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QUI PARLE ICI???

Par Antonin Moeri

 



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Quand Tchékhov écrit, au début de “La Salle n°6”: ”J’aime son visage large aux pommettes saillantes...”, le lecteur est surpris. Il se demande qui prend, ici, la parole. Le docteur Raguine raconterait-il sa propre histoire? Le lecteur tombe, un peu plus loin, sur une digression: l’erreur judiciaire est plus répandue qu’on ne croit, surtout dans une ”petite bourgade crasseuse, à deux cents verstes du chemin de fer”. Thomas Bernhard dit la même chose sur l’aveuglement et la brutalité des juges qui, ”par la force de l’habitude, s’endurcissent tellement qu’ils ne peuvent avoir avec leur clientèle d’autres rapports que formels”. On en déduit que le docteur Tchékhov laisse libre cours, dans ce passage, à des considérations personnelles sur la société russe de son époque. Mais que faire avec ce “J’aime son visage large aux pommettes saillantes...”?
Un professeur de collège me disait un soir sous une tonnelle que le problème du narrateur l’intéressait beaucoup et qu’il s’efforçait, tout au long de l’année, d’attirer l’attention de ses élèves sur le degré de présence du narrateur dans une histoire. Ainsi leur apprend-il la différence entre un narrateur omniscient, un narrateur-témoin et un narrateur-conteur. Imaginons un de ses étudiants lisant cette déclaration “J’aime son visage large aux pommettes saillantes...” Il se dira: ”C’est un narrateur-témoin qui parle. C’est un personnage qui doit se trouver à l’intérieur de l’hôpital. Sans doute un infirmier, un garde (Nikita), un compagnon de Gromov, peut-être le docteur Raguine”. Il se rendra compte, au fil de la lecture, qu’il n’y a pas de narrateur-témoin dans “La Salle n°6”. S’agirait-il d’un narrateur extérieur à l’histoire?
En effet, celui qui présente le vieux Nikita au visage ravagé par l’alcool, le bouffon Moïsseïka qui a l’autorisation d’aller mendier dans les rues, le parano Gromov, un huissier cultivé et fin qui a sombré dans un délire de persécution, le docteur Raguine qui étudia la médecine contre son gré, qui manque de confiance en ses droits, qui ne sait donner des ordres et se met à pleurer lorsqu’un enfant, à qui il doit examiner la gorge, pousse des cris de détresse, qui ”lit énormément et toujours avec grand plaisir” (en sirotant un verre de vodka), qui souffre de ne pouvoir tenir une conversation intéressante avec des gens éclairés, celui qui présente ces personnages avec empathie, avec un immense amour des êtres humains, ce présentateur n’est ni le docteur Tchékhov (quoique...) ni un personnage de la nouvelle (quoique...), c’est un Mensch aus Papier indéfinissable qui met nos émotions à nu et qui devait nous dire combien il aimait cet homme de trente-trois ans. “Je l’aime pour lui-même, c’est un homme bien élevé, serviable et d’une délicatesse exceptionnelle avec tous(...) Quand il parle, on reconnaît à la fois en lui un fou et un homme”.
Je me demande si cette petite incursion dans le récit n’annonce pas la ronde des points de vue qui caractérisera les aventures littéraires du XX ème siècle.


Anton Tchékhov: Oeuvres III, Pléiade 1971

Commentaires

  • Peut-être, mais les causes en sont probablement dans les progrès de la psychologie théorique, voire du "psychologisme". Je doute qu'en soi, il s'agisse d'une cause artistique, ou alors, c'est qu'on pense que la science peut nourrir l'art, qu'on a une esthétique fondée sur le scientisme. Cela aussi est propre au XXe siècle, sans doute.

    Je suis quand même un peu sceptique sur cette orientation techniciste du récit. Ce qui compte, dans un récit, c'est la dynamique narrative, à mon avis.

  • C'est possible, ce que vous dites de l'orientation techniciste. Je m'approprie ce genre de lunettes depuis quelque temps pour fouiller les récits. Me demandant ce qui fait la réussite de telle ou telle nouvelle. Pour Tchékhov, vous avez raison, c'est la dynamique narrative qui compte. Mais la présence de ces commentaires m'ont surpris à la lecture.

  • C'est vrai qu'ils sont très personnels, mais je me demande si cette forme de fantaisie s'appuyant sur l'implication sentimentale du narrateur n'est pas propre aux Russes. J'ai l'impression qu'il y a quelque chose de cela chez Gogol. Cela dit, d'une part, j'ai très peu lu Tchékov, d'autre part, je ne suis pas sûr d'avoir compris le contexte que vous évoquez.

    Personnellement, je pense qu'une nouvelle réussie dépend d'une alchimie dont le ressort reste secret, et qu'on ne pourra pas réduire en équation, fût-elle alimentée par une science très approfondie. A cet égard, je m'oppose fréquemment à mes collègues professeurs, qui par exemple préfèrent les films de Tim Burton à ceux de David Lynch, parce que la technique est plus claire chez le premier. D'une certaine façon, je crains que ramener l'art à de la technique soit lié à la nécessité officielle, pour le professeur, d'être clair dans ses cours, plus qu'à l'art même. Dans les faits, c'est un peu réducteur.

    Enfin, c'est utile, pour comprendre les textes. Mais à mon avis, cela ne dit rien de leur qualité.

  • Je vous donne encore une fois raison. Il ne faudrait pas que je laisse trop le prof parler dans ce blog. Nous ne sommes pas là pour édifier le peuple. Mais il m'arrive de lire très lentement certains textes, de les relire mille fois, me demandant comment l'auteur fit ainsi naître une émotion. Cette émotion dont on parle souvent en littérature et qui est chichiteuse, singulièrement insaisissable. Il m'arrive, lisant tel texte, d'être sidéré, ou emporté, ou fasciné. Tenez, je viens de lire les lettres de Koltès. Elle m'ont bouleversé. J'ai lu toute la nuit. Dans un état de transe, littéralement. J'étais avec ce fils de grand bourgeois au Guatémala, par exemple. Je voyais avec ses yeux les femmes dans la pénombre, chuchotant sur son passage. Je sentais l'odeur de ses habits sales, celle des marchés et celle des aubes, quand il sortait de sa petite maison pour se jeter dans l'eau limpide du lac. Je voyais les nègres à New York dont il était fou. Mais tout cela nous éloigne de Tchékhov. C'est curieux comme les livres peuvent nous envahir. Il ne faudrait pas qu'ils nous empêchent de vivre. Qu'ils nous forcent à vivre par procuration. Bonne semaine et courage!

  • J'ai envoyé trop tôt , cher prof !

    Ne croyez donc pas qu'il n'était question que d'odeurs de cuisine !!!

    Odeur d'herbe coupée, si différente celle du foin , celle des roses ou du chèvrefeuille, brise au parfum de jasmin , même l'odeur dégagée par un ruisseau courant sous les branches ...odeur de mousse et de houx !
    Odeur de poudre de riz, si chère à nos grands'mères .. odeur de patchouli !
    Odeurs de fourmis, de rongeurs, d'animaux des sous-bois ...
    "mauvaises odeurs" d'animaux de batterie...de la maladie ..
    Odeurs corporelles ou d'hôpital ...
    Odeur saine de l'effort ...

    Nous avons besoin de tout cela : pourtant, nous avons perdu , en grande partie notre odorat ...Merci aux écrivains de nous le rendre !

    Nous avons perdu une forme de "reconnaissance" ! Pire : nous en avons parfois honte !

  • ah! bizarre ! la première partie s'est perdue au purgatoire du Net !

    Que disais-je ? à quelque chose près :
    ******
    Trop tard, cher Prof "am", vous êtes envahi !!!

    Mon propos dérivait de votre remarque sur les odeurs , partie intégrante de la lecture...Elle me rappelait qu'on avait reproché à un certain Jacques , de les avoir évoquées, ces odeurs, sans savoir s'il les appréciait ou non !
    Pour moi, j'aime une odeur d'aioli ou de ratatouille, de cèpes frais ou de cèpes à l'ail , de poulet rôti ou de civet , odeur de confiture ou de caramel, odeur de couscous , d'épices ! ET croyez-moi, les odeurs de notre cuisine méditerranéene, ça peut-être ...presque divin !
    Mais je ne renie pas la cuisine du Nord, avec ses endives , son maroilles , son munster, sa choucroute !...tout dépend des moments !

    Il en est des odeurs comme des goûts , ça fait partie de nous !

    pour moi , elles arrivent d'emblée, sans avoir à disséquer le texte et elles ressuscitent instantanément des souvenirs ...
    Mais , je suis d'accord , ça nous éloigne de Tchekov...
    QUOIQUE !

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