Barbey d'Aurevilly ou l'impossible connaissance du réel
Par Pierre Béguin
Mes filles commencent à percevoir, dans le jardin, les mêmes réalités que moi. Elles grandissent. L’année dernière encore, je me plaisais à imaginer tout ce que j’y percevais et dont elles n’avaient pas même conscience. Surtout, cette perception très fragmentaire de la réalité me renvoyait à la mienne: je m’amusais à imaginer tout ce que moi, à leur image et à peine un échelon au-dessus d’elles, je ne voyais pas dans ce jardin pourtant si familier, mais que je n’eusse certainement pas reconnu si ma perception eût pu être plus complète. Dans tout ce que mes sens n’appréhendent pas, dans «le peuple de l’herbe», dans l’infiniment petit, dans les possibles forces occultes qui échappent à ma raison. Nous sommes tous «des aveugles qui s’ignorent» persuadés pourtant de l’acuité de leur vision.
Cette dichotomie irréductible – le désir (ou la nécessité) de construire une image cohérente et compréhensible du réel et l’impossibilité d’une telle entreprise – fonde l’univers des six nouvelles qui composent Les Diaboliques (1874) de Jules Barbey d’Aurevilly. D’où le recours à l’imagination pour combler les interstices d’une connaissance forcément fragmentaire ou parcellaire du monde. En ce sens, les nouvelles sont construites comme des énigmes: la symbolique des personnages, dont l’apparence insaisissable derrière le masque ou les silences fait à tel point douter de leur réalité intérieure qu’elle semble n’ouvrir que sur le vide, le rien, l’abîme, exprime l’opacité du réel, la conscience de son impossible perception (sinon fragmentaire) et, finalement, l’aveu d’ignorance – ou d’impuissance – du narrateur. Faute de comprendre et d’expliquer les événements qu’il vit ou qu’il observe, il substitue à sa logique défaillante la puissance de son imagination en établissant, loin de toute justification rationnelle, des liens entre des éléments ou des signes en apparence disparates. Ainsi en est-il, par exemple dans Les dessous de cartes d’une partie de whist, du rapprochement entre le flacon, la toux et le diamant, duquel le narrateur déduit le lent empoisonnement d’Herminie et la relation diabolique entre sa mère et Karkoël, rapprochement qui se transforme en une certitude absolue que rien, pourtant, ne vient confirmer. Mais l’originalité de Barbey d’Aurevilly est d’avoir construit, à partir de cette vision du réel, une conception esthétique du récit. Le jeu de cartes (la partie de whist) fonctionne comme une métaphore du texte: de même que l’intérêt du jeu de whist réside dans l’ignorance des dessous de cartes, de même celui du récit réside dans son non-dit, ses zones d’ombre, ses hypothèses ou ses déductions. Ce qui doit être imaginé vaut mieux que ce qui est effectivement raconté: «A moitié montré, il (ce récit) fait plus d’impression que si l’on avait retourné toutes les cartes et qu’on eût vu tout ce qu’il y avait dans le jeu». Tout comme les silences font l’expression de la musique, ces nouvelles s’organisent davantage autour de leurs «silences» – leurs non-dits – que de leurs «accords». Des silences qui renvoient aussi aux relations troubles unissant le narrateur et son auditoire, métaphore du couple écrivain lecteur. Les nouvelles mettent en scène un jeu entre un lecteur entretenu dans l’espérance d’une histoire extraordinaire et un récit qui se dérobe à ces espérances par des retards, des silences, des digressions qui génèrent des frustrations et des tensions. En ce sens, le titre Les Diaboliques souligne, davantage que les personnages eux-mêmes, la nature de la relation narrateur lecteur, et surtout la stratégie perverse des narrateurs successifs qui, à chaque nouvelle, affirment leur pouvoir, convoquent leur public pour mieux le tenir dans l’évidence de leur dépendance, l’attirent par la promesse non tenue de l’extraordinaire, jouissent de l’attente et de la demande du public en manipulant son désir. Et l’auditoire (le lecteur) se trouve pris au piège de sa fascination (répulsion) pour le monstrueux, ce qui l’oblige à se demander ce qu’il voulait trouver dans une histoire (ou derrière un titre) qui se présente comme un fruit défendu... auquel il ne goûtera jamais."- Hypocrite lecteur - mon semblable, - mon frère!" disait Baudelaire, un des maîtres de Barbey.
Commentaires
Les forces occultes, au sein de la nature, ne sont pas forcément inaccessibles à la raison. Ce qu'on entend par "occultes", c'est qu'elles échappent à la perception, en ce qu'aucun élément matériel ne parvient à lui tout seul à contenir ces forces. Pour autant, l'imagination qu'on peut faire n'est pas forcément arbitraire et en dehors de la raison. Si vous avez un faisceau d'indice concordants, vous pouvez concevoir une pensée raisonnable sur les motivations d'un cimiminel, même s'il refuse de les avouer. Et cela peut correspondre à la réalité. Ce qu'on fait pour les êtres humains, par analogie avec soi-même, et une expérience qui peut être communiquée collectivement par le langage, on ne veut pas le faire trop pour la nature, qui ne parle pas. Pour autant, rien ne prouve qu'une imagination à cet égard soit forcément arbitraire. Les propriétés de certains éléments ont bien été découvertes à partir d'imaginations raisonnables qu'on appelle des hypothèses, et ensuite réutilisées pour construire des machines. La position de Barbey, telle que vous l'exprimez, est typique d'une époque de scepticisme qui ne veut pas renoncer à son mysticisme par atavisme. Le fantastique participe de cette tendance. mais dans les faits, il faut avouer qu'à la lecture, ceux qui ont, au sein de ce genre, essayé de créer une cohérence à partir des imaginations à première vue délirantes qui naissaient, apparaissent comme plus beaux et plus frappants que ceux qui n'ont pas réussi à le faire. Lovecraft par exemple apparaît comme plus grandiose que Barbey, en tout cas, c'est mon avis. L'imagination dénuée de raison apparaît comme un témoignage psychologique, plus que comme de l'art. Et au bout du compte, l'art apparaît comme normal, sur le plan humain, tandis que l'hallucination - l'imagination dénuée de sens - se perçoit comme maladie.
D'ailleurs, comment concilier ce que vous dites avec l'idée qu'il faut écouyter la tradition médicale chinoise, comme vous l'avez dit l'autre jour? Il est évident que la médecine chinoise mêle l'imagination et l'intuition à l'expérience empirique; or, selon votre raisonnement, c'est arbitraire: la raison n'y joue aucun rôle. Mais en ce cas, la science occidentale a raison de bne pas s'y intéresser. Il n'est justifié de s'y intéresser que si on admet que l'intuition et l'imagination ne sont pas forcément arbitraires, et que la raison peut se mouvoir au sein même de l'intuition.
Il y a tellement d'erreurs, dans mon message, que je voudrais le reposter corrigé:
Les forces occultes, au sein de la nature, ne sont pas forcément inaccessibles à la raison. Ce qu'on entend par "occultes", c'est qu'elles échappent à la perception, en ce qu'aucun élément matériel ne parvient à lui tout seul à contenir ces forces. Pour autant, l'imagination qu'on peut faire n'est pas forcément arbitraire et en dehors de la raison. Si vous avez un faisceau d'indices concordants, vous pouvez concevoir une pensée raisonnable sur les motivations d'un criminel, même s'il refuse de les avouer. Et cela peut correspondre à la réalité. Ce qu'on fait pour les êtres humains, par analogie avec soi-même, et grâce à une expérience qui peut être communiquée collectivement par le langage, on ne veut pas le faire pour la nature, qui ne parle pas. Pour autant, rien ne prouve qu'une imagination à cet égard soit forcément arbitraire. Les propriétés de certains éléments ont bien été découvertes à partir d'imaginations raisonnables qu'on appelle des hypothèses, et ensuite réutilisées pour construire des machines. La position de Barbey, telle que vous l'exprimez, est typique d'une époque de scepticisme qui ne veut pas renoncer à son mysticisme par atavisme. Le fantastique participe de cette tendance. Mais dans les faits, il faut avouer qu'à la lecture, ceux qui ont, au sein de ce genre, essayé de créer une cohérence à partir des imaginations à première vue délirantes qui naissaient, apparaissent comme plus beaux et plus frappants que ceux qui n'ont pas réussi à le faire. Lovecraft par exemple apparaît comme plus grandiose que Barbey, en tout cas, c'est mon avis. L'imagination dénuée de raison apparaît comme un témoignage psychologique, plus que comme de l'art. Et au bout du compte, l'art apparaît comme normal, sur le plan humain, tandis que l'hallucination - l'imagination dénuée de sens - se perçoit comme maladie.
D'ailleurs, comment concilier ce que vous dites avec l'idée qu'il faut écouter la tradition médicale chinoise, comme vous l'avez dit l'autre jour? Il est évident que la médecine chinoise mêle l'imagination et l'intuition à l'expérience empirique; or, selon votre raisonnement, c'est arbitraire: la raison n'y joue aucun rôle. Mais en ce cas, la science occidentale a raison de ne pas s'y intéresser. Il n'est justifié de s'y intéresser que si on admet que l'intuition et l'imagination ne sont pas forcément arbitraires, et que la raison peut se mouvoir au sein même de l'intuition (et de l'imagination).
"Et l’auditoire (le lecteur) se trouve pris au piège de sa fascination (répulsion) pour le monstrueux, ce qui l’oblige à se demander ce qu’il voulait trouver dans une histoire (ou derrière un titre) qui se présente comme un fruit défendu..."
Un des charmes de ces nouvelles est justement la multiplicité des interprétations possibles, ce qui est mis en évidence (ou plutôt caché) le plus souvent à travers la description et le jeu des différents discours rapportés. Ainsi dans 'Le plus bel amour de Don Juan', la description des personnages est assez déroutante,le personnage principal prend beaucoup de place (Ravila est décrit par le narrateur de l'histoire, puis à la première personne, puis à travers la Marquise et la 'petite masque'); de cette manière, une lecture possible du récit (la jalousie de la mère)ne devient pas une trame parallèle, car elle n'apparaît qu'à la fin. Il en va de même pour 'Le dessous des cartes' qui est presque la même histoire racontée autrement.
En fait, de Barbey, je n'ai lu que "Le Chevalier des Touches", qui est une épopée à la gloire des Chouans sans possibilité d'interpréter autrement. J'ai trouvé cela intéressant et plein de belles images, un peu comme du Mallarmé, mais un peu froid et pesant. Cela manque de fluidité. J'ai lu aussi cette nouvelle sur Don Juan, maintenant je m'en souviens, mais je ne lui ai pas trouvé un immense intérêt. Il m'a semblé que Barbey voulait faire dans l'esprit fin encore plus que Mérimée, par exemple, et que cela asséchait son propos.
@Rémi. Je ne sais pas si vou appeleriez cela faire dans l'esprit fin, mais mon impression, dans la nouvelle précitée, est que le narrateur, ou l'ensemble des narrateurs (le conteur, Davila, la Marquise, la petite Masque ou le Confesseur)ne sont pas fiables (unreliable narrators). Ils racontent chacun seulement une partie de l'histoire, et on voit à la fin qu'une partie essentielle de l'information a été occultée ou plutôt retenue, et cette limitation, et surtout ses motivations ont des effets retrospectifs pour le lecteur, en suggérant que le sujet de la nouvelle est peut-être un autre que celui annoncé au début. De Barbey, le texte que je préfère est 'L'Ensorcelée', où ces petits jeux ont moins d'importance, mais où l'atmosphère mystérieuse est beaucoup plus prenante. Aussi, je me suis intéressée au silence dans les nouvelles de Barbey, mais du point de vue de la rêverie.
Je ne suis pas très sensible à ces jeux littéraires sur la vérité et le mensonge. Je me satisfais d'un livre où il y en a un qui dit la vérité et où l'autre dit autre chose, cela fait une lutte, et à la fin, grâce à un miracle, la vérité l'emporte, alors que le mensonge paraissait relever d'une intelligence plus profonde et donc propre à l'emporter. Bref, le conte classique. Et de fait, même en littérature, ce n'est pas forcément ce qui est le plus rusé, qui est le plus beau. Je pense que Lovecraft n'était pas spécialement rusé, mais que ses nouvelles sont plus fortes que celles de Barbey. Même si on est nihiliste, il me paraît simple de dire que le mensonge l'emporte tragiquement, et puis voilà. Mais de dire qu'aucune vérité n'est accessible, je trouve que cela ne débouche nulle part, car un récit doit aller dans une direction, s'il veut émouvoir, et cette direction est liée soit à la foi en la vérité, soit en le nihilisme qui fait triompher le mensonge. Si on ne veut pas que les récits avancent dans une direction distincte, il vaut mieux ne pas en écrire, à mon avis.