire mourir lamentablement ses héros, mais c'est à cause de son autorité. Sinon, chacun écrit ce qu'il veut.