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Ça nous séduit - Page 6

  • Vanité ou la germination du silence

    Par Pierre Béguin

     

    serna[1].jpgUne longue nouvelle de l’écrivain mexicain Enrique Serna a merveilleusement bercé ma dernière insomnie: Vanité (in Des Nouvelles du Mexique, Ed Métailié, 2009). L’écrivain y décrit avec une verve cinglante, un humour – ou une auto dérision – féroce et chirurgical, les compromissions, les lâchetés, les vanités surtout, du milieu littéraire. Auto complaisance, club d’éloges mutuels qui permettent d’accaparer les butins les plus convoités des prix littéraires ou des subventions publiques aux belles-lettres.

    Le narrateur enseigne dans une petite ville de province. Il appartient au cercle des artistes rejetés ou marginalisés par la directrice de l’Institut régional de la culture qui ne le compte pas parmi ses protégés. Sous l’impulsion d’amis, il envoie son recueil de poèmes, Tir dans l’obscurité, à Octavio Paz. Qui lui tresse, contre toute attente, une lettre de louanges. Les éloges du maître enflent aussitôt l’ego de l’élève: don Octavio le traite en frère, cadet sans doute, mais en frère tout de même. De quoi naviguer toutes voiles dehors dans la haute mer de l’orgueil. Et, pour commencer ce périple annoncé avec fifres et tambours, une grande fête afin d’exhiber la fameuse lettre devant tout ce que la petite ville compte de prétendants aux honneurs de la poésie. Et de les faire crever d’envie! Tous! Surtout ceux qui le méprisent. Seulement voilà, notre Perrette laisse son pot au lait à portée de crayons de sa fille. Qui profane la lettre avec l’énergie avide de ses trois ans, au point que la missive sacrée en devient illisible. Incapable de produire la preuve qui le consacrerait au pinacle de la poésie, il devient la risée de la fête. Honneur perdu. Les premiers couteaux de la médisance ne tardent guère à briller, les plumes trempées dans les sécrétions biliaires à s’activer, sans parler des commentaires sous cape ou des regards en coin. Humilié, notre poète veut se venger par le vers, écorcher vif tous ces médiocres littérateurs régionaux dans une satire rimée au vitriol. Mais ses mots naissent paralysés ou morts dans les boursouflures d’orgueil. Octavio Paz le lui avait bien dit dans sa lettre: «Avant de prendre la plume, il faut attendre la germination du silence». La colère ne fait qu’assécher la source profonde du chant. Un mauvais poème donnerait des armes à l’ennemi. Mieux vaut le jeter. Dès lors tout s’enchaîne pour le pire. Sa vie de famille se défait. Il sombre dans le bovarysme. Il en veut à sa fille, à sa femme, à cette vie qui l’empêche d’exprimer son génie en le retenant aux rives lénifiantes de la normalité, c’est-à-dire de la médiocrité. Il ne lui reste plus qu’à encaisser les baffes de l’humiliation comme un clown impuissant, et à plonger sa disgrâce dans le mauvais alcool de bars minables, aussi seul qu’un rat noyé dans les latrines. Jusqu’à ce qu’il lui vienne une idée: pourquoi ne pas téléphoner à Octavio Paz sous le prétexte de lui demander une recommandation? Cette nouvelle preuve remplacerait la lettre déficiente. Un ami journaliste lui fournit le numéro du maître. Qui est en conférence à New-York. Tant pis, on précise tout de même à son secrétaire la nature de notre requête et on rappellera la semaine prochaine. Commence alors une étrange convergence de destins, une chaîne d’événements tragiques traçant un parallèle entre la vie du maître et celle de notre poète de province. Une chaîne qui empêche, avec un entêtement ironique, ce contact salvateur qui, seul, lui permettrait de restaurer son honneur perdu. D’abord, l’appartement d’Octavio Paz brûle. Puis les journaux annoncent que le maître est atteint d’un cancer, qu’il est admis à l’hôpital pour y suivre une chimiothérapie. Il tente un ultime baroud d’honneur pour approcher son sauveur lors de l’inauguration d’une fondation culturelle au nom du grand écrivain. Une cérémonie très officielle, en compagnie du président Zedillo et de tout le gratin, où il ne fait que se ridiculiser davantage. Alors, seulement, il abdique son orgueil. Au fond du ridicule, de l’humiliation, il retrouve sa sérénité. De retour chez lui, il demande pardon, en larmes, à sa fille, à sa femme, qui lui annonce triomphante que don Octavio, malgré ses malheurs, sa maladie, a finalement pris le temps de lui envoyer la fameuse lettre de recommandation. De laquelle il ressort clairement que le grand génie reconnaît ce nouveau talent de la poésie mexicaine. Honneur lavé! Les mots du souverain pontife lui donnent enfin la possibilité de piétiner la vermine du Parnasse local, de savourer les plates excuses de tous ces vermisseaux du vers, ces mirlitons de la rime, qui vont bientôt faire la queue pour lui lécher la semelle. Honneurs, prix, postes publics bien rémunérés, hommages présidentiels, gloire internationale, statues de bronze, rues portant son nom…

    Non! Car dans son orgueil piétiné, le narrateur a compris que la poésie est un royaume spirituel, non pas une cour avec rois et chambellans. Il fait jurer à sa femme de ne jamais dire un mot à quiconque de cette lettre. Deux nuits plus tard, la tête sur l’oreiller, il entend à nouveau ce grondement qu’il avait oublié dans les vapeurs de sa vanité blessée, le fameux grondement qui annonce la germination du silence…

  • Amélie Nothomb ou la naissance de l'écrivain

    Par Pierre Béguin

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    Puisque mon ami Alain Bagnoud se réjouit des possibilités de dialogues offertes par les blogs, ne nous en privons pas, dialoguons! Et parlons encore d’Amélie Nothomb. Mon billet de la semaine dernière contient, bien évidemment, toute l’outrance et la mauvaise foi du genre dans lequel il s’inscrit. Et même si je n’en retire rien, l’honnêteté me force à avouer que, sur la dizaine de livres que j’ai lus de cette auteure, j’en sauverai deux: L’Hygiène de l’assassin pour son originalité et parce qu’il est le fruit d’une écrivaine débutante de 25 ans alors très prometteuse, et Stupeurs et tremblements pour lequel Alain Bagnoud relève, à juste titre, certains mérites dans son billet de vendredi dernier. A ce propos, qu’il me permette d’ajouter mes commentaires et précisions à ses remarques.

    Il me semble qu’une des raisons du succès de Stupeurs et tremblements pourrait se situer dans ses emprunts systématiques aux contes de fée. Comme en témoignent le parcours initiatique de l’héroïne, sa problématique œdipienne (par exemple la figure paternelle sublimée incarnée par le Président Haneda), les travaux d’Amélie reléguée aux basses besognes comme Cendrillon, malgré des qualités évidentes et non reconnues, les agressions constantes de Fubuki qui rappellent celles des méchantes sœurs – ou demi sœurs –, le personnage d’Omochi dont les apparences physiques et le comportement rappellent celui de l’ogre, et bien d’autres emprunts encore. A ce niveau, Stupeurs et tremblements est à la littérature ce que fut Pretty woman au cinéma: une traduction dans le monde adulte moderne des archétypes du conte. Et cela plaît immanquablement par les échos d’enfance ainsi réveillés.

    Une autre raison de ce succès pourrait résider dans la dimension symbolique du roman. Le fonctionnement de l’entreprise Yumimoto ne se veut pas seulement représentatif  du fonctionnement de toutes les grandes entreprises japonaises, voire des us et coutumes du Japon, il se veut également un microcosme représentatif du fonctionnement même de l’univers, avec son Dieu (Haneda), son diable (Omochi) et ses créatures (les employés). Mais un univers qui reste foncièrement absurde, sans repères ni finalités: Dieu (le bon mais éthéré Haneda) ne répond pas aux interrogations angoissées des hommes, pas plus qu’il n’intervient dans leurs problèmes ou leurs malheurs, et les êtres se voient livrés impuissants au mal et contraints d’assumer des tâches pénibles, répétitives et privées de sens. Dans cet univers, l’homme doit pourtant assurer sa survie et, comme Sisyphe ou Amélie, trouver un sens à son existence (voir entre autres le délicieux épisode de la lettre à Adam Johnson).

    Ce n’est pas tout. La chute inexorable d’Amélie – qui, pourtant, aspire tout au long du récit à une élévation spirituelle – n’est pas seulement celle qui l’expulse de l’enfance, elle renvoie aussi au cadre biblique en ce qu’elle reproduit la chute de l’homme chassé du Paradis (les nombreuses métaphores bibliques le prouvent). Le passage par l’enfer où règne le diable Omochi est nécessaire, non pas pour détruire cet idéal de perfection mais pour le rendre inaccessible, ou plutôt abstrait, c’est-à-dire seulement accessible par l’Art ou l’écriture, à l’exclusion de la vie. Et c’est bien cette naissance de l’écrivain que raconte, avant tout, le roman. Dans l’optique d’une quête d’identité positive, les travaux d’Amélie s’identifient à ceux d’Hercule et remplissent la même fonction, tout spécialement le passage par les toilettes (pour Hercule les écuries d’Augias) qui obligent Amélie à affronter son ombre, le côté sombre et répugnant de sa nature, loin de l’idéal dans lequel ses illusions l’égaraient, pour accéder non seulement au statut d’adulte mais surtout à celui d’écrivain. En ce sens, deux personnages jouent un rôle essentiel: Fubuki et Omochi.

    Dans la relation très ambivalente, pour ne pas dire trouble, entre Amélie et Fubuki, la japonaise fait preuve d’une délectation sadique à rabaisser systématiquement l’européenne, à anéantir en elle toute forme d’individualisme, toute certitude sur ses capacités, toute fierté, toute rébellion même. A l’inverse, l’européenne semble éprouver un certain plaisir à être ainsi humiliée et réduite à néant. Tout se passe comme si les deux femmes avaient mutuellement besoin de cette relation sado masochiste sublimée, la japonaise parce que, happée par le fonctionnement de l’entreprise et victime de l’éducation destructrice que le Japon réserve aux femmes, elle ne pouvait exister (et éprouver du plaisir) qu’en piétinant et en faisant souffrir à son tour, l’européenne parce que sa naissance à l’écriture devait passer par une épreuve traumatisante qui expulse le moi du paradis pour lui permettre, à travers son propre anéantissement, de se construire une identité d’écrivain. Quant à Omochi (le moche), son poids (les obèses sont légion dans l’œuvre d’Amélie Nothomb, indices d’une identité – celle d’Amélie? – qui ne parvient pas à se fixer sur la norme pour ne s’intéresser qu’à ce qui la déborde), son appétit démesuré, ses colères volcaniques en font un être fondamentalement trivial et abject, tout de chair et de pulsions, qui n’a pas dépassé le stade de l’oralité dans ses relations à autrui, un monstre qui terrorise son entourage. En ce sens, il endosse parfaitement la fonction traditionnelle de l’ogre dans les contes: il représente la peur des forces primitives que doit affronter l’enfant pour devenir adulte et sortir de son univers idéal et immatériel. Un cheminement que doit effectuer Amélie, elle qui n’aspire, au début du roman, qu’à un idéal ascétique, incarné par sa vision du Japon et personnifié par Fubuki et le Président Haneda. La figure de l’ogre n’existe dans l’esprit d’Amélie que parce qu’elle est nourrie de la figure de l’idéal, c’est-à-dire de l’immatérielle perfection. Cet affrontement constitue donc une étape indispensable à la reconstruction de son identité et à sa naissance en tant qu’écrivain, même si elle doit pleurer comme une gamine devant le monstre et «bouffer» sous la contrainte du chocolat vert pour entrer de force dans ce système de valeurs primitif que l’enfant qui ne veut pas mourir en elle s’évertue à refouler.

    Notons – et c’est un point essentiel – que, contrairement au dénouement traditionnel du conte, des doutes subsistent sur la capacité d’Amélie à dépasser son complexe œdipien: malgré les humiliations, jamais elle ne déroge à la recommandation de son père de tout faire pour préserver les bonnes relations nippo-belges, pas plus qu’elle ne remet en cause l’idée très haute qu’elle se faisait du Japon. Simplement, elle admet que cette représentation idéale est, comme Haneda qu’elle rencontre – symboliquement – une dernière fois avant de quitter l’entreprise, hors de portée. La vision mythique et idéale qu’elle avait gardée de son enfance au Japon lui est désormais interdite. Elle appartient au paradis perdu et impossible à regagner. Si ce n’est par l’écriture.

    Un des grands mérites de Stupeurs et tremblements est d’affirmer une fois de plus, par une histoire originale et moderne, délicieusement saupoudrée d’humour et d’auto dérision comme une réponse à l'absurde, les liens indéfectibles qui lient l’écriture au complexe d’Œdipe. Œdipe, le boiteux, quintessence même de la figure de l’écrivain…

  • L'aventurier, de Gilbert Pingeon

    Par Pierre Béguin

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    Dans le dernier roman de Gilbert Pingeon L’Aventurier, le narrateur, appelons-le Robert Choupart puisque c’est ainsi qu’il s’invente son identité – Robert comme le Dictionnaire? ChoupART? –, a décidé un jour de se retirer d’un jeu social qu’il exècre et de cesser toute relation intramondaine, pour des raisons que le texte ne développe pas expressément mais que le lecteur comprend implicitement au gré des pages. Son mode de rébellion est l’immobilisme: il feint une maladie qui le cloue au lit. Seule une aide ménagère, Valentine, avec laquelle il établit une relation pour le moins étrange (qui trompe qui?) et un jeu de pouvoir quelque peu pervers, est autorisée à entrer dans sa chambre. Le récit commence au moment où Robert Choupart décide de mettre un terme à sa réclusion volontaire. Son objectif final se limite à la porte de sa chambre, objectif qu’il n’atteint pas à la fin du texte mais qui lui semble plus que jamais – à tort? – à sa portée.

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  • Le narrateur contaminé

    91641810.pngPAR ANTONIN MOERI

    Quelqu’un prend la parole. Il veut dire ce qu’il sait de Lola. Un enquêteur indécis, qui ne croit plus à ce que lui rapportent les témoins de l’affaire. En réalité, il entend raconter sa propre version des faits, sa propre histoire de Lol V.Stein. Il évoque le bal où elle s’est mise à hurler avant de s’évanouir, car l’homme qu’elle aimait (dont elle était folle) venait de partir avec une autre. Depuis ce soir-là, Lola s’ennuie à crier. Elle épouse un musicien qui lui fera trois enfants dans une atmosphère de paix retrouvée : routines quotidiennes, soirées entre amis, arbustes bien taillés, soins apportés aux mioches. Dix ans plus tard, la vue d’un couple s’embrassant dans la rue lui donne des ailes : sortir, marcher au hasard, chercher un ailleurs, penser au bal, rebâtir la fin du monde. Alors le roman se construit sous nos yeux. Le doute s’installe. On ne sait plus dans quelle tête se déroule l’histoire. Lola s’allonge dans un champ de seigle pour espionner un couple d’amants et se caresser. Car l’homme qu’elle épie s’appelle Jacques Hold, trente-six ans, assistant à l’hôpital, amant actuel de Tatiana, autrefois la meilleure amie de Lola. Et cet homme est effectivement celui qui raconte l’histoire. Il est à la fois JE et Il. L’incertitude de celui qui profère produit un trouble qui explique peut-être le plaisir qu’on ressent à lire cette enquête amoureuse. Les protagonistes sont également incertains de la destination des mots qui leur sont adressés. Et puis, surtout, le désordre s’est propagé dans le sang du narrateur qui ne pourra plus se contenter de témoigner, d’être spectateur, qui ne pourra plus se contenter de dire avec les autres : « Lol est malade, vous avez vu cette absence… » Le rêve aura contaminé Jacques Hold. Il en aura fait le personnage d’un roman étourdissant de Marguerite Duras, Le ravissement de Lol V.Stein, qui ne demande qu’à être relu, comme s’il se réécrivait sans cesse.

  • Une épopée sans action

    Par ANTONIN MOERI2060840123.jpg


    Je ne sais plus qui disait:”La vocation de l’art est d’interroger et interpréter le monde à sa façon propre”. Peut-être est-ce un universitaire parlant de Proust qui a écrit cela. J’aime beaucoup cette phrase. J’y pensais constamment en lisant les entretiens de Peter Handke avec Peter Hamm (Editions Bourgois). L’auteur de Lent retour y parle d’un”regard bon et actif qu’on pourrait bien appeler un idéal, une manière de laisser-être les autres”. Ce regard ne peut se déployer que dans la solitude, quand le pas se libère et que la joie arrive. Une joie mêlé de douleur qui “renforce l’imagination, le désir ou le rêve, le souvenir, aussi”. Le silence actif de Wittgenstein est alors évoqué.
    Les adultères, les intrigues ténébreuses, les détournements d’argent ou d’avion, les assassinats de banquiers célèbres, les mensonges d’Etat, les déplacements de populations (sauf peut-être dans « Le voyage hivernal ») ou le tourisme sexuel n’ont jamais été le sujet d’un récit de Handke. Les questions qu’il se pose lorsqu’il construit un livre sont celles qu’il se posait, enfant:”Où se termine l’univers? Quand le temps a-t-il commencé? Pourquoi je suis moi? Et toi, et toi, toi?”
    “Ce qui vous saute aux yeux et s’engouffre dans votre nez, ce dont on vous rebat les oreilles tous les jours” ne peut fournir matière à raconter, Handke préfère les marges, le “nebendraussen”. Il compare l’acte d’écrire à “l’acte de descendre dans la cave et de retourner les pommes qui reposent là, pour que le parfum en soit conservé”. Faire apparaître de manière épique le temps, “laisser apparaître le temps dans des catégories sensuelles” fascine l’auteur du Malheur indifférent plus que les événements de la Grande Histoire.
    En lisant ces entretiens, on est frappé par la cohérence d’une existence et d’une entreprise littéraire. Qu’il parle de Franz Kafka, de Thomas Bernhard, de Hermann Lenz, d’Emmanuel Bove, d’Anton Tchékhov ou de Ludwig Hohl, de l’internat catholique où il découvrit les romans de Dickens et ceux de Balzac, qu’il parle de ses premiers succès au théâtre, de l’éclatement de la Yougoslavie, de son installation dans la banlieue parisienne, de son travail journalier, de sa fille, du suicide de sa mère ou des interminables marches dans les forêts slovènes, Handke nous invite à explorer ce moment où “la vie brille vraiment dans toute son ampleur et sa somptuosité”.
    Selon Peter Hamm, qui eut l’idée du portrait filmé dont ces entretiens sont tirés, les livres de son ami Handke sont”une grande tentative pour promouvoir une nouvelle confiance dans le monde”. En tous les cas, Vive les illusions! donne envie de relire l’épopée sans action que représente l’oeuvre de P.H.

  • Après la comète, par Olivier Beetschen

    Par Alain Bagnoud

    Il y a une ambition globalisante dans Après la comète, le dernier recueil de poèmes d’Olivier Beetschen.

    Un recueil qui est en quelque sorte la suite de son livre précédent, Le Sceau des pierres, paru il y a dix ans. Qui est ouvert par un citation de Nicolas Bouvier, père des thèmes vagabonds et des contrastes. Le titre du recueil dont sont tirés les vers est explicite : Le dehors et le dedans.

    Un titre qui s’appliquerait bien aussi à Après la comète, où on trouve également cette oscillation entre intérieur et extérieur, entre ici et là-bas. Des contrastes de langue aussi, ou de thèmes. Les liens, la transmission, l’ordre général et le désordre particulier.

    Le livre est d’une composition rigoureuse, avec trois parties cernées par une introduction et une conclusion. Echardes introduit un cheminement de l’ensemble du monde à un lieu précis, du vagabondage aux couloirs d’un hôpital dont on peut penser qu’il s’agit d’une maternité si on se base sur la première partie, Chandelles, éclairée par la paternité et ses douceurs. Glissando ensuite est plus sombre, et met en jeu le temps qui passe et ses désillusions. L’Auge est imprégné de souvenirs, avant que le finale, Legs, annonce une transmission.

    Comme on le voit, Olivier Beetschen inscrit ses poèmes dans une histoire personnelle, mais il réussit parfaitement à intégrer celle-ci dans l’universel, comme il parvient magnifiquement à faire entendre autour de lui le bruissement du monde et la présence des hommes.

    Tout ça dans une langue variée, forte, souple, aux inflexions diverses, avec un riche vocabulaire faisant appel aussi à des termes locaux, « flaquer »,  « Guggenmusik », « socques ». Une langue qui swingue, charme, convainc. 


    Olivier Beetschen, Après la comète, Editions Empreintes

    (Publié aussi dans Le blog d’Alain Bagnoud.)
  • Poèmes et récits de plaine, par Jean Chauma

    Par Alain Bagnoud

     Je vous ai raconté ici, vous vous en souvenez peut-être, ma rencontre avec Jean Chauma. Un ex-braqueur de banque, qui m'a impressionné par sa personnalité, sa lucidité et l'originalité de son rapport au langage.

    C'est grâce aux billets que j'avais écrits autour de son premier livre, Bras cassé (voir ici, ici, ici, et ici) que j'ai fait sa connaissance, et qu'il m'a donné Poèmes et récits de plaine. Un recueil juste paru, que je ne saurais trop vous conseiller d'acheter séance tenante.

    Anecdote intéressante, c'est Marius Daniel Popescu qui est en partie responsable de la publication de ces textes. Il avait donné un séminaire d'écriture dans le pénitencier où se trouvait Chauma, puis l'avait mis en relation avec les excellentes éditions Antipodes où Popescu avait publié son premier recueil. Arrêts déplacés. (C'était avant qu'il ne sorte sa retentissante symphonie du loup.)

    Vous trouverez dans Poèmes et récits de plaine quelques évocations de la trajectoire de Chauma. Son service militaire dans les parachutistes de la marine française. Quelques évocation de la vie de voyou, par exemple le braquage d'un camion blindé. La longue attente éprouvée dans les séjours en prison. Ou encore la découverte du plaisir de travailler le bois...

    Un matériau autobiographique transmuté dans une forme poétique qui expérimente diverses formes, poèmes, versets, ou exercice de style sur une assonance.

    Tenez, un court exemple pour vous donner envie. Un poème sans titre vers la fin du recueil, qui marque le retour à la norme.

          Honnêteté,
          Comme une marginalité de notre époque,
          Particularité,
          A vivre comme une nouvelle aventure,
          Comme un territoire à reconquérir. 

    Jean Chauma, Poèmes et récits de plaine, Editions Antipodes, 2008

  • Musique après lecture

    Par Pierre Béguin

     

     

     

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    «Assez de mots, assez de phrases! Ô vie réelle, / Sans art et sans métaphores, sois à moi!» Souvent, au cours de mes études, dans mon travail ou simplement dans mes loisirs de lecteur, j’ai pensé à ce poème de Valéry Larbaud (Musique après lecture, in Poésies de A.O. Barnabooth, 1908) où s’exprime avec force une lassitude, un dégoût de la littérature autoréférentielle, présentée comme un assemblage artificiel de mots et de phrases, jeu sec et vain de savantes recherches formelles. Rejet probable du symbolisme et de Mallarmé qu’on croit deviner dans cette description d’une poésie stérile tournant résolument le dos à la vie: «De creuser par veillée une fosse nouvelle / Dans le terrain avare et froid de ma cervelle / Fossoyeur sans pitié pour la stérilité…» (Las de l’amer repos). A l’inverse, Larbaud appelle de ses vœux une poésie de la vie: «Viens dans mon cœur, viens dans mes vers, ma vie!». Il a parcouru l’Europe et les Amériques. Sa vie ressemble à un long voyage, comme dans ce poème où il la compare à une rue du sud («Le sud béni») et où il recourt allégrement aux mots espagnols. S’agit-il de l’Espagne? De l’Amérique latine? Le lieu importe moins que l’atmosphère. Il est avant tout symbole d’ouverture. Le voyage devient acte poétique, le cosmopolitisme envahit la littérature.

    Valéry Larbaud n’est ni un Ténébreux ni un Inconsolé. Héritier des eaux Saint-Yorre (ça va fort!), milliardaire, s’il ressent fortement l’appel des profondeurs – il pressent comme tout le monde que la vérité est toujours au fond des Ténèbres (et son œuvre regorge de références aux profondeurs) –, il sait pourtant que son statut social, sa richesse, son éducation, sa culture, sa finesse ne le prédisposent guère aux sacrifices, aux renoncements qu’exigent l’entrée dans le souterrain et la descente dans le gouffre. Partagé, comme le fut Gide, entre l’esprit dilettante et l’esprit métaphysique, il décidera que son absolu ne sera pas le fruit d’une quête verticale mais horizontale: la quête du monde. Il libère la poésie du cadre étroit et livresque dans lequel le symbolisme la maintenait prisonnière, il l’ouvre au monde, lui confère sincérité et authenticité, la pare des prestiges du voyage et la transforme en musique: «Mais, ma vie, c’est toujours cette rue à la veille / Du jour de Saint-Joseph, quand des musiciens / Des guitares sous leurs capes, donnent des sérénades / On entendra, jusqu’au sommeil très doux, le bruit / Plus doux encore que le sommeil, des cordes et du bois, / Si tremblant, si joyeux, si attendrissant et si timide, / Que si seulement je chante / Toutes les Pepitas vont danser dans leurs lits.»

    Valéry Larbaud ouvre la voie à Blaise Cendrars. Il a contribué à m’ouvrir les portes du voyage, de l’Amérique latine et de sa littérature. Des portes que je n’ai plus jamais refermées.
  • Père et passe, par Jérôme Meizoz

    Par Alain Bagnoud

     

    L’ambiance du vendredi saint est peut-être appropriée pour parler du dernier beau livre de Jérôme Meizoz. Père et Passe.

    Des récits articulés autour de la figure du père.

    Il y a 40 textes courts, pudiques, aimants, évocateurs. Des anecdotes, des souvenirs, des explications ou des récits de rêve, pour suggérer le portrait de cet homme du peuple, actif, décidé, minoritaire socialiste dans une région dominée par le parti catholique. Un homme qui vieillit, dont les gestes se ralentissent, pour qui la télévision occupe toujours plus de place, qui finit par fermer à clé la porte de son appartement jadis toujours ouvert.

    D’autres personnages entourent cette figure centrale. Le reste de la famille, les enfants, la mère morte jeune encore, ou la grand-tante Christine Ménabé, épouse d’un coiffeur parisien qui coupait les cheveux de Victor Hugo avant d’ouvrir un hôtel dans les Préalpes, et qui, un jour, a recueilli une mèche de cheveux du grand homme dans une enveloppe qu’il a demandé au poète de signer. Une relique que la tante a montrée au jeune garçon de dix ans.

    On ne pouvait pas rater cette anecdote un peu cocasse dans l’ensemble des textes à la sonorité sourde, grave, recueillie.

    Des textes pour dire l’amour, mais aussi la difficulté de communication : « sa voix, sa conversation ne sont pas à la hauteur du miracle que j’éprouve à le savoir encore parmi nous. »

    Des textes pour conjurer le pire. « Il est âgé et il décline. Il a peur. Moi qui ai tant reçu de lui, que puis-je faire maintenant qu’il s’éloigne ? Préparer une chambre de papier pour accompagner sa sortie. Me livrer à une opération de magie blanche. Qu’il soit porté vers sa fin par le drap de mots que je prépare pour lui. »

    Jérôme Meizoz, Père et passe, Editions d’en bas & Le temps qu’il fait

     

    (Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud)

     
  • Bois sec Bois vert, de Charles-Albert Cingria

    Par Alain Bagnoud

    medium_CINGRIA5_kuffer_v1_.3.jpgMais il faut absolument, me suis-je dit après avoir lu un certain nombre de ses citations dans le blog de Jean-Louis Kuffer chez qui on trouvera de nombreux articles sur cet auteur (voir ici)
    , il faut absolument, donc, se replonger dans Cingria. (Jean-Louis Kuffer à qui j’emprunte aussi l’illustration pour ce billet, un dessin de Dubuffet caricaturant Cingria.)

    Par exemple Bois sec Bois vert, qui devait être le premier volume de ses œuvres complètes (1948), paru chez Gallimard et republié dans la collection L’Imaginaire.

    En fait, ce sont les éditions de l’Age d’Homme qui les publieront, ses œuvres complètes, bien plus tard, en onze volumes, à quoi il en faut rajouter cinq de correspondance. Mais c’est une autre histoire.

    Charles-Albert Cingria mérite une brève présentation, pour ceux qui ne le connaîtraient pas.

    C’est un écrivain suisse. Genève 10 février 1883 – Genève premier août 1954. Mort le jour de la fête nationale, donc. D’une cirrhose du foie.

    Le reste de sa vie est moins patriotique. Sa famille paternelle était d’origine croate (Raguse, en Dalmatie) et vivait à Constantinople jusqu’à ce que son père, Albert, gagne Genève et devienne co-directeur de Patek Philippe. Sa mère, elle, était franco-polonaise.

    Toute sa vie, Cingria a vagabondé. Suisse, France, Italie, Allemagne, Espagne, Turquie. D’abord en usant la fortune paternelle, puis, ruiné après la première guerre mondiale, très pauvre, à vélo. Il s’arrêtait dans les cafés des villages, dit la légende, commençait à raconter, et il parlait si bien qu’on l’abreuvait jusqu’à plus soif, ce qui était onéreux car Charles-Albert avait la gorge très sèche.

    Spécialiste du Moyen-Age, il a publié des ouvrages érudits. La Civilisation de Saint-Gall, Pétrarque, La Reine Berthe… Durant toute son existence, il a livré de multiples chroniques dans des revues, des journaux, il a fait des conférences. Des textes libres, curieux.

    Bois sec bois vert en comprend dix. Digressifs, de genres divers, impossibles à résumer, pleins de fantaisie. Mais unis et portés par une langue magnifique, savante et souple, érudite, sensuelle, impulsive et sophistiquée. L’un parle d’un poète lyrique provençal. L’autre d’une jeune fille balte qui finit par trouver un diamant après bien des pérégrinations. Certains évoquent des voyages ou des vagabondages, parlent de la Loire ou de Rome…

    Il suffit de se laisser porter. Et alors, quel bonheur !

    (Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud.)