Pour Péguy (17/01/2010)
Par Pierre Béguin
Et quant à la poésie, j’ai trois sensibilités particulières qui l’emportent en fin de compte sur toutes les autres: Aragon, Reverdy et Péguy. Les deux premières sont avouables, la troisième plus difficilement. Nul écrivain ne traîne le poids des clichés davantage que Péguy, victime des étiquettes nationaliste et catholique conservateur que lui a confectionnées à titre posthume le régime de Vichy. Peu lu mais beaucoup critiqué par ceux-là même qui ne l’ont pas lu, il est peut-être le poète le plus défiguré par les a priori.
Rien d’incompatible au fond entre catholicisme et socialisme. Emile Verhaeren était de cette veine. Charles Péguy aussi. Tout d’abord socialiste humaniste, c’est-à-dire pacifiste et internationaliste, dreyfusard, disciple de Jaurès et plutôt anticlérical, il évolue vers le nationalisme sous le double effet d’un caractère entier et de la menace allemande: «Une capitulation – affirme-t-il – est essentiellement une opération par laquelle on se met à expliquer au lieu d’agir». Plutôt la mort que la soumission. De fait, la première guerre mondiale sitôt commencée, Péguy, toujours pratiquement inconnu, arrive à peine sur le front qu’une balle lui transperce le sien. Un signe qui ne trompe pas. Péguy est l’exacte image de son style: loin des modes et des compromissions, il appartient aux tempéraments qui vont au bout de leur engagement, sans tricherie, sans concession, avec la détermination, le courage, la candeur, l’obsédant ressassement, l’infatigable rumination de ceux qui s’exposent et ne calculent jamais. Un approfondissement intérieur le ramène à la foi. Le voilà, sans contradiction, socialiste chrétien et nationaliste pacifiste. Le très beau Mystère de la charité Jeanne d’Arc unit les deux inspirations. Foi, espérance, charité sont au cœur de son œuvre comme de son christianisme qui prend sa source dans le mystère de l’Incarnation et qui préfère aux spéculations sur la transcendance l’enracinement dans le charnel, à l’arrogance de l’intellect l’humilité du spirituel. Que n’a-t-on pas dit sur son style! Répétitions, piétinements, lourdeurs, litanies perpétuelles qui tournent en rond et tracent leur sillon comme un paysan laborieux accroché à sa terre. Je dirais plutôt comme l’incessant flux et reflux des vagues sur le sable dont le souffle, imitant l’idée fixe et l’obstination, finit par dégager des vertus fascinantes. Laissez-vous seulement emporter par cette houle obsédante, par le bercement enchanteur de ces vagues, par le charme insidieux et hypnotique de leur mouvement, et vous verrez bientôt surgir de cette lourdeur, de cette pesanteur, par un miracle aussi sublime qu’inattendu, une puissance pleine de grâce: la beauté de l’écume et la légèreté des gouttelettes qui dansent entre ciel et terre. C’est le miracle du style de Péguy. Et peut-être aussi celui de la foi dont ce style, précisément, cherche à en suggérer le souffle silencieux. Reverdy, lui, suggère parfois le mystère divin dans les blancs du poème nés des décalages typographiques – dans les deux cas, nous sommes aux antipodes des affirmations de foi triomphante d’un Claudel qui me laissent insensible.
Souvent, je lis ou relis quelques vers de Péguy. Je l’ai toujours convoqué dans les circonstances religieuses importantes qui ont marqué mon existence, de l’enterrement de mon fils aux baptêmes de mes filles. Du Mystère des saints Innocents au Porche du mystère de la deuxième vertu, ses vers ont résonné dans le temple. Et à chaque fois, spontanément, sitôt la fin du sermon, presque toute l’assemblée, sous le charme et l’émotion, est venue me demander qui était l’auteur de si beaux poèmes. Ceux qui connaissaient Péguy de réputation sans jamais l’avoir lu, à l’annonce de son nom, ont semblé exprimer une manière de grimace, à l’image de leur déception. Tant pis pour eux! Moi, loin des clichés et des a priori – que mes proches s’en souviennent! – à mon enterrement, je veux du Péguy!
10:06 | Lien permanent | Commentaires (6)
Commentaires
Cher Monsieur,
C'est un très grand bonheur de lire votre texte.
Pascal Décaillet
Écrit par : Pascal Décaillet | 17/01/2010
Très beau billet, on le boit d'une traite, sans respirer !
Écrit par : djemâa | 17/01/2010
Très beau texte, Pierre !
Écrit par : Jean Romain | 17/01/2010
Adieu Meuse endormeuse et douce à mon enfance
Toi qui demeures aux prés où tu coules tout bas
Adieu Meuse ! j'ai déjà commencé ma partance
Vers des pays nouveaux où tu ne coules pas.
Ce sont là les vers que l'on me fit apprendre vers 12 ans...
Votre texte m'incite à aller lire plus avant Charles Péguy, dont je ne connaissais que quelques strophes.
Écrit par : Anne-Marie Brunner | 17/01/2010
Cher Pierre,
Comment as-tu fait pour mettre l'article sur BLOGRES?
Écrit par : tomoto | 17/01/2010
Oui, Péguy est un bien meilleur poète qu'on ne le dit en général. Très différent de Claudel, c'est sûr : plus imagé, je pense, mais aussi moins grandiose, plus léger. Péguy aime les images pieuses, saintes, ou liées à la terre natale, et Claudel navigue dans les sphères de l'inspiration sacrée, dans l'éther profond, et la Bible. Je pense que les "Cinq Grandes Odes" sont un texte assez grandiose, mais Claudel est moins sympathique et humain que Péguy.
Écrit par : RM | 18/01/2010