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Ça nous séduit - Page 5

  • Pour Péguy

    Par Pierre Béguin

    Et quant à la péguy.jpgpoésie, j’ai trois sensibilités particulières qui l’emportent en fin de compte sur toutes les autres: Aragon, Reverdy et Péguy. Les deux premières sont avouables, la troisième plus difficilement. Nul écrivain ne traîne le poids des clichés davantage que Péguy, victime des étiquettes nationaliste et catholique conservateur que lui a confectionnées à titre posthume le régime de Vichy. Peu lu mais beaucoup critiqué par ceux-là même qui ne l’ont pas lu, il est peut-être le poète le plus défiguré par les a priori.

    Rien d’incompatible au fond entre catholicisme et socialisme. Emile Verhaeren était de cette veine. Charles Péguy aussi. Tout d’abord socialiste humaniste, c’est-à-dire pacifiste et internationaliste, dreyfusard, disciple de Jaurès et plutôt anticlérical, il évolue vers le nationalisme sous le double effet d’un caractère entier et de la menace allemande: «Une capitulation – affirme-t-il – est essentiellement une opération par laquelle on se met à expliquer au lieu d’agir». Plutôt la mort que la soumission. De fait, la première guerre mondiale sitôt commencée, Péguy, toujours pratiquement inconnu, arrive à peine sur le front qu’une balle lui transperce le sien. Un signe qui ne trompe pas. Péguy est l’exacte image de son style: loin des modes et des compromissions, il appartient aux tempéraments qui vont au bout de leur engagement, sans tricherie, sans concession, avec la détermination, le courage, la candeur, l’obsédant ressassement, l’infatigable rumination de ceux qui s’exposent et ne calculent jamais. Un approfondissement intérieur le ramène à la foi. Le voilà, sans contradiction, socialiste chrétien et nationaliste pacifiste. Le très beau Mystère de la charité Jeanne d’Arc unit les deux inspirations. Foi, espérance, charité sont au cœur de son œuvre comme de son christianisme qui prend sa source dans le mystère de l’Incarnation et qui préfère aux spéculations sur la transcendance l’enracinement dans le charnel, à l’arrogance de l’intellect l’humilité du spirituel. Que n’a-t-on pas dit sur son style! Répétitions, piétinements, lourdeurs, litanies perpétuelles qui tournent en rond et tracent leur sillon comme un paysan laborieux accroché à sa terre. Je dirais plutôt comme l’incessant flux et reflux des vagues sur le sable dont le souffle, imitant l’idée fixe et l’obstination, finit par dégager des vertus fascinantes. Laissez-vous seulement emporter par cette houle obsédante, par le bercement enchanteur de ces vagues, par le charme insidieux et hypnotique de leur mouvement, et vous verrez bientôt surgir de cette lourdeur, de cette pesanteur, par un miracle aussi sublime qu’inattendu, une puissance pleine de grâce: la beauté de l’écume et la légèreté des gouttelettes qui dansent entre ciel et terre. C’est le miracle du style de Péguy. Et peut-être aussi celui de la foi dont ce style, précisément, cherche à en suggérer le souffle silencieux. Reverdy, lui, suggère parfois le mystère divin dans les blancs du poème nés des décalages typographiques – dans les deux cas, nous sommes aux antipodes des affirmations de foi triomphante d’un Claudel qui me laissent insensible.

    Souvent, je lis ou relis quelques vers de Péguy. Je l’ai toujours convoqué dans les circonstances religieuses importantes qui ont marqué mon existence, de l’enterrement de mon fils aux baptêmes de mes filles. Du Mystère des saints Innocents au Porche du mystère de la deuxième vertu, ses vers ont résonné dans le temple. Et à chaque fois, spontanément, sitôt la fin du sermon, presque toute l’assemblée, sous le charme et l’émotion, est venue me demander qui était l’auteur de si beaux poèmes. Ceux qui connaissaient Péguy de réputation sans jamais l’avoir lu, à l’annonce de son nom, ont semblé exprimer une manière de grimace, à l’image de leur déception. Tant pis pour eux! Moi, loin des clichés et des a priori – que mes proches s’en souviennent! – à mon enterrement, je veux du Péguy!

  • Saga Le Corbusier

    Par Tomoto

     

     

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    En 2006, Echenoz nous donnait un étonnant livre intitulé Ravel. Avec une écriture un peu maniérée, élégante, épurée, l’auteur mettait en scène un compositeur dont la petite taille, les complets, les pyjamas et les eaux de toilette le fascinaient. J’avais trouvé très beau ce petit livre tout en me demandant à quel genre il appartenait. Echenoz avait retenu quelques éléments de la bio de Ravel et il en faisait un objet littéraire singulier.
    Le livre de Nicolas Verdan qui vient de sortir chez Campiche m’y fait penser. Cette fois, c’est un architecte qui fascine l’auteur: Charles-Edouard Jeanneret, dit Le Corbusier. On le voit entrer dans la mer dont on retirera son corps sans vie et, dans une adresse que je trouve réussie, le narrateur parle à l’oreille du célèbre artiste, évoquant les heures significatives de son existence: voyages aux Indes, en Algérie, aux États-Unis, au Liban, au Brésil, pays où il allait mettre en oeuvre ses projets.
    “Taillant votre crayon, vous cherchez le bon angle... Vous mesurez, vous calculez, vous trépignez d’impatience, les lunettes embuées par la sueur du front”. On voit les premières automobiles dans les rues d’Athènes. Puis on voit les officiers nazis dans les rues de Paris. Verdan nous montre alors un Corbu stratège mû par une seule considération, celle de son intérêt bien compris, un as de la combinazione libéré des préjugés et de la morale boutiquière, qui traverse les années noires avec habileté, n'oubliant jamais l’objectif à atteindre mais ne voulant pas voir ce qui se passe à Drancy en mars 1943, sachant se rapprocher des “résistants” au moment opportun.
    Nicolas Verdan nous montre surtout un créateur habité par son “démon”, allant chercher auprès des négresses, des danseuses et des putains cette inspiration dont il aura besoin pour concevoir et réaliser ses projets les plus audacieux. En effet, le descendant des Cathares dévore la vie avec une énergie et une sensualité qui laissent songeur. Ce sont alors parmi les plus belles pages du livre: odeurs de citron, de iode et d’anis. L’origan, la tomate et le poivron. Le chant des cigales. Le poisson grillé que le lecteur de Don Quichotte et de Zarathoustra partage avec les amis du Cap-Martin.
    Dans son “Ravel”, Echenoz nous présentait, avec une maîtrise incroyable et dans une langue inimitable, un papillon qu’on voudrait fixer dans une boîte. Il esquissait le profil d’un génie insaisissable. Verdan nous fait plutôt entrer dans un nid de flammes, dans un bouillonnant chaudron de rêves, de fantasmes, de pulsions, de désirs et d’ambitions qui justifient, à mon avis, ce titre magnifique: Saga Le Corbusier.


    Nicolas Verdan: Saga Le Corbusier, Edition Campiche, 2009

  • Du côté de chez Voltaire

    Par Pierre Béguin

    Entre autres caractévoltaire2[1].jpgristiques étonnantes, les rives du lac Léman sont un haut lieu historique des rapports tendus entre le pouvoir politique et les écrivains. Quelques dizaines d’années et quelques dizaines de kilomètres séparent le patriarche de Ferney de la matriarche de Coppet. Tous deux exilés, tous deux frénétiquement actifs, tous deux diablement efficaces, tous deux «aubergistes de l’Europe», Voltaire et Germaine de Staël ont fait trembler le pouvoir parisien du bout de leur plume, narguant par les mots l’Ancien régime et l’Empire. Voltaire trouve un renouveau de vie, une seconde jeunesse, dans sa joie à combattre, avec une incroyable fureur ce qu’il nomme l’infâme – la superstition et le fanatisme. Bien sûr, le vieux patriarche n’a rien du redresseur de torts, l’impératif moral reste chez lui secondaire. Son engagement est en réalité toujours dirigé contre l’adversaire obsédant sur lequel il multiplie les coups. En ce sens, il choisit soigneusement ses combats. Que ce soit, par exemple, dans l’affaire Calas ou celle du chevalier de la Barre, il saisit l’occasion où la cause de la justice se conjugue étroitement avec sa haine de l’Eglise. Il n’en reste pas moins que la capitale du monde intellectuel devait pour un temps coïncider avec la région où vivait l’être le plus prompt à réagir et le plus habile dans l’escrime du langage. Quant à Mme de Staël, qui polarisait à Coppet les espoirs déçus des royalistes et des républicains, son activisme fit dire à Napoléon: «Sa demeure à Coppet était devenue un véritable arsenal contre moi; on venait s’y faire armer chevalier.» Tous les Genevois devraient faire le pèlerinage dans ses deux châteaux dont l’intérêt est aussi immense que fut leur rayonnement vers la fin du 18e et le début du 19e siècle.

    En 1994, durant les nombreuses célébrations du tricentenaire de la naissance de Voltaire, je m’étais rendu à Ferney pour visiter le château, ignorant alors qu’appartenant à des privés, il n’était pas ouvert au public en dehors des quelques visites prévues spécialement pour la circonstance. J’insistai, espérant un passe-droit. Je me souvenais qu’à la fin des années 70, alors jeune étudiant, je passais des fins de semaine chez une petite amie grenobloise dont les parents possédaient, au Pont de Claix, la maison de Stendhal. J’y retrouvai, pareilles à leur description par le romancier, l’allée d’arbres (Ah! l’épisode de la gifle!) et, surtout, la fameuse bibliothèque annotée de la main du maître. J’éprouvai alors une jubilation un peu infantile à évoluer dans un décor connu des amateurs de littérature et dont je pouvais nourrir la légitime impression qu’il m’était strictement réservé. J’aurais voulu ressentir la même sensation chez Voltaire. Rien n’y fit. Les portes restèrent aussi closes qu’elles le furent, des années plus tard, à Milly, chez Lamartine, dont le descendant, vieux garçon original, considérant mes filles, l’une dans une poussette, l’autre debout dans un équilibre précaire, craignit qu’elles ne perturbassent l’ordre séculaire de la célèbre demeure. Je dus me contenter, dans une dépendance, de goûter le vin du domaine, par ailleurs assez insignifiant.

    Le château de Voltaire, racheté par la ville de Ferney, est maintenant un musée ouvert au public. Il était temps! Un des grands mérites de cette visite, c’est de nous montrer un autre Voltaire. Non pas cette nature susceptible et vulnérable, à l’amour propre toujours en éveil, qui confie sa renommée à des genres littéraires périmés (il croyait porter le genre épique et la tragédie à leur perfection), et qui gaspille une bonne partie de son énergie et de son génie à d’éphémères triomphes sur d’infimes adversaires ayant osé attenter à sa réputation de grand poète ou à la splendeur de son auguste personne. Non. Nous voyons davantage de Voltaire ce qui fait finalement sa grandeur au-delà d’une gloire littéraire peut-être trop facilement accordée: ce qu’il a accompli avec ou sans sa plume «à d’autres fins que le pur plaisir de la lecture» disait Paul Valéry. Et puis, avouons-le franchement, la visite fut épicée par les propos du guide, excellent au demeurant mais si pénétré de l’esprit de Voltaire envers Genève qu’il ne pouvait s’empêcher de mêler aux commentaires historiques ses propres opinions sur «les voisins protestants» du vieux patriarche, voire de s’incarner dans les rancœurs que le philosophe nourrissait à l’encontre d’une ville qu’il jugeait, dans une lettre à d’Alembert, peuplée de «prédicants sociniens». Une manière de rappeler que le problème ne date pas d’aujourd’hui et que les Genevois n’ont pas le monopole des stupides humeurs atrabilaires transfrontalières, même si notre guide, en la circonstance, bénéficiait d'une syntaxe et d’un lexique autrement plus élaborés que les éructations udécéistes.

    Au retour du printemps, faites le détour par Ferney, non sans avoir préalablement, si ce n’est déjà fait, visité «l’endroit de la terre qui ressemble le plus à l’Eden», selon les termes dont Voltaire désignait sa résidence des Délices… avant ses démêlés avec Genève.

     

  • Barbey d'Aurevilly ou l'impossible connaissance du réel

    Par Pierre Béguin

     

    Mes filles commencent à percevoir, dans le jardin, les mêmes réalités que moi. Elles grandissent. L’année dernière encore, je me plaisais à imaginer tout ce que j’y percevais et dont elles n’avaient pas même conscience. Surtout, cette perception très fragmentaire de la réalité me renvoyait à la mienne: je m’amusais à imaginer tout ce que moi, à leur image et à peine un échelon au-dessus d’elles, je ne voyais pas dans ce jardin pourtant si familier, mais que je n’eusse certainement pas reconnu si ma perception eût pu être plus complète. Dans tout ce que mes sens n’appréhendent pas, dans «le peuple de l’herbe», dans l’infiniment petit, dans les possibles forces occultes qui échappent à ma raison. Nous barbey3[1].jpgsommes tous «des aveugles qui s’ignorent» persuadés pourtant de l’acuité de leur vision. 

    Cette dichotomie irréductible – le désir (ou la nécessité) de construire une image cohérente et compréhensible du réel et l’impossibilité d’une telle entreprise – fonde l’univers des six nouvelles qui composent Les Diaboliques (1874) de Jules Barbey d’Aurevilly. D’où le recours à l’imagination pour combler les interstices d’une connaissance forcément fragmentaire ou parcellaire du monde. En ce sens, les nouvelles sont construites comme des énigmes:  la symbolique des personnages, dont l’apparence insaisissable derrière le masque ou les silences fait à tel point douter de leur réalité intérieure qu’elle semble n’ouvrir que sur le vide, le rien, l’abîme, exprime l’opacité du réel, la conscience de son impossible perception (sinon fragmentaire) et, finalement, l’aveu d’ignorance – ou d’impuissance – du narrateur. Faute de comprendre et d’expliquer les événements qu’il vit ou qu’il observe, il substitue à sa logique défaillante la puissance de son imagination en établissant, loin de toute justification rationnelle, des liens entre des éléments ou des signes en apparence disparates. Ainsi en est-il, par exemple dans Les dessous de cartes d’une partie de whist, du rapprochement entre le flacon, la toux et le diamant, duquel le narrateur déduit le lent empoisonnement d’Herminie et la relation diabolique entre sa mère et Karkoël, rapprochement qui se transforme en une certitude absolue que rien, pourtant, ne vient confirmer. Mais l’originalité de Barbey d’Aurevilly est d’avoir construit, à partir de cette vision du réel, une conception esthétique du récit. Le jeu de cartes (la partie de whist) fonctionne comme une métaphore du texte: de même que l’intérêt du jeu de whist réside dans l’ignorance des dessous de cartes, de même celui du récit réside dans son non-dit, ses zones d’ombre, ses hypothèses ou ses déductions. Ce qui doit être imaginé vaut mieux que ce qui est effectivement raconté: «A moitié montré, il (ce récit) fait plus d’impression que si l’on avait retourné toutes les cartes et qu’on eût vu tout ce qu’il y avait dans le jeu». Tout comme les silences font l’expression de la musique, ces nouvelles s’organisent davantage autour de leurs «silences» – leurs non-dits – que de leurs «accords». Des silences qui renvoient aussi aux relations troubles unissant le narrateur et son auditoire, métaphore du couple écrivain lecteur. Les nouvelles mettent en scène un jeu entre un lecteur entretenu dans l’espérance d’une histoire extraordinaire et un récit qui se dérobe à ces espérances par des retards, des silences, des digressions qui génèrent des frustrations et des tensions. En ce sens, le titre Les Diaboliques souligne, davantage que les personnages eux-mêmes, la nature de la relation narrateur lecteur, et surtout la stratégie perverse des narrateurs successifs qui, à chaque nouvelle, affirment leur pouvoir, convoquent leur public pour mieux le tenir dans l’évidence de leur dépendance, l’attirent par la promesse non tenue de l’extraordinaire, jouissent de l’attente et de la demande du public en manipulant son désir. Et l’auditoire (le lecteur) se trouve pris au piège de sa fascination (répulsion) pour le monstrueux, ce qui l’oblige à se demander ce qu’il voulait trouver dans une histoire (ou derrière un titre) qui se présente comme un fruit défendu... auquel il ne goûtera jamais."- Hypocrite lecteur - mon semblable, - mon frère!" disait Baudelaire, un des maîtres de Barbey.

     

     

  • M comme Maudit

     

    Par Pierre Béguin

     

    Tout le monde sait que l’appellation «poètes maudits» vient de la brève étude de Paul Verlaine publiée en 1884. On sait moins en revanche que cette étude regroupe cinq poètes classés dans un ordre apparemment alphabétique: Tristan Corbière, Stéphane Mallarmé, Arthur Rimbaud, Marceline Desbordes-Valmore et Philippe Auguste Villiers de l’Isle-Adam. Le plus maudit de tous est aussi – et il y a là une certaine logique – le moins connu, hors sa Bretagne natale du moins. Tristan Corbière, fils tardif d’Edouard Corbière célèbre comme écrivain, journaliste, publiciste et homme d’affaire, ne vit pas seulement sa brève existence dans l’ombre et l’indifférence de son père, il accumule les revers du sort dès sa naissance: santé pour le moins fragile, probable surdité et laideur repoussante. Il est vrai qu’à cette époque tout spécialement, les poètes avaient l’art de cultiver leur malédiction. Mais il en est un plus maudit encore que Tristan Corbière. D’abord parce qu’il n’a même pas eu l’ultime chance de figurer dans l’étude de Verlaine, ce qui aurait pu le sortir de l’oubli comme ce fmoreau_OK[1].jpgut le cas pour Rimbaud. Ensuite, parce que, durant les 28 misérables années de son existence, il connut tous les déboires, toutes les humiliations, toutes les détresses. Les hommes qui se croient forts lui ont jeté toutes les pierres (incapable, instable, illuminé, dévoyé, paresseux), les critiques (à part peut-être Sainte-Beuve) les regards de commisération les plus amers, les plus injustes, les plus partiaux. Hégésippe Moreau est né en 1810, pauvre et presque sans nom. On le retrouve plus tard inscrit à la mairie du Xe arrondissement parisien sous le nom de Pierre-Jacques Roulliot (Hégésippe est un pseudonyme pris à vingt ans, Moreau – avec un M comme Maudit – le nom du «mari de sa mère»). Probablement ne fut-il pas reconnu par son père qui mourut en 1814. Sa mère, pauvre domestique, le suivit 9 ans plus tard, laissant Hégésippe orphelin à 13 ans. Il est envoyé au petit séminaire de Meaux: «Je grandis, captif, parmi ces écoliers / Noirs frelons que Montrouge essaime par milliers… / Je suais à trainer les plis du noir manteau / Le camail me brûlait comme un san-benito; /Regrettant mon enfance et ma libre misère…». Comme tous les poètes maudits, Hégésippe Moreau sait particulièrement bien cultiver la malédiction. Car les sourires du destin ne lui manquèrent pas, à commencer par ceux de Mme Favier qui lui paya le séminaire et lui ouvrit grand son cœur et sa maison pendant les vacances, puis ceux de Louise Lebeau, jeune fille charmante tout droit sortie d’une chanson de Brassens  et dont le cœur tendre ne battit que pour lui jusqu’à sa mort: «Mon cœur, ivre à seize ans de volupté céleste / S’emplit d’un chaste amour dont le parfum lui reste / J’ai rêvé le bonheur, mais le rêve fut court». Très court. Auprès de son arbre, il aurait pu vivre heureux. Grisé par sa toute petite gloire naissante – Charles X et Lafayette s’intéressent même à lui – comme tant d’autres, et pour son malheur, il croit Paris seule à la mesure de son talent. Grisé encore par la révolution de 1830 et les vers de Béranger, Hégésippe, fou de jeunesse ardente, d’idéaux, de poésie, chante la liberté, le peuple. Mais le pain et le travail manquent. Commence alors la bohème noire, la misère cruelle et la santé qui décline. Il sent pour la première fois le dégoût de la vie et de soi-même, ses poésies deviennent brutales, haineuses, il rêve de suicide et connaît l’hôpital. Epuisé par les veilles et la famine, il quitte Paris pour Provins et crée Diogène, une revue littéraire de 16 pages dont la parution irrégulière connut pourtant un succès inattendu. C’est l’ultime chance de Moreau qu’il va gâcher, comme il se doit, avec art et talent. Il se venge de la suspicion gouvernementale entourant sa revue, raille procureur et magistrats, maire et adjoints et chante les journées révolutionnaires de 1832: «Je veux des ennemis que je puisse, en chemin / Ecarter d’un soufflet sans me salir la main, / Venez gens de pouvoir, dans son nouveau refuge / Relancer et traquer l’insolent qui vous juge, / Comme un épouvantail, dressez-vous devant moi! / Je suis plus fort que vous, c’est pour vous qu’est l’effroi…» Au neuvième numéro, Moreau, vaincu, épuisé, rebuté de chacun, abandonne. Il retourne à Paris, seul, chassé de partout, incompris, humilié, traînant de bouge en bouge, dormant «à la Grande-Ourse» et mangeant à la table du hasard, pleurant ses souffrances et appelant de ses vœux une mort qui ne daignera lui répondre que 5 ans plus tard…

    Si Verlaine et tous les autres ont oublié Hégésippe Moreau, Georges Brassens, lui, ne s’y est pas trompé. Il mit en musique un de ses poèmes Sur la mort d’une cousine de sept ans. Mais, ultime malédiction, il n’interpréta ni n’enregistra cette chanson qui resta donc inconnue (elle fut, je crois, enregistrée par Les Compagnons de la chanson). J’ai cherché sur internet Le Myosotis, son recueil de poèmes au titre révélateur, évidemment introuvable en librairie et en bibliothèque. Deux exemplaires d’occasion étaient encore disponibles (édition de 1870 avec préface de Sainte-Beuve). J’en ai commandé un que je vais partiellement photocopier. Dans le langage des fleurs, le myosotis est surnommé «Ne m’oubliez pas», un sens populaire sur lequel Georges Brassens – encore lui – avait joué dans sa chanson très controversée Les deux Oncles (la seule chanson de son répertoire que certains de ses admirateurs, et même de ses amis proches, comme Pierre Louki par exemple, détestaient ouvertement): «Quand vous rencontrerez mes deux oncles, là-bas,/ Offrez-leur de ma part ces «Ne m’oubliez pas»,/ Ces deux myosotis fleuris dans mon jardin;/ Un p’tit forget me not pour mon oncle Martin,/ Un p’tit vergiss mein nicht pour mon oncle Gaston,/ Pauvre ami des Tommi’s, pauvre ami des Teutons…» Il aurait certes mieux valu cueillir Le Myosotis d’Hégésippe du vivant de son auteur. Puisque ce ne fut pas le cas, puisque, malgré l’injonction du myosotis, Hégésippe fut oublié, modestement j’offre à mon tour à notre poète maudit ce petit «ne m’oubliez pas» que tous les autres, Verlaine en tête, lui ont a refusé. Et cette année scolaire, en prime, quelques dizaines de potaches du Collège Calvin étudieront des poèmes de Moreau. Comme dit Alain Souchon, c’est déjà ça

     

  • Contre la méthode

    Par Pierre Béguin

     

    feyerabend[1].jpgLa science est avant tout humaniste. Aucun prétendu argument ne m’énerve davantage que celui qui balaie toute contestation par ce stupide revers de formule: «C’est prouvé scientifiquement!» Pour paraître sérieux, tout doit devenir scientifique dans notre vie: sciences politiques, sciences économiques, sciences de l’éducation… Même la médecine, qui se glorifiait d’être un art, s’enorgueillit maintenant d’être une science. Quand donc comprendrons-nous que la science n’est jamais aussi scientifique qu’elle le prétend? Alors oui, pour parodier Sartre, je dirai que la Science est un humaniste… qui veut s’ignorer.

    Voilà pourquoi j’ai pris un réel plaisir – peut-être un peu revanchard – à la lecture du plaidoyer provoquant de Paul Feyerabend – l’un des principaux philosophes de la science contemporaine – pour un savoir libertaire contre tout carcan méthodologique. Dans ce livre intitulé Contre la méthode, esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance (Ed. Points, Sciences), le philosophe s’en prend au dogmatisme caché des épistémologues, renvoyant dos à dos partisans de l’inductivisme et du falsificationnisme, prônant l’adoption d’une méthodologie pluraliste. Rappelons tout d’abord que, depuis Aristote, la conception traditionnelle et empiriste de la science privilégie la connaissance par induction: elle forge ses théories à partir des faits observés et des données de l’expérience, lesquels doivent corroborer ces théories. Pour plus de sécurité, elle exige comme caractéristique spécifique la double assurance de compatibilité: la compatibilité entre ses hypothèses théoriques («condition de compatibilité») et la compatibilité de ces dernières avec les faits et les données expérimentales (accord avec les faits). A l’inverse, le falsificationnisme soutient qu’on peut seulement réfuter une théorie par des contre-exemples, mais jamais la vérifier ou la corroborer. Pour Feyerabend, ces deux méthodologies reposent sur une vision simpliste tant des «faits» et des «données» de l’expérience, que de la rationalité et de la logique prévalant en science. Le soleil se serait-il levé des milliards de fois, qui nous prouve qu’il se lèvera encore demain? (le poète, au contraire, admet l’hypothèse: Si le soleil ne revenait pas.) Et si nous avions toujours agi selon les principes du falsificationnisme, nous aurions dit adieu à beaucoup de théories actuellement utilisées. En réalité – et Feyerabend prend un malin plaisir à nous l’exposer –, l’histoire de la science montre que ces méthodologies sont impraticables, que le progrès a été possible parce que les scientifiques en ont toujours violé les principes, que les grandes révolutions de la science se sont réalisées au prix d’une infraction à la condition de compatibilité des éléments théoriques, et que la compatibilité avec les faits n’est obtenue qu’à force d’ajustements et d’approximations ad hoc. La science avancera plus sûrement par une méthodologie pluraliste, en confrontant les théories, en acceptant les contre-exemples, même les plus absurdes: «On trouve quelques-unes des plus importantes propriétés par contraste, et non par analyse» (p. 27). La médecine en est peut-être l’exemple le plus évident. Condamnée par les colonisateurs occidentaux parce que non explicable scientifiquement, la médecine traditionnelle chinoise fut longtemps reléguée au rang du folklore local. A l’inverse, la médecine occidentale fut exclue de Chine parce qu’identifiée à une science bourgeoise. On commence seulement à admettre que la confrontation des deux médecines pourrait aboutir à des découvertes intéressantes.

    Le livre de Feyerabend a ceci de revigorant, de nécessaire, qu’il lutte pour le pluralisme d’opinions, contre le chauvinisme scientifique, c’est-à-dire contre cette tendance bourgeoise, façon Homais, à penser que «ce qui est compatible avec la science doit vivre, ce qui n’est pas compatible avec la science doit mourir» (p. 51).  Une citation qui n’est pas sans nous rappeler cette fameuse réplique de M. Bahis dans L’Amour médecin: «Mieux vaut mourir dans les règles que de réchapper contre les règles» (Acte II, sc.6). Trois siècles et demi plus tôt, comme Feyerabend mais à sa manière, Molière polémiquait déjà contre l’étroitesse des dogmes. Comme dans l’Avertissement des Fâcheux où il refuse d’examiner, à propos de la comédie, «si tous ceux qui s’y sont divertis ont ri selon les règles». Ou dans La critique de l’Ecole des femmes où Uranie s’exclame: «Quand je vois une comédie, et que je m’y suis bien divertie, je ne vais point demander si j’ai eu tort, et si les règles d’Aristote me défendaient de rire.» Les dogmatismes de tout crin ont toujours eu la vie dure, et spécialement ceux qui concernent la science depuis que cette dernière, à partir du XIXe siècle, a définitivement admis l’économie comme sa maquerelle. Mais ça, Feyerabend ne le dit pas.

     

  • Une Bovary américaine





    Par ANTONIN MOERI





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    Dans une nouvelle de John Cheever (1912-1982), celle qui raconte l’histoire doit être une vague connaissance de la protagoniste. Pourtant, elle connaît une foule de détails concernant la mère, l’enfance et la vie de Jill Madison. Elle n’intervient pas dans le récit, sinon à la toute fin quand elle écrit: “La dernière fois que j’eus de ses nouvelles, ce fut par l’intermédiaire de Georgie qui me téléphona un soir...”
    Après avoir étudié la littérature française à l’université de Columbia, Jill dirige une agence de voyage, fait de la politique, écrit un essai sur Flaubert. Elle épouse Georgie Madison, petit cadre dans un chantier naval. Elle organise un voyage de groupe en Europe. À Venise, où son mari viendra la retrouver, elle arpentera les rues de façon éreintante, traînant son Georgie d’un monument l’autre, d’un musée l’autre.
    Georgie nous est présenté comme un homme qui voue un amour passionné pour leur fils Bibber, qui pense que Thackeray est le nom d’une pâtisserie, qui prépare les cocktails, découpe le rôti, verse le vin, polit les meubles, astique les cuivres, les chenets et les fourchettes. Activités qui instillent le doute dans l’esprit de Jill: “Est-ce réellement un homme?” Doute qu’elle surmonte aussitôt en imaginant “le marin velu et ivre qui l’aurait obligée à frotter le sol à quatre pattes” et qu’elle aurait pu ou dû épouser. Avant d’accepter les caresses de son gentil mari, elle lui déclame en français un passage de Madame Bovary. Elle veut lui prouver qu’une femme intelligente peut aussi être séduisante (le mari va se coucher au salon et trouvera bientôt une autre femme à la sortie d’un magasin pour satisfaire ses pulsions).
    Après la mort de Bibber, Georgie demande le divorce. Jill trouve du travail chez un éditeur de manuels scolaires. La narratrice nous apprend que Georgie ne s’est pas remarié, qu’il devait être soûl au moment du téléphone et qu’il voulait absolument déjeuner avec elle. Elle écrit tous les numéros de téléphone de Georgie sur un bout de papier qu’elle jettera aussitôt à la corbeille. Dans cette nouvelle, Jill n’est pas une simple rêveuse. C’est une femme entreprenante, énergique et talentueuse. Elle semble pourtant avoir un défaut: elle refuse de prendre en compte le réel (les nombreux soldats avec lesquels sa mère a couché, la femme de médecin avec laquelle couche son gentil mari). Défaut qu’elle partage avec Madame Bovary.
    Cet hommage à Flaubert est un bijou. Courez l’acheter (2 euros)!

     



    John Cheever: “Une Américaine instruite”, Folio


  • Passion triste ou joyeuse?






    Par ANTONIN MOERI

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    Au cours d’un dîner entre écrivains, l’un d’eux affirma qu’à l’époque, il y avait des acteurs comme François Simon qui avaient une aura dont seraient dépourvus ceux d’aujourd’hui. Faux! rétorqua un autre, il y a aujourd’hui des acteurs dont la personnalité est fascinante. La tendance à idéaliser le passé me fit songer à Guy Debord. Selon Frédéric Schiffter, c’est par détestation de soi-même que ce dernier intenta un procès à la société. “Il ne voit autour de lui que mensonge, imposture, usurpation, machination”. Les forces de la marchandise auraient contaminé les arts, la politique, l’architecture, le langage. La mort de l’essence aurait tué le sens.
    Il m’arrive de succomber à cette détestation du monde actuel, de nourrir la nostalgie d’un autre temps (l’Âge d’or des choses en soi) mais, dans le même temps, cette nostalgie me semble parfaitement ridicule. “L’homme sauvage, à l’âme transparente, nativement bon” de Jean-Jacques me fait hurler de rire. Au cours du dîner, un troisième écrivain me fit remarquer que j’évoquais souvent la personnalité de Roger Blin, acteur bègue dans la vie qui m’a sidéré dans le rôle de Hamm (Fin de partie de Beckett). “En cela, tu rejoins notre ami qui aime se rappeler les soirées dans les bistrots où, enfant, il voyait François Simon faire son numéro”.
    Si nous avons évoqué ces deux acteurs, c’est sans doute parce qu’ils avaient placé leur vie “sous le signe de la nuit, moment propice à tous les truquages, les pastiches et les postiches, les parades et les parodies”. Ce n’est pas une passion triste qui me fit évoquer Fin de partie, ce n’est pas un souci d’authenticité qui me fit évoquer le fauteuil en cuir sur lequel monologuait un Roi Lear de pacotille. J’ai une très mauvaise mémoire, très peu de souvenirs. Ceux que je conserve sont liés à un éblouissement. Cette pantomime du néant a marqué l’adolescent de quinze que j’étais alors. C’est peut-être parce que les cinq hommes réunis ce soir-là écrivent des livres qu’ils se permettent de remonter le cours des choses. Cinq individus qui ont pourtant consenti à “vivre dans la démocratie des apparences”. Je dois aussitôt l’avouer: à aucun moment je n’eus l’impression que nous étions là pour expectorer notre ressentiment à l’égard de la vie, à aucun moment je n’eus l’impression que les passions tristes avaient triomphé.


    Frédéric Schiffter: Guy Debord l’Atrabilaire    Distance, 1997

  • Scènes de la vie de bohème

    Par Pierre Béguin

     

    murger[1].jpgLe roman d’Henry Murger (1851) – qui n’est pas un roman, précise l’auteur, mais de petites histoires, des scènes – malgré le succès qu’il connut à sa parution, dans les journaux d’abord, puis en recueil, est largement oublié de nos jours, éclipsé dès la fin du 19e siècle par l’opéra de Puccini, La Bohème (1896), qui s’est alors approprié à lui seul ce répertoire emblématique du romantisme. Oubli regrettable à plus d’un titre. Non seulement parce que l’opéra en est l’adaptation – ou plutôt l’adaptation de l’adaptation, puisque le livret s’inspire non du texte original de Murger mais de la pièce, La Vie de bohème, que ce dernier en a tirée en collaboration avec Théodore Barrière. Non seulement parce que sa préface, prolégomènes semés de noms célèbres, des ménestrels en passant par Villon, Marot, Rabelais, Shakespeare et Molière, tous illustres bohémiens, nous fait mieux comprendre la genèse de la bohème et son importance historique et artistique. Mais surtout parce que, même à notre époque où la bohème délaisse la mansarde pour le squat, le charme de ces petites scènes opère toujours avec cette magie qui leur avait valu l’admiration de tous les écrivains contemporains, et la reconnaissance de Victor Hugo. Si les quatre personnages principaux, sortes de mousquetaires des arts, Rodolphe le poète, Schaunard le musicien, Marcel le peintre et Gustave Colline le philosophe, ressemblent davantage à des caricatures qu’à des constructions psychologiques réalistes (ils pourraient être en ce sens les ancêtres des Pieds Nickelés ou de Bibi Fricotin), les véritables protagonistes sont surtout les instances sociales emblématiques de la vie de bohème à l’intérieur desquelles se meuvent les personnages: la mansarde, le café, l’atelier, la rue, l’hôpital… Et Murger, avec une lucidité clinique derrière le masque de l’humour et de la légèreté qui enrobe plaisamment le désespoir, montre superbement comment, d’une génération l’autre, la notion même de bohème a évolué entre 1830 et 1850. Si les Dumas, Nodier, Petrus Borel, Gautier, Nerval donnaient au romantisme un souffle nouveau dans l’atmosphère fervente de l’impasse du Doyenné (où habitaient Gautier et Nerval), un souffle qui trouvait dans la bataille d’Hernani son sens et sa légitimation, la génération suivante, celle décrite par Murger, s’est retrouvée aliénée par une morale publique qui a envoyé Baudelaire et Flaubert devant le tribunaux, livrée à elle-même, sans convictions ni croyances, sans autres horizons qu’un ciel désespérément vide au dessus d’une bohème menant inéluctablement en enfer pour peu que la Muse de l’artiste ne se pliât aux exigences du marché. Pas de liberté ni de bonheur dans cette bohème mais une errance subie qui n’offre d’autres issues pour sortir de la jeunesse que la mort prématurée ou l’embourgeoisement. Soit le destin de Jacques, le sculpteur, qui meurt avant trente ans, inconnu et solitaire, à l’hôpital, soit celui de Rodolphe qui se sauve de la bohème parce qu’il a compris, comme Rastignac, qu’il fallait impérativement, pour survivre, trahir sa jeunesse et perdre ses illusions. Bien plus que la chronique humoristique d’une époque, Henry Murger a écrit une profonde méditation sur la jeunesse et la fin de la jeunesse. Sur un mode mineur certes, Scènes de la vie de bohème rejoint les grands romans d’apprentissage du 19e siècle et vaut largement qu’on le lise. Et qu’on découvre – ou redécouvre – dans la foulée tous ceux qui, dans le siècle de la bourgeoisie, ont chanté la bohème avec Henry Murger, entre autres Charles Nodier (Histoire du roi de Bohème et de ses sept châteaux), Balzac (Un prince de la bohème), Rimbaud (Ma Bohème), Huysmans (A rebours). On comprendra mieux alors – ou l’on se rappellera – ce qu’est vraiment la bohème et pourquoi elle est étape essentielle de notre vie, comme l’a si bien chanté Charles Aznavour qui, dans sa fameuse et très belle chanson, en a repris tous les stéréotypes:

    La bohème, c’est la jeunesse, pas moins de vingt ans, pas plus de trente ans…

    La bohème, c’est la vie d’artiste…

    La bohème, c’est l’art comme religion et non comme moyen…

    La bohème, c’est vivre la nuit et manger à la table du hasard…

    La bohème, c’est la poésie, la peinture, la musique…

    La bohème, c’est la mansarde, l’atelier, le bistrot…

    La bohème, c’est l’amour, l’eau fraîche, la liberté…

    La bohème, c’est l’insouciance, l’imprévu, le bonheur…

    La bohème, c’est l’errance, la marginalité, le refus des règles…

    La bohème, c’est l’inconscience, l’illusion, l’opportunisme…

    La bohème, c’est l’aliénation, le vide, le désespoir…

    La bohème, c’est la misère, le froid, la famine…

    La bohème, c’est la contrainte, la prison, la mort…

    La bohème, c’est l’encanaillement avant l’embourgeoisement…

    La bohème, c’est refuser d’être notaire toute sa vie pour mieux supporter l’idée d’être notaire toute sa vie…

    La bohème, c’est avoir la nostalgie de la bohème…

    La bohème, c’est raconter à ses enfants, le soir, au coin d’un feu, après un bon repas, sa vie d’artiste miséreux ou de jeune marginal qui a fini par comprendre les nécessités de l’existence…

    La bohème, c’est l’essence même du romantisme, le romantisme l’essence même de la jeunesse, la jeunesse l’essence même de la vie…

    La bohème, c’est donc la vie… La vie de bohème

  • J'ai tellement envie...








    Par Antonin MOERI



    antonio_lobo_antunes[1].jpg



    Je rencontre un problème avec les livres de Lobo Antunes. Ceux-ci m’ennuient et, à la fois, me fascinent. Il y a quelques années, j’ai décidé de lire plusieurs fois un de ses premiers romans. J’ai alors découvert un système extraordinairement efficace, une horloge habilement agencée, une remarquable machine narrative, comme dit mon ami écrivain. L’autre jour (c’était une fin d’après-midi éprouvante, ma mère ne répondait plus au téléphone, le temps traînait, comme moi d’ailleurs, qui me traînais du lit aux waters, du canapé à la table de travail, les rayons d’un timide soleil caressant mes bras et mon front), je décidai de m’y remettre. Cette fois, il s’agissait de chroniques que l’auteur portugais envoyait à un périodique pour arrondir ses fins de mois.
    Imaginez une femme. Elle s’adresse virtuellement à son mari qui, au lieu de la regarder et de lui parler, lit le journal, roule des boulettes de pain, suit le match de foot à la télé, lui fait l’amour une fois par semaine, quand elle va s’endormir. Cette femme se demande pourquoi son banquier de mari a tellement changé, lui qui, onze ans plus tôt, s’approchait d’elle les doigts tremblants, remarquait ses boucles d’oreilles et sa nouvelle coiffure, courait avec elle au bord du fleuve, la comparait à une mouette, l’enlaçait si fort qu’elle ne pouvait presque plus respirer. Elle aimerait tellement retourner en sa compagnie au bord du fleuve, lui montrer son nouveau décolleté coquin et ses nouvelles chaussures. Elle voudrait qu’il abandonne son journal, ses stylos et ses boulettes de pain. Elle rêve d’entendre sa voix: ”J’ai tellement envie de t’embrasser”, car elle sait qu’elle sera heureuse le jour où il lui permettra de l’embrasser.
    Si elle est persuadée qu’ils seront heureux, l’homme pense: ”Chacun croit ce qu’il veut”. Le lecteur préfère connaître les perceptions et les sensations de la femme. Il préfère les brusques scintillements d’or, les folles bluettes que distille celle qui s’appelait Clara et que son mari appelle désormais Clarinha. La situation de la femme piégée excite davantage notre curiosité que celle du banquier. Adopter le point de vue d’une femme est un beau défi. C’est celui du romancier. Mon ami écrivain m’a parlé d’un roman où Lobo Autunes ne fait parler que des femmes: épouses, maîtresses ou veuves de fonctionnaires et autres responsables sous la dictature de Salazar. Il faudra que je demande à mon ami écrivain le titre de ce roman. À moins que vous, cher lecteur progress... euh pardon, blogressiste...


    Antonio Lobo Antunes: Livre de chroniques III, Coll.Points Seuil.

     

    J'informe mes lectrices et lecteurs que je serai au Salon du Livre de Genève (stand des éditions Bernard Campiche) le vendredi 24 avril, entre 18 et 19 heures. Je me réjouis de vous rencontrer.