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Intérêt bien compris

Par Pierre Béguin

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Quel lien peut-on établir entre l’affaire du porc irlandais (qui suit de peu celle de la vache folle) et les 50 milliards évaporés dans le scandale Bernard Madoff, devenu l’escroc du siècle après avoir été l’icône des marchés financiers selon un schéma maintenant éprouvé (avez-vous remarqué que les médias, véritable boussole qui indiquerait le sud, ont le génie de dresser des lauriers aux futurs escrocs ou pestiférés du système, Werner K Rey, Marcel Ospel, etc?) Réponse: tous les deux mettent à mal le postulat même de l’économie libérale qui veut que l’homo pecuniarius, avant tout rationnel, donc égoïste et calculateur, soit entièrement mû par l’idée de son intérêt bien compris, unique moteur des conduites humaines, et que son sens moral ne réponde qu’aux lois de son intérêt personnel programmées par son code biologique. Si, à la Coop ou à la Migros, ou dans tout autre supermarché, je remplis mon caddy, allègrement et en confiance, de bon nombre de produits dont, par ailleurs, je n’ai pas forcément besoin, ce n’est pas que je postule a priori l’humanité, le sens éthique ou la bienveillance de ces enseignes, mais plutôt leur intérêt bien compris, c’est-à-dire leur égoïsme et leur capacité à calculer au mieux de leur intérêt propre: si elles veulent assurer la pérennité de leur commerce, elles doivent d’abord veiller à conforter ma confiance et, donc, me fournir des produits dont je peux raisonnablement attendre qu’ils ne vont pas m’empoisonner. De même pour les instituts financiers auxquels je vais confier mon argent. Personne ne serait assez naïf pour avoir confiance en son banquier, en dépit des slogans publicitaires qui nous y invitent. En revanche, tout le monde peut logiquement, sans arrière pensée, parier sur sa capacité à calculer au mieux de ses intérêts propres. Et c’est parce que nous croyons à ce fondement égoïste et calculateur qui constitue l’essence même du banquier que, paradoxalement, nous lui accordons notre confiance. Son intérêt est aussi le nôtre. C’est dans ce point de convergence entre nos deux intérêts bien compris que s’élabore la règle essentielle de l’économie de marché et la confiance indispensable à son bon fonctionnement. A tel point que tout bon libéral tient a priori pour suspect les valeurs qui échapperaient à ce dogme réducteur et s’efforce de récupérer dans sa logique, avec une hargne et un cynisme qui tiennent parfois de la pathologie, toute institution qui ne fonctionnerait pas encore sur ce principe. A commencer par l’école républicaine et laïque qu’il s’efforce, en contempteur imbécile, de détruire méthodiquement en y introduisant notamment les notions, aberrantes dans le cadre scolaire, de concurrence et de compétitivité, avec leur logique de supermarché. Et plus largement la notion même d’Etat, réduite, dans l’idéal de la théorie libérale, à un simple agent de la circulation chargé de veiller uniquement à la fluidité du trafic économique. C’est-à-dire à ne surtout pas intervenir quand tout va bien et à intervenir rapidement quand tout va mal (et je m’étonne que beaucoup de monde, actuellement, considère cette logique comme un paradoxe inacceptable alors qu’elle est un fondement même du néo libéralisme). Un agent qu’on aurait d’ailleurs licencié sans autre forme de procès si le marché eût atteint son plein équilibre. Mais le contraire s’étant produit, voilà notre agent investi soudainement d’une mission impossible: gérer le chaos.

En ce sens, si nous ne pouvons même plus postuler l’intérêt bien compris, c’est-à-dire si la foi dans l’intérêt égoïste n’assure plus la fiabilité du système et la confiance nécessaire à son bon fonctionnement, que reste-t-il du paradigme capitaliste? Et pourquoi ce postulat est-il autant mis à mal dans cette dernière décennie, et plus encore dans cette dernière année, avec un effet d’accélération pour le moins inquiétant? C’est que, précisément, pour assurer son bon fonctionnement, l’économie de marché a besoin de son contraire, à savoir de valeurs désintéressées, d’institutions souveraines, d’une sorte de supra structure morale –  ce que George Orwell appelait la décence commune (common decency) – qu’elle est elle-même incapable d’édifier et qu’elle s’efforce naturellement de détruire parce qu’elle les voit d’abord, dans sa logique étroite – je devrais dire dans son intérêt bien compris –, comme un obstacle à son expansion. Si toutes les professions (juges, enseignants, policiers, infirmières, médecins, etc.) se convertissaient au règne de l’universalité marchande pour fonctionner essentiellement sur le modèle de l’intérêt bien compris, il serait aisé de conclure à l’impossibilité structurelle et anthropologique de toute société capitaliste. En d’autres termes, tant que cette tension entre deux logiques contraires subsiste, tant que les effets inévitablement destructeurs de l’économie de marché sont contenus par des valeurs qui transcendent l’intérêt bien compris et par des institutions qui canalisent le flux économique pour lui donner sens, le système est viable. Mais certains signes portent à croire que nous sommes parvenus au point de rupture. Que l’équilibre est rompu. Que la logique du marché unique, à l’instar des cellules cancérigènes dont elle s’inspire, a corrompu toute résistance et détruit finalement le corps même qui lui assurait son existence. Que la stupide croyance en un marché aux capacités autorégulatrices s’effondre. Que la crise actuelle, loin d’être une crise supplémentaire, signifie la fin de la tendance néo libérale dure aussi sûrement que la chute du mur de Berlin a signifié celle du communisme. Si tel est le cas, il ne nous restera plus, cette fois, dans un premier temps, que la seule logique de l’intérêt bien compris, c’est-à-dire celle du sauve-qui-peut généralisé dont les marchés boursiers, en bon baromètre, se font d’ailleurs l’écho. Avant de reconstruire autrement. Peut-être. Puisse cette crise, pour le moins, – maigre consolation – mettre fin aux litanies libérales imbéciles dont on nous bassine depuis près de trente ans!

Je vous souhaite une bonne année…

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