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Ça nous interpelle - Page 10

  • Publicité expéditive

     

    Par Olivier Chiacchiari

     


     

    Il y a quelques années, une pub télévisée nous montrait un homme exténué par son travail, reprendre un second souffle après l'absorption d'une pastille effervescente vitaminée. A l'issue de cette démonstration, on nous gratifiait du slogan:

    La fatigue est une maladie qui se soigne

    Je ne me serais jamais souvenu de cette formule si mon regard n'avait pas croisé l'autre jour dans la rue, une affiche vantant les mérites d'une autre pastille effervescente, antigrippale cette fois, déployant le slogan:

    Pas de temps à perdre avec la grippe

    Bon... arrêtons ce flux publicitaire le temps d'une réflexion: la fatigue n'exige-t-elle pas du repos, tout simplement ? Et la grippe, n'est-ce pas une affection hivernale qui demande à être soignée bien au chaud, de préférence au calme et allongé sous une couette, devant un grog fumant et un bon DVD, pourquoi pas ?
    Que cherche-t-on à nous faire entendre ? Qu'il nous faut-il désormais œuvrer 24h sur 24, que nous sommes condamnés à nous agiter perpétuellement, sans plus envisager la moindre pause, fut-elle imposée par notre corps contre l'obstination de notre esprit ?
    Allons donc ! Moi je dis prenons le temps d'un repos, prenons le temps d'une grippe, sinon à ce rythme-là on verra bientôt des entreprises funéraires lancer de vastes campagnes avec des slogans du genre:

    Ne vous embêtez plus avec la vie !

  • La fin du roman picaresque

     Par Pierre Béguin
     

    Un souvenir de voyage vieux de plus de 20 ans – anecdote en apparence anodine – est resté gravé dans ma mémoire: je bourlinguais depuis quelques semaines sur l’Altiplano entre le Pérou et la Bolivie avec l’impression d’être coupé de toute civilisation lorsque, en montant dans un train, je me suis retrouvé assis à côté d’un groupe de Suisses allemands retraités, en voyage organisé, jouant au yass. A cet instant, j’a69845114.jpgi pensé à Séraphin Lampion…
    J’ai toujours perçu comme une géniale fulgurance cette séquence de Tintin et les Picaros où Séraphin Lampion débarque, impromptu, dans un car de touristes bariolés et joviaux au beau milieu de la jungle d’Amérique centrale, en plein camp du Général Alcazar et de ses guerilleros occupés à fomenter un coup d’état. Le symbole est clair: l’espace réservé à l’aventure, le champ d’action des picaros, se réduit comme une peau de chagrin; et Tintin est devenu un personnage suranné, ses aventures sont d’un autre siècle, l’ailleurs appartient dorénavant aux agences de voyage à la conquête de nouveaux territoires. Pas étonnant qu’Hergé ait refusé toute continuation de son œuvre. Comment écrire – et surtout où situer – un roman d’aventure? Dans l’espace? Tintin y est déjà allé. Que lui reste-t-il? Le genre n’est-il pas désuet? Le voyage de Nicolas Bouvier, par exemple, serait-il encore possible de nos jours? ferait-il encore sens? Si l’aube du roman d’aventures se situait durant la période des grandes découvertes, qu’en reste-t-il maintenant que tout est découvert et proposé sur catalogue avec prix et photos à l’appui?
     

    A bien y regard583000383.jpger, aucune œuvre mieux que celle d’Hergé ne souligne le crépuscule du genre picaresque. Qu’on se souvienne des premiers albums où Tintin se lance dans l’aventure avec enthousiasme, sans préparatifs ni hésitation, en effectuant ce saut dans le vide définitif qui marque le début de l’émerveillement. Comme dans L’île noire, pour prendre un exemple, où Tintin, après avoir lu un article de journal sur son lit d’hôpital, quitte précipitamment sa chambre sous les yeux médusés de l’infirmière. Une fois installé à Moulinsart, notre héros met ses pantoufles et, dès lors, ses aventures ne sont plus jamais le fruit d’une décision libre et spontanée. La magie n’opère plus. Il faut d’abord l’enlèvement, puis la disparition de Tournesol, pour qu’il quitte le château. On le retrouve ensuite en vacances «écologie et santé» dans les Alpes, loin de tout désir d’aventures, avant que l’amitié et le sens du devoir ne le précipitent au Tibet. Par la suite, il ne quitte plus Moulinsart – à peine s’aventure-t-il hors du parc – dans ce qui reste un superbe exemple de non aventure, un livre sur rien (et en pleine période du nouveau roman, en plus!), où toutes les pistes finissent en cul de sac dès lors qu’on apprend la responsabilité d’une pie dans le vol des bijoux. Enfin, il faut un détournement d’avion pour lancer son avant-dernière aventure, probablement la plus insipide (Hergé n’y est plus). Mais l’exemple le plus édifiant reste Les Picaros, un album que je trouve génial à plus d’un titre, même si cet avis n’est guère partagé. Là, même le chantage par presse ou télévision interposée ne parvient pas à décider Tintin de quitter sa retraite (Hergé a le don de transposer son propre vécu). Seule l’amitié pour le capitaine Haddock902100348.jpg y parviendra, lui qui, soupe au lait, se décidera bien avant son acolyte à larguer les amarres de Moulinsart. Car le capitaine au long cours, au contraire de Tintin, s’ennuie parfois à mourir dans son château. Les deux cases identiques, celle qui ouvre l’arrivée à Tapiocapolis et celle qui termine l’histoire, où l’on voit l’avion de notre héros survoler un bidonville surveillé par deux militaires, dépassent largement la seule critique politique: elles signifient l’inutilité des aventures de Tintin. Pour la première fois, son action n’a en rien modifié la situation initiale, ses exploits ne rétablissent pas la justice et ne servent pas d’exemple. Tout se passe comme si son passage en Amérique centrale n’avait pas eu lieu: Tapioca ou Alcazar, peu importe! Seul Moulinsart compte.
    Ne voyons pas, dans cette parodie du genre picaresque qu’est, à plus d’un titre, Tintin et les Picaros, le seul reflet du vieillissement d’Hergé. De nos jours, le monde se partage entre territoires en guerre et territoires conquis par les agences de voyage. Or, l’aventure, pour se développer, a besoin de se situer entre le gris clair et le gris foncé. Cela laisse encore quelques terres, certes, mais restreintes et plus vraiment exotiques. Reste l’espace – mais c’est cher –, ou cette autre jungle qu’est la grande finance. Au fait, le nouveau Tintin, moins boy-scout, plus cynique,  ne s’appellerait-il pas Largo Winch, un milliardaire PDG qui se déplace avec jet privé et équipage?
    Mais peut-être sont-ce simplement mes références qui deviennent désuètes et qui approchent de leur crépuscule. Ô saisons, ô châteaux!

  • Tous au Terrier

    Par Alain Bagnoud

    Le Terrier lance un appel que je suis content de relayer.

    Ce petit théâtre indépendant a créé depuis 1999 trente-huit spectacles de lectures. Des mises en scène intéressantes, avec d’excellents comédiens, des textes originaux, un réseau d’échange et de liens. L’association fait le bilan :

    « Un acquis précieux, assorti d’un désir d’aller plus loin encore, tant au niveau des textes à faire entendre que du public à élargir – et pour cela, nous avons besoin, bien sûr, de votre soutien. »

    On peut donc devenir membre (50 francs par an et deux invitations offertes), membre abonné (100.-  et une invitation à l’année) ou membre donateur, « c’est-à-dire obtenir la possibilité, pour toutes les lectures de la saison, de passer devant le « chapeau » sans rien y déposer – et avoir la conscience absolument tranquille… ainsi que la satisfaction encore plus forte de soutenir une entreprise artistique hors du commun – sans compter notre reconnaissance éternelle). »

    Leur reconnaissance éternelle ? Ah, n’hésitons pas !

    Voici l’adresse : Association Le Terrier, 71 bd de la Cluse, 1205 Genève. Et le mail : leterrier@bluewin.ch. Pour s’inscrire ou demander à être informé sur les spectacles.
    Et pour vous appâter, le programme de l’année. Rien que des pointures :

    Alexandre Vialatte                        par Jean Bruno
    H. Guibert et Zouc                       par M.-A.Borsinger
    Primo Lévi                                   par Philippe Lüscher
    Adrien Pasquali                            par Nicolas Rinuy
    Italo Svevo                                  par Louis Martinet
    Sade                                          par André Neury
     
    (Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud)

  • Le silence des agneaux

    Par Pierre Béguin


     

    Dans la Tribune du 15 octobre, Marc Bretton, dans son éditorial sur l’affaire du salaire du Président des SIG, soulignait l’étonnante discrétion du monde politique, et tout spécialement des partis de droite qui tenaient là une occasion rêvée d’écorner le PS et Robert Cramer avant les élections. Et d’expliquer pertinemment les raisons de cette discrétion par la sur représentation généralisée des politiciens dans des conseils d’administration particulièrement bien rétribués qui rendent difficile la promiscuité des dénonciations.
    Comment expliquer alors le silence politique le plus étonnant qui n’ait jamais enveloppé notre chère République, un silence qui recouvre le plus grand scandale de l’histoire genevoise qui n’en a pourtant pas manqué: le scandale de la BCG. Il y a quelques semaines, toujours dans la Tribune, un article annonçait comme une victoire une dette finalement inférieure aux trois milliards attendus. Et c’est tout! Pas de commentaires, silence radio! Plus d’1/7 de la dette du canton contractée par quelques individus en quelques années, et puis rien! Alors que la République se met dans tous ses états pour mille francs d’amendes indélicatement annulées par un magistrat, qu’elle est au bord de la Révolution pour quelques millions scandaleusement dilapidés à la Rue du Stand, elle reste de marbre pour plus de deux milliards évaporés dans sa Banque cantonale. Décidément, la politique genevoise n’a pas le sens des proportions.
    Bien sûr, avant de se transformer miraculeusement en agneaux silencieux, certains loups ont hurlé. A commencer par A gauche toute ou SolidaritéS (il n’y a qu’eux qui parviennent à se reconnaître). Quelques hurlements, babines retroussées et dents acérées, et puis plus rien! Vint ensuite le MCG (Mouvement Citoyens Genevois) qui donnait l’impression de considérer la dénonciation de ce scandale comme un acte fondateur du parti. Quelques hurlements, babines retroussées et dents acérées, et puis plus rien! Et la justice bien entendu, volontaire, décidée à empoigner le dossier et à commettre quelques actions d’éclat sur la voie publique, babines retroussées et dents acérées, et puis plus rien! Comment expliquer ce silence? Marc Bretton, répondez-moi! Dans le canton de Vaud, pour le même scandale, on avance lentement, sans se presser, gentiment, mais on avance. On publie même des livres à succès sur le scandale de la BCV. A Genève, dans l’indifférence générale, tout ce beau monde est de retour aux affaires, à supposer qu’il ne les ait un jour quittées. Et pourtant, Marc Roger aura au moins servi à faire la preuve de la ténacité et de l’efficience de la justice genevoise, quand elle le veut.

    Je me souviens des rumeurs d’Orléans, comme dit Romain Gary, qui entouraient l’élection du Procureur Zappelli. On prétendait alors, au Café du Commerce, que cette élection visait avant tout à couvrir les petits copains, politiciens ou autres, dans l’affaire de la BCG. Rumeurs infondées, honteuses, indignes de notre belle République, et contre lesquelles je m’insurge avec véhémence. Il serait tout de même regrettable, si d’aventure la justice venait à proclamer que cette affaire tombait sous le coup d’une prescription, de donner fondement à ces rumeurs mesquines. D’autant plus que Genève aurait alors des airs de République bananière, ce qui ne manquerait pas, encore une fois, de faire le lit de l’UDC.
    Le silence des agneaux n’aurait-il rien d’innocent?

  • Du danger de l'écriture

    Par Pierre Béguin

     

    Dans le journal de Jules Renard, ou dans celui des Goncourt, combien de romanciers, de poètes et d’auteurs dramatiques depuis longtemps oubliés et qui bombaient alors le torse devant le génie qu’ils se reconnaissaient ou que leur concédaient parfois leurs contemporains? Combien de noms inconnus autrefois encensés, combien d’anonymes en quête d’une gloire, immédiate ou posthume, qu’ils n’ont jamais obtenue?
    Auraient-ils sacrifié tant de temps, de plaisirs, de rencontres – bref de vie – à l’écriture s’ils avaient su qu’ils resteraient, ou qu’ils retomberaient, dans la fosse commune de l’oubli? Auraient-ils seulement écrit?
    Ecriture, vaine marotte, vaine quête!
    Un auteur mesure-t-il ce qu’il perd de vie à lui sacrifier la sienne?

    1023238423.jpgDans un roman inachevé Paris au XXe siècle, écrit en 1863 mais publié en 1994, Jules Verne fait tenir à Michel, le héros de l’histoire, et à son oncle, dans la bibliothèque de ce dernier, le dialogue suivant :
    « - Eh bien ! A quoi penses-tu, lui demandait [l’oncle], quand il l’apercevait immobile et rêveur?
    - Je pense que cette petite chambre renferme de quoi rendre un homme heureux pour toute sa vie !
    - S’il sait lire!
    - Je l’entends bien ainsi, dit Michel.
    - Oui, reprit l‘oncle, mais à une condition.
    - Laquelle
    - C’est qu’il ne sache pas écrire!
    - Et pourquoi cela mon oncle.
    - Parce qu’alors, mon enfant, il serait peut-être tenté de marcher sur les traces de ces grands écrivains!
    - Où serait le mal, répondit le jeune homme avec enthousiasme.
    - Il serait perdu. »
    L’oncle, solennellement, fait alors promettre à son neveu de marcher sur cette Terre promise sans jamais vouloir en défricher le sol ingrat – en réalité recommandation déguisée d’un père à son fils : celui de Jules Verne se prénomme aussi  Michel, né deux ans plus tôt en 1861. C’est que, dans ce Paris des années 1960, l’écrivain imagine les plus illustres de ses prédécesseurs et contemporains retombés dans l’oubli complet. La dernière édition des œuvres de Corneille date de 1873, à peine plus récente que celles de Racine, Pascal, Molière ou La Fontaine. De Chateaubriand, «que ses Mémoires d’outre-tombe n’ont pu sauver de l’oubli» – bien qu’il ait employé 40 ans de son existence et noirci des milliers de pages pour nous parler de sa modestie – en passant par Lamartine et Musset, et jusqu’à Victor Hugo en personne, «oublié comme les autres [parce qu]’il n’a pas tué assez de monde pour que l’on se souvienne de lui», autant de chefs-d’œuvre croupissant dans quelques bibliothèques poussiéreuses de collectionneurs marginaux, «dans un monde qui n’est plus qu’un marché, une immense foire» où l’Art n’intéresse plus personne. «Car c’est la profession de foi du siècle, on a dit : que sais-je, sous Montaigne, peut-être avec Rabelais, qu’est-ce que cela me fait, au XIXe siècle. On dit maintenant : qu’est-ce que cela me rapporte ?» Dans cette logique, Paul serait «banquier et Virginie épouserait le fils d’un fabricant de ressorts pour locomotives» – une hypothèse que Villiers de l’Isle-Adam formulera lui aussi quelques années plus tard, en 1883, dans son pastiche Virginie et Paul, où Virginie s’apprête à épouser le futur avocat Paul parce qu’«un avocat souvent gagne beaucoup d’argent». Et l’oncle de conclure : «La littérature est morte, mon enfant ; vois ces salles désertes, et ces livres ensevelis dans leur poussière ; je suis ici gardien de ce cimetière, et l’exhumation est interdite.»
     Bien sûr, il serait aisé de démontrer, chiffres à l’appui, que Jules Verne s’est totalement fourvoyé dans cette vision pessimiste du destin littéraire au XXe siècle. Que l’Art est florissant, que «le livre se porte bien» – comme on nous le ressasse après chaque Salon du Livre – et que, loin d’être «perdu», un écrivain peut devenir de nos jours, en quelques romans, plus riche que la Reine d’Angleterre, ou même servir de caution à la sphère économique, comme Paulo Coelho lors du dernier forum de Davos.
    Il serait tout aussi aisé de démontrer le contraire. Laissons ce débat!
    Intentionnellement ou non, Jules Verne se contente surtout de traduire par la fiction sa conscience exacerbée de l’impasse dans laquelle l’artiste, l’écrivain, se place immanquablement face à l’incompréhension, à l’indifférence surtout, de l’opinion publique. Et cette conscience ne peut se traduire que sur le mode le plus radicalement pessimiste. A moins de tricher, d’être un «faux-monnayeur» comme le dit André Gide, l’authentique artiste (il se mesure à l’échelle de sa sincérité) aura le plus souvent tendance, au crépuscule de sa vie, à considérer l’avenir de son art comme soumis à un déclin inéluctable, voire à confondre son propre déclin avec celui de son art. Comme le prétend Paul Valery dans son discours sur Bergson : «(…) l’un des derniers hommes qui auront exclusivement, profondément, et supérieurement pensé, dans une époque du monde où le monde va pensant et méditant de moins en moins, où la civilisation semble, de jour en jour, se réduire au souvenir et aux vestiges que nous gardons de sa richesse multiforme et de sa production intellectuelle libre et surabondante…». Ainsi, le taux de suicides n’a jamais été aussi important que chez ceux qui ont placé l’Art au centre de leur vie, de la vie. Voyez les surréalistes!  En ce sens, l’oncle a raison : cette Terre promise est dangereuse, jonchée de drames et d’amertume. Il faudrait y regarder à plusieurs fois avant de lui sacrifier la moindre parcelle de son existence. A moins que l’écriture soit une absolue nécessité, à moins qu’un auteur, non pas accouche d’un livre, mais que son livre accouche de lui, qu’il en devienne l’enfant, rien dans cette activité  – cette marotte disait Flaubert –, ne justifie qu’on lui cède la plus petite seconde de son précieux temps.
    Tout se résume finalement à ces deux questions : Combien de livres nécessaires ont paru cette année? Et combien sont le pur produit de la vanité ou de l’intérêt?