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Ça nous séduit - Page 2

  • Le regard de Méduse

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    par Jean-Michel Olivier

    « Regardez-moi dans les yeux ! » semble nous dire Audrey Hepburn dans Breakfast at Tiffany’s. Mais où sont ses yeux ? Qui se cache derrière ces lunettes noires qu’elle a rendues célèbres ?

    Pourtant, le regard, d’emblée, est distrait par une foule d’accessoires : le gobelet que l’actrice tient dans sa main gauche (que contient-il ?). La serviette blanche qu’elle porte au poignet. Ses avant-bras gantés de noir. La rivière de diamants qui brille à son cou.

    Oui, tout, dans cette image, semble nous détourner de l’essentiel.

    Mais c’est une ruse, bien sûr, imaginée par Blake Edwards, le réalisateur de Breakfast at Tiffany’s (1961), pour rendre le regard d’Audrey Hepburn plus mystérieux, et plus profond.

    Car derrière ces Ray-Ban Wayfarer se cache le regard de Méduse.

    Le regard qui fascine et qui tue.

    Audrey Hepburn, égérie des sixties, c’est un look, un genre, une silhouette. À cent lieues des blondes artificielles à forte poitrine (Jane Mansfield, Marilyn Monroe) dont raffole le cinéma de cette époque. Un look distingué et discret. Un petit fourreau noir qui dégage les épaules. Deux boucles d’oreilles en diamant. Une silhouette frêle et longiligne.

    Et surtout ces lunettes de soleil qui attirent le regard.

    La femme moderne, la femme fatale, avance masquée, comme Audrey Hepburn. Impossible de saisir son regard. Ses secrets. Ses bonnes ou mauvaises intentions. C’est elle, sûre de son pouvoir, qui dicte les règles du jeu. Sur l’échiquier des sentiments, c’est elle, désormais, qui fait la loi.

    Méfiez-vous des femmes qui portent des lunettes noires ! Elles sont irrésistibles. Armées de leurs Ray-Ban, elles partent à la conquête du monde. Personne ne peut les arrêter. Bijoux. Parfums. Voiture de luxe. Rien ne les rassasie. Le diable, dit-on, se cache dans les détails. Audrey Hepburn nous montre que l’essentiel, c’est toujours l’accessoire. Ici les lunettes noires, qu’elle a mises à la mode, et qui cachent son regard.

  • Contre Platon

    Par Pierre Béguin

    Ma fascination pour la littérature fut précoce. Ma résistance à la philosophie fut tenace. Elle dure encore. Je ne me suis le plus souvent aventuré dans ce territoire que contraint par des connaissances «colatérales» nécessaires à mes études. Et je reste songeur devant le peu de savoir que j’en ai conservé. En réalité, les catéchismes, les modèles de pensée, et surtout ces constructions conceptuelles, certes sublimes mais inhabitables, m’ont toujours rebuté. Surtout ces philosophies du platonisme qui s’efforcent de créer l’illusion trompeuse d’une épiphanie de la raison, d’un système d’idées sans cerveau, sans neurone, sans chair, venu d’ailleurs, de plus loin, de plus haut, hors de tout sujet qui penserait à partir d’une existence propre.

    Car toute pensée présuppose un lieu matériel où elle s’incarne, toute idée une autobiographie qui la justifie, toute philosophie une physiologie qui la précède. L’esprit pur n’existe pas. Au début est la chair. Une chair qui jouit, qui souffre, qui transpire et qui vibre de passions, d’émotions, de pulsions, de désirs, de frustrations. Non pas le mode platonicien de la médiation des grands concepts pénétrant quelques élus comme le Saint-Esprit descend du Ciel et se pose sur une âme élective, mais une pensée qui monte des entrailles, suinte du corps et se façonne dans la gangue de l’expérience. Et je me détourne instinctivement des philosophes qui ne laissent aucune place à la confidence ou à l’expérience personnelle. Toute idée est d’abord la justification d’un état de fait ponctuel, point de convergence d’une idiosyncrasie et du destin qui lui est inséparable. D’où l’évidence qu’on en change comme de veste et qu’il est vain de mourir pour elle, comme le chante Brassens.

    Là, à mon sens, réside l’attrait et la force de la littérature. A l’exception des quelques impasses ou chemins sans issue où elle s’est parfois égarée, la littérature est avant tout une égodicée, selon l’heureux néologisme de Jacques Derrida (in Donner la mort, 1999), c’est-à-dire, en référence à la Théodicée, une manière de dire et de penser (plus largement une manière d’autobiographie) qui procède de la justification de soi. La pensée y importe moins que la rencontre des circonstances et du corps souffrant qui construisent la réflexion. La littérature est du côté de l’Etre, non pas de l’Idée. Et lorsqu’elle réduit le premier à une simple incarnation de l’autre, loin de toute complexité et contradictions, elle accouche d’un texte raté, comme Les Mains sales de Sartre, par exemple.

    Onfray.PNGJ’ai retrouvé, avec un certain plaisir narcissique, dans l’essai de Michel Onfray, La Puissance d’exister (Grasset, 2006) l’exposition et le développement de ce postulat de jeunesse que le temps n’a jamais réussi à ébranler en moi. Le philosophe ouvre son propos par un chapitre intitulé Autoportrait de l’enfant, dans lequel il rapporte l’expérience traumatisante de son entrée en orphelinat, et du sentiment d’abandon qui lui est consubstantiel («Je suis mort à l’âge de dix ans»). Non pas comme une confidence autobiographique générant pathos et compassion, mais comme le rappel du lieu même où désormais puise sa parole, s’incarne sa pensée: «L’histoire de l’être s’écrit là, avec cette encre existentielle et cette chair qui se dérobe, ce corps qui enregistre animalement la solitude, l’abandon, l’isolement, la fin du monde». Point de départ d’un réquisitoire contre la philosophie phagocytée par le platonisme, contre le fantasme de l’ontologique désincarné, réhabilitation des philosophes sceptiques et manifeste hédoniste circonscrit à des propositions philosophiques modestes mais viables, permettant d’améliorer sa propre existence là où rien n’est donné et où tout reste à construire: «Refuser de faire de la douleur et de la souffrance des voies d’accès à la connaissance et à la rédemption personnelle; se proposer le plaisir, le bonheur, l’utilité commune, le contrat jubilatoire; composer avec le corps et ne pas proposer de le détester; dompter passions et pulsions, désirs et émotions, et non les extirper brutalement de soi. L’aspiration au projet d’Epicure? Le pur plaisir d’exister… Projet toujours d’actualité».

    A déguster sans tarder.

     

    Michel Onfray, La Puissance d’exister, Le Livre de Poche, Biblio essais, 2010

  • François Bon: Rolling Stones, une biographie

    Par Pierre Béguin

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    Qu’est-ce qui différencie une biographie sur les Rolling Stones écrite par François Bon des dizaines, voire des centaines d’autres déjà parues?

    Tout. Et c’est ce que nous allons démontrer.

    Le style d’abord, celui d’un écrivain, un vrai (et non pas du traditionnel journaliste de service), constituerait en soi une raison suffisante, même pour ceux qui n’ont jamais compté parmi les fans des Rolling Stones (c’est mon cas), de se lancer dans ce millier de pages passionnantes retraçant de manière exhaustive et minutieuse la construction d’une légende déjà solidement ancrée dans nos mythologies modernes: l’histoire romanesque du plus grand groupe de rock.

    Car là réside surtout l’objectif de François Bon: interroger notre mythologie, celle des générations dont les repères, depuis les 60’s, sont intimement (exclusivement?) liés à la musique rock, de ses sources à ses prolongements (après les Rolling Stones, il s’attaquera à d’autres légendes comme Led Zeppelin et Bob Dylan).

    Interrogation sur les mythologies modernes, donc, mais aussi questionnement sur le processus de création et ses alchimies mystérieuses qu’il cherche à saisir, le travail de François Bon va bien au-delà de l’alignement des faits, des potins d’arrière-boutique ou autres pseudo révélations. Jamais hagiographique, ni dithyrambe ni palinodie, la biographie construit patiemment, détail par détail, jusqu’à l’élaboration du mythe, ce destin exceptionnel, sans cesse secoué par les scandales (sexe, alcool, drogue), où ceux qui s’inondent de gloire oublient avec une indifférence stupéfiante les victimes qu’ils ont contribué à fabriquer (Brian Jones, mais aussi Gram Pearsons (The Byrds), Ian Stewart, le Sixième Stone, et bien d’autres dans cette énorme constellation Rolling Stones qui pouvait inclure des musiciens comme Eric Clapton, Jimmy Page, Ry Cooder ou Ian MacLagan), ou simplement laissent sans scrupule au bord du chemin, après les avoir pressés jusqu’au trognon, les indésirables, les désormais inutiles ou les concurrents qui auraient pu faire de l’ombre aux rois Richards et Jagger (les procès contre le groupe pour «vol artistique» furent nombreux, à commencer par Mick Taylor, le successeur de Brian Jones avant Ron Wood). Les glimmer twins, décidément, sont des types dangereux pour qui s’accrochent à eux. Mais le mythe est aussi à ce prix.

    Au prix également de nombreuses distorsions de vérités, conscientes ou non, que les membres du groupe et leur entourage proche créent et entretiennent à foison, au point que tous se rapportent spontanément, lors d’interviews, à ces récits extérieurs plutôt qu’à leur mémoire personnelle. Ainsi la légende prend-elle le pas sur la réalité, compliquant à l’extrême la tâche du biographe. François Bon effectue là un travail de bénédictin pour démêler le vrai du faux, mettant en scène sa propre enquête et édictant les règles même du genre qu’il rénove en l’investissant: «Le biographe doit composer avec ces traces éloignées, les rapporter à la comptabilité et la chronologie des télégrammes et billets d’avions (…) et savoir ce qui, dans le flou des versions, quand ce flou est entretenu par le protagoniste lui-même, ramène un peu de visible et de concret ». Et plus loin: «Les livres se citent les uns les autres et les protagonistes eux-mêmes, quand on les interroge, répéteront ces versions existantes, sur la foi de l’imprimé». Preuve qu’on n’est pas forcément soi-même le meilleur dépositaire en mémoire de ce qu’on représente. Et obstacle supplémentaire à surmonter pour cette rareté qu’est le biographe consciencieux: qui croire si l’on ne peut se fier ni aux principaux protagonistes, ni aux témoignages des proches, ni aux livres déjà imprimés sur le sujet? Ainsi le doute, la mise à distance, la suspicion sont-ils compagnons inséparables du biographe honnête, et François Bon n’hésite pas à les exposer: «Pas question de prendre ces assertions pour parole d’évangile».

    rolling stones5.PNGDeux anecdotes parmi des dizaines d’autres qui soulignent cette tâche monstrueuse. Pour témoigner de la tournée américaine de 1972, les Stones demandent à un journaliste (Robert Greenfield), un cinéaste (Robert Frank) et un écrivain (Truman Capote) d’inscrire la tournée dans la légende, comme Louis XIV demandait à Racine et à Boileau de fabriquer son Histoire. Le groupe (Charlie Watts et Bill Wyman se sont distancés de ces provocations infantiles) va alors s’ingénier à pratiquer l’excès systématique simplement parce qu’il a payé un écrivain pour le raconter et un cinéaste pour le filmer. Tel ce soir où Truman Capote les a rejoints au Kansas, accompagné par la sœur de Jackie Onassis, une princesse Lee Radziwill, qui partage sa chambre. Comme par hasard, une caméra a été installée dans le couloir quand Keith Richards cogne à la porte au milieu de la nuit en beuglant: «Princess Radish, come on! you old tart, there’s a party downstairs». Capote n’ouvre pas. Les autres font alors éclater des boîtes de concentré de tomates sur la porte…

    On laissera au journaliste le soin de l’hagiographie quand le romancier, on le comprend, versera dans le pamphlet: «Mick Jagger is about as sexy as a pissing load (aussi sexy qu’une pissotière)». Mais entre les excès soigneusement mis en scène par les uns, les légitimes ressentiments et les flatteries obligées des autres, comment fixer la vérité? Ainsi de cette fille dans l’avion, durant cette même tournée, levée à bout de bras et sucée là, en plein ciel, devant quinze types, qu’on renverra par un vol commercial retour et qui finira par porter plainte (on calmera l’affaire avec un chèque). Keith Richards: «Dès que ça a été filmé, une grande partie on l’a fait comme une performance. La fille dans l’avion c’était seulement à cause de la caméra (…) Robert Frank disait: Je n’ai pas de scènes d’orgie, ou bien: Je n’ai pas de beuverie, et jusqu’à un certain point on devait les lui fournir». Le film au titre révélateur, Cocksucker blues, ne sera jamais diffusé, même si de larges extraits ont circulé sous le manteau, apportant sa petite contribution à la légende en faisant passer l’artifice pour la vérité, la provocation pour l’authenticité.

    Autre particularité qui fait aussi la saveur de cette biographie: François Bon glisse des éléments autobiographiques en filigrane (c’est la mode actuellement dans le genre), des bribes de vie liées de près ou de loin aux Rolling Stones mais qui ouvrent le texte à une toute autre lecture. Voilà que notre propre biographie émerge peu à peu en négatif, celle que l’histoire du rock et de ses légendes a contaminée inévitablement. Et bientôt, à l’imposante et glorieuse biographie en majeur des Rolling Stones se substituent sur le mode mineur les souvenirs de notre enfance, de notre adolescence, et le rappel finement décrit du contexte qui les a façonnés.

    Ainsi, en cette année 1974, «les équilibres du monde se sont déplacés (…) Après Exile on Main Street, moi-même ne suivais plus qu’à peine les nouveaux avatars des Rolling Stones: on découvrait cette année-là le folk, Marc Perrone me vendait à Bordeaux un accordéon diatonique, avec un magnétophone cassette à piles j’enregistrais de vieux musiciens routiniers du Poitou». Et dans cette anecdote de l’auteur sur lui-même, c’est surtout notre propre biographie qui surgit et qu’on entend se plaindre de l’oubli où on la laissée. Car dans ces mêmes années 73-74, étudiant à Londres, moi aussi je découvrais le folk dans les arrière-salles enfumées des pubs, je me condamnais au sandwich quotidien contre le disque rare chez Dobell’s folk sur Shaftsbury Avenue, ou au jeûne contre un vieux banjo d’occasion près de Tottenham Court Road, je rêvais de l’inaccessible Martin D 35 à 1850 francs (je revois encore l’étiquette), j’ignorais l’existence des premières rengaines d’ABBA, des paillettes ou du rythme naissant du disco avec ce son énorme de batterie (sorte de charleston ouvert en contretemps sous une basse qui noie tout) sur lequel pourtant je n’allais pas tarder à m’éclater. Pour l’heure, je préférais cheminer religieusement along the coaly Tyne à l’écoute des chants de mineurs de fond dont les voix rauques, accompagnées du seul Northumbrian pipe ou du tin whistle, me semblaient le gage de cette absolue authenticité musicale qu’on recherchait alors.

    Dans l’arc lémanique, le festival folk d’Epalinges précédait, en date comme en renommée, celui de Nyon, futur Paléo. On y campait le vendredi et samedi (et pour mieux copier la technique de John Renbourn, on avait «emprunté» les lorgnettes maternelles réservées à l’opéra). François Bon: «Les festivals d’été sont dans leur maturité. En France, on en a de très beaux où écouter pendant trois jours, près de Vierzon ou dans le Gers, en venant simplement avec son duvet, les meilleures pointures de la musique folk (…) Je ne suis même pas sûr de l’intérêt que nous pouvions garder, ces années-là, pour nos amours d’adolescence que furent les Rolling Stones. Il était de si bon ton, déjà, de dire que les Stones n’étaient plus ce qu’ils furent».

    Cest vrai! Les Rolling Stones étaient alors comme un rendez-vous clandestin avec son propre passé: inavouable, ringard, artificiel. Pour autant, la musique folk nous ayant fait redécouvrir l’art des accords ouverts (ah! l’inimitable Renbourn), on reprenait sur une guitare sèche ceux, brutaux, de Street Fightin’ Man ou du Jumpin’ Jack Flash pour épater les filles, avant de les faire craquer avec Cat Stevens ou Maxime le Forestier dans la douceur d’une maison bleue au diapason de nos désirs.

    Mais qui pourrait oublier le disque hexagonal en hommage à Brian Jones (où l’on a rajouté au dernier moment Honky Tonk Woman) avec ces cinq faces écrasées contre une vitre invisible sur fond bleu? Et ces instants de nos treize ans quand, le vinyle légèrement souple posé délicatement sur le microsillon en spirale, l’aiguille abaissée doucement, mais après l’inévitable bruit criard des sillons qu’on raye, surgissait le riff de la guitare et ces paroles qui, mieux qu’aucune autre, avaient su capter l’air du temps: I can’t get no satisfaction?

    Alors oui! L’histoire des Rolling Stones, c’est beaucoup celle de ces cinquante dernières années. C’est Notre histoire. Et le détour magique par ces mille pages que nous offre François Bon jusqu’à cette société normalisée et sans légende qui désormais nous gouverne, vise surtout à comprendre, avec nos armes de pensée et de langage, notre propre et modeste énigme dans un monde qui nous fut donné et que nous avons traversé comme des pierres qui roulent…

     

    François Bon, Rolling Stones, une biographie, Livre de Poche, Fayard, 2002

  • Fracas, de Pascale Kramer

    Par Pierre Béguin 

    La vanité est un instinct. Il n'en est pas d'intelligente. Comme il n'est pas d'homme qui ne soit avant tout vaniteux. Ainsi, la position du paillasson approbateur est-elle à peu près l'unique attitude par laquelle les êtres se tolèrent. Que les frustrations, les rancœurs, les jalousies l'emportent sur le mensonge ou l'hypocrisie et tout le monde se débraille aussitôt, pourrit et se met invariablement à puer de la gueule. Même, ou parfois surtout, en famille. Comme l'écrit Céline: «On rote, on fait ensemble en famille. On se hait à plein sang, c'est le vrai foyer mais personne ne réclamPascale Kramer.PNGe, parce que c'est tout de même moins cher que d'aller vivre à l'hôtel».

    Que se passe-t-il lorsqu'un événement inattendu fait éclater le mensonge, l'hypocrisie familiale, et qu'un (ou plusieurs) membre(s) «réclame(nt)»? C'est cette situation qu'explore le roman de Pascale Kramer, Fracas, paru en 2007 au Mercure de France.

    Un double événement, dans ce cas, ou plutôt un double séisme:

    Le premier, bien réel, provient du déluge qui s'est abattu sur cette région désertique de la Californie où se trouve la villa familiale. Valérie, la fille, et Cyril, le fils accompagné par sa tribu - Ellen, sa femme, et ses enfants, Lucie, Aude et Théo - viennent le week-end pour aider leurs parents à remettre de l'ordre dans le jardin dévasté. D'autant plus que des éboulements ont laissé un gros rocher en équilibre précaire, menaçant de s'écraser à tout moment dans la propriété.

    Le second, qui touche la sphère intime, est déclenché par un téléphone, reçu le matin même, annonçant l'accident très grave de Cindy, la jeune «nounou» des enfants de Cyril... et accessoirement la maîtresse occasionnelle du père, un médecin retraité dont on va progressivement, en même temps que Valérie et sous l'impulsion de Cyril, découvrir l'insondable veulerie.

    Le péril du rocher constitue la véritable colonne vertébrale de l'action. En ce sens, il représente bien davantage qu'un effet de tension dramatique ou qu'un symbole des dangers qui menacent le fragile équilibre familial avec ses secrets inavouables. Il est avant tout un révélateur de la personnalité et des comportements de chacun. Tout personnage se détermine, se révèle même, par le regard qu'il porte sur le danger - réel ou imaginaire selon les points de vue - que constitue ce bloc de pierre en suspension sur le jardin. Ainsi, le père, narcissique, indifférent, peu concerné par son ménage et dont «la capacité de résistance ou d'imperméabilité au drame» semble sans limite, n'est pas du tout inquiet par la menace du rocher: «L'envie de ne pas s'inquiéter pour le rocher participait chez lui de cette même insoumission à l'effort». Tandis que Cyril, le fils, violent, sauvage et cynique (on songe à Joseph dans Barrage contre le Pacifique), s'active pour dynamiter le rocher au plus vite comme il veut secouer l'hypocrisie familiale, la candeur paresseuse de sa sœur, et la soumission stoïque de sa mère aux infidélités et aux mensonges incessants de son mari. Quant à Valérie, dont la naïveté face aux mensonges de son père semble solidement ancrée dans son égoïsme, elle hésite, penchant tantôt vers la solution du dynamitage, tantôt vers le laisser-faire. La mère, elle, se tait, fait semblant de ne rien voir et s'active à effacer toute trace du déluge comme elle efface toutes celles susceptibles de ternir la réputation de la famille.

    Il est 17 h 30. Les enfants et petits enfants quittent la villa. Le dernier regard de Valérie sur son père le révèle «sous la masse toujours plus sombre du rocher», comme si sa réputation, cette fois, n'allait pas échapper au «fracas» de la chute: l'annonce du rétablissement de Cindy devrait révéler au grand jour sa veulerie et les détails de sa liaison. Du moins le pense-t-elle.

    Rien n'est moins sûr, pourtant. Le courage semble manquer à toute la famille pour aller vraiment au fond des choses. Ignominie pour ignominie, il est possible qu'ils préfèrent tous, sans vraiment se l'avouer, celle qui ne fait pas de bruit à celle qu'on étale sur la place publique. C'est la loi de la famille et de ses secrets. La journée terminée, la terrasse nettoyée, les transats rangés, la barrière de scotch retirée - toute chose remise à sa place, toute trace du désastre effacée par la diligence insatiable de la mère - ils s'en retournent à leur insipide histoire personnelle, à leurs petites blessures. Dont on comprend, aux états d'âme de Lucie (que Valérie perçoit avec une complicité révélatrice) et à la plaie ouverte de Théo, qui a posé le pied sur les dents du râteau utilisé pour nettoyer le jardin, qu'elles ne vont pas épargner les petits enfants. Ainsi en va-t-il des névroses familiales qui se propagent d'une génération l'autre aussi sûrement qu'un virus. Et l'on imagine très bien le père, bien que principal artisan de cette contamination névrotique, s'en retourner lui aussi en toute bonne conscience s'empiffrer froidement de la poule, avant de se gratter les burnes avec une indifférence d'éternité. Peut-être...

    Il y a du Chabrol dans ce huis clos des hypocrisies discrètes de la bourgeoisie où règnent les non-dits, même si la comparaison fait un peu cliché. Disons qu'il y a quelque chose de très cinématographique. Le visuel domine à chaque phrase. Tout dans les apparences nous est donné à voir parce que seuls des détails anodins soulèvent le voile sur ce que les uns essayent de dissimuler, et les autres de ne pas remarquer. Chaque précision compte - et elles sont légions -, égrenées, comme les cailloux du petit Poucet, avec une grande maîtrise narrative. Il suffit de suivre les pistes. Ainsi les objets révèlent-ils ce que les sujets s'efforcent le plus souvent de cacher. Le pull over par exemple - ses positions successives, tantôt noué sur les épaules, tantôt posé sur la chaise ou sur les genoux - raconte quelque chose des états d'âme de cette caricature de «mère courage» qui s'efforce de ne rien laisser filtrer de ses ressentiments. C'est une croûte de pain pincée entre les doigts de Cyril, ou une égratignure qu'il s'est fait dans les buissons, et dont il gratte machinalement le sang séché, qui révèle sa violence à peine contenue. Même le râteau a son histoire, ce râteau que la mère, dans sa volonté de tout «prendre sur elle», a retourné dents contre terre pour éviter qu'un enfant ne s'y blesse, et qui blessera pourtant Théo. Comme pour suggérer la vanité de ses efforts et donner raison à Valérie qui se demande, en la regardant s'évertuer seule à maîtriser le chaos, «à quoi rime tant de souffrance et d'humiliation, à quoi sert tant d'obstination à soigner l'apparence des choses quand la réalité n'est que cela, qu'on le sait, et qu'on sait que tôt ou tard, elle se saura».

    Le style est dense. Il n'épargne pas l'adjectif et s'avance comme un chasse-neige ramassant de front plusieurs plans ou idées dans une même phrase, le plus souvent à prédominance complexe. Comme la multiplication des détails, il requiert l'attention du lecteur, pour ne pas dire sa participation. Mais ce dernier ressentira alors la véritable jouissance de la lecture, la magie qui fait découvrir, une fois la mince couche narrative soulevée, le bouillonnement, la complexité de tout un monde...

    Pascale Kramer, Fracas, Mercure de France, 2007

  • Un tour du monde en 1158 jours

    Par Pierre Béguin

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    Le 7 janvier 2012, le navigateur breton Loïck Peyron s’adjugeait le trophée Jules Verne en bouclant un tour du monde sans escale en 45 jours. Son bateau mesure 40 mètres de long, 47 mètres à hauteur de mât, et embarque 13 membres d’équipage. Son arrivée à Brest, couverte par tous les médias, fut triomphale…

    Le 27 juin 1898, à une heure du matin, un voilier de 11 mètres mouille l’ancre à Newport, Rhode Island, où un violent ouragan l’a forcé à se réfugier. A son bord, un marin de cinquante-quatre ans vient de réaliser, après un périple de quarante-six mille milles (plus de quatre-vingt cinq mille kilomètres), le premier tour du monde à la voile en solitaire. Le voyage aura duré trois ans, deux mois et deux jours…

    Le bateau se nomme le Spray et son marin Joshua Slocum, un Canadien en quête de gloire né à Wilmot le 20 février 1844. Tous les deux s’attendent à entrer dans l’histoire maritime. Il n’en sera rien. A cause d’une guerre, l’exploit passe inaperçu en Amérique. Ni gloire, ni reconnaissance. Au mieux un accueil poli et un retour à la précarité pour cet aventurier écrivain, inlassable baroudeur des mers au caractère endurant et à la volonté bien forgée qui a fui, à peine adolescent, l’autorité et les sévices paternels.

    Pour vivre, il renoue avec l’écriture et les conférences. Le récit de son périple, publié d’abord en feuilleton, sort en volume le 24 mars 1900 sous le titre Sailing Alone Around the World (traduit en français par Seul autour du monde sur un voilier de onze mètres). Il sera régulièrement réédité et deviendra un livre culte. Un siècle plus tard, il l’est toujours.

    Le Spray est un dragueur d’huîtres à l’abandon depuis sept ans dans une prairie de Fairhaven. Un ami lui en fait don. Joshua Slocum est alors en creux de la vague. Il a perdu sa femme Victoria qu’il adorait, son bateau Liberdade qu’il aimait, son livre Voyage du Liberdade est un échec et ses poches sont vides. Pendant plus d’une année, il reconstruit la coque de l’épave avec un chêne de prairie qu’il abat lui-même. Il lui en coûtera 553,62 dollars pour remettre le Spray en état de navigation.

    Le premier juillet 1895, il appareille de Boston avec 1,86 dollar, cap sur les Açores, puis Gibraltar. Il tombe malade, il délire. La présence de pirates le dissuade d’emprunter le canal de Suez. Il décide de faire demi-tour et de rejoindre l’Atlantique pour atteindre le Brésil. Une felouque arabe le prend en chasse. Slocum empoigne son fusil pour un combat aussi inégal que désespéré. Au moment où les pillards s’apprêtent à aborder cette proie solitaire et facile, un coup de vent salvateur démâte leur embarcation…

    Canaries. Cap-Vert. Puis, fin octobre 1895, Pernambuco (aujourd’hui Recife). En serrant de trop près la côte, le voilier s’échoue sur un haut fond. Slocum, qui ne sait pas nager, manque se noyer.

    Trois mois plus tard, il embouque le détroit de Magellan où il affronte pendant deux jours une violente tempête qui le laisse exsangue de toute force. Dans les redoutables canaux de Patagonie, il fait face aux williwaws – de furieux coups de vent de l’océan – et des sauvages renégats qu’il met en fuite en semant des clous de tapissier sur le pont du Spray.

    Le 3 mars 1896, il débouche sur le Pacifique où un violent ouragan le fait dériver pendant plusieurs jours le long de la Terre de feu et du cap Horn. Le 26 avril, il atteint les Îles San Fernandez (l’île de Robinson Crusoe), avant de mettre le cap sur les Marquises, où Gauguin s’apprête à débarquer, puis sur les Îles Samoa où, très ému, il rencontre Fanny Stevenson qui lui offre des Instructions nautiques de son célèbre époux défunt.

    Le 10 octobre, c’est l’Australie. Pour se renflouer financièrement, il donne plusieurs conférences à Sydney, Melbourne et en Tasmanie. Il reprend la mer, cap sur l’Afrique du Sud. Voici le détroit de Torres, l’océan Indien, Coco Keeling, Christmas, l’Île Maurice. Au large de Bonne-Espérance, comme il se doit, c’est une alternance d’enfer et de calmes plats. Voici encore l’Île Sainte Hélène, terre d’exil de Napoléon, puis l Île de l’Ascension. Au large des Antilles, il faut se méfier des courants et des vents. Il multiplie les conférences d’une île à l’autre, avant l’ultime tempête au large de Newport, après 1158 jours de navigation autour du monde.

    Il lui reste 11 ans à vivre. Il en passe 10 à se morfondre à terre dans une plantation d’arbres fruitiers avant d’appareiller une dernière fois, en décembre 1909, sur le Spray vieillissant pour rejoindre les Îles Caïmans. Le voilier, dans un état lamentable après de longues années d’inactivité, ne résiste pas à la première tempête soufflant de l’Est. Il sombre avec son navigateur au large du cap Hatteras. On ne reverra ni l’un ni l’autre…

    Il nous reste de cette vie fabuleuse son fameux livre Sailing Alone Around the World, qui continue d’illuminer les âmes aventureuses et d’éveiller – de Bernard Moitessier à Titouan Lamazou – de nombreuses vocations d’écrivains et de marins.

    Joshua Slocum, Seul autour du monde sur un voilier de onze mètres, Ed. Vent d’Ouest, 1997

    Seul autour du monde à la voile, Ed. La Decouvrance, 2010

     

  • Scènes de la vie de bohème

    Par Pierre Béguin

     

    Bohème.PNGAu théâtre Les Salons, du 9 au 21 décembre, se joue des Scènes de la vie de bohème sur une idée de Christof Loy. Scènes chantées en italien, sur un accompagnement au piano, avec des textes en français, et qui constituent une introduction idéale à l’œuvre de Puccini, et à celle d’Henry Murger par la même occasion.

    Pour inciter à aller voir ce spectacle et en savoir un peu plus sur le texte qui a inspiré Puccini, je me permets, une fois n’est pas coutume, de ressortir un article écrit par mes soins sur le sujet et paru dans Blogres en avril 2009:

    Le roman d’Henry Murger Scènes de la vie de bohème (1851) – qui n’est pas un roman, précise l’auteur, mais de petites histoires, des scènes – malgré le succès qu’il connut à sa parution, dans les journaux d’abord, puis en recueil, est largement oublié de nos jours, éclipsé dès la fin du dix-neuvième siècle par l’opéra de Puccini, La Bohème (1896), qui s’est alors approprié à lui seul ce répertoire emblématique du romantisme. Oubli regrettable à plus d’un titre. Non seulement parce que l’opéra en est l’adaptation – ou plutôt l’adaptation de l’adaptation, puisque le livret s’inspire non du texte original de Murger mais de la pièce, La Vie de bohème, que ce dernier en a tirée en collaboration avec Théodore Barrière. Non seulement parce que sa préface, prolégomènes semés de noms célèbres, des ménestrels en passant par Villon, Marot, Rabelais, Shakespeare et Molière, tous illustres bohémiens, nous fait mieux comprendre la genèse de la bohème et son importance historique et artistique. Mais surtout parce que, même à notre époque où la bohème délaisse la mansarde pour le squat, le charme de ces petites scènes opère toujours avec cette magie qui leur avait valu l’admiration de tous les écrivains contemporains, et la reconnaissance de Victor Hugo.

    Si les quatre personnages principaux, sortes de mousquetaires des arts, Rodolphe le poète, Schaunard le musicien, Marcel le peintre et Gustave Colline le philosophe, ressemblent davantage à des caricatures qu’à des constructions psychologiques réalistes (ils pourraient être en ce sens les ancêtres des Pieds Nickelés ou de Bibi Fricotin), les véritables protagonistes sont surtout les instances sociales emblématiques de la vie de bohème à l’intérieur desquelles se meuvent les personnages: la mansarde, le café, l’atelier, la rue, l’hôpital…

    Et Murger, avec une lucidité clinique derrière le masque de l’humour et de la légèreté qui enrobe plaisamment le désespoir, montre superbement comment, d’une génération l’autre, la notion même de bohème a évolué entre 1830 et 1850. Si les Dumas, Nodier, Petrus Borel, Gautier, Nerval donnaient au romantisme un souffle nouveau dans l’atmosphère fervente de l’impasse du Doyenné (où habitaient Gautier et Nerval), un souffle qui trouvait dans la bataille d’Hernani son sens et sa légitimation, la génération suivante, celle décrite par Murger, s’est retrouvée aliénée par une morale publique qui a envoyé Baudelaire et Flaubert devant le tribunaux, livrée à elle-même, sans convictions ni croyances, sans autres horizons qu’un ciel désespérément vide au dessus d’une bohème menant inéluctablement en enfer pour peu que la Muse de l’artiste ne se pliât aux exigences du marché. Pas de liberté ni de bonheur dans cette bohème mais une errance subie qui n’offre d’autres issues pour sortir de la jeunesse que la mort prématurée ou l’embourgeoisement. Soit le destin de Jacques, le sculpteur, qui meurt avant trente ans, inconnu et solitaire, à l’hôpital, soit celui de Rodolphe qui se sauve de la bohème parce qu’il a compris, comme Rastignac, qu’il fallait impérativement, pour survivre, trahir sa jeunesse et perdre ses illusions.

    Bien plus que la chronique humoristique d’une époque, Henry Murger a écrit une profonde méditation sur la jeunesse et la fin de la jeunesse. Sur un mode mineur certes, Scènes de la vie de bohème rejoint les grands romans d’apprentissage du 19e siècle et vaut largement qu’on le lise. Et qu’on découvre – ou redécouvre – dans la foulée tous ceux qui, dans le siècle de la bourgeoisie, ont chanté la bohème avec Henry Murger, entre autres Charles Nodier (Histoire du roi de Bohème et de ses sept châteaux), Balzac (Un prince de la bohème), Rimbaud (Ma Bohème), Huysmans (A rebours). On comprendra mieux alors – ou l’on se rappellera – ce qu’est vraiment la bohème et pourquoi elle est étape essentielle de notre vie, comme l’a si bien chanté Charles Aznavour qui, dans sa fameuse et très belle chanson, en a repris tous les stéréotypes:

    La bohème, c’est la jeunesse, pas moins de vingt ans, pas plus de trente ans…

    La bohème, c’est la vie d’artiste…

    La bohème, c’est l’art comme religion et non comme moyen…

    La bohème, c’est vivre la nuit et manger à la table du hasard…

    La bohème, c’est la poésie, la peinture, la musique…

    La bohème, c’est la mansarde, l’atelier, le bistrot…

    La bohème, c’est l’amour, l’eau fraîche, la liberté…

    La bohème, c’est l’insouciance, l’imprévu, le bonheur…

    La bohème, c’est l’errance, la marginalité, le refus des règles…

    La bohème, c’est l’inconscience, l’illusion, l’opportunisme…

    La bohème, c’est l’aliénation, le vide, le désespoir…

    La bohème, c’est la misère, le froid, la famine…

    La bohème, c’est la contrainte, la prison, la mort…

    La bohème, c’est l’encanaillement avant l’embourgeoisement…

    La bohème, c’est refuser d’être notaire toute sa vie pour mieux supporter l’idée d’être notaire toute sa vie…

    La bohème, c’est avoir la nostalgie de la bohème…

    La bohème, c’est raconter à ses enfants, le soir, au coin d’un feu, après un bon repas, sa vie d’artiste miséreux ou de jeune marginal qui a fini par comprendre les nécessités de l’existence…

    La bohème, c’est l’essence même du romantisme, le romantisme l’essence même de la jeunesse, la jeunesse l’essence même de la vie…

    La bohème, c’est donc la vie… La vie de bohème

     

  • Un tramway nommé désillusion

    Par Pierre Béguin

    Transports.PNGA quelle posture nous contraint la lecture de Transports, le dernier livre d’Alain Bagnoud? Au fil des textes qui se succèdent, et dont le rythme est donné par la juxtaposition d’instantanés, nous accompagnons des poses, des faits, des paroles, des gestes en apparence anodins.

    En surface, le texte se présente comme un ensemble de clichés pris sur le vif du réel dans les transports publics (trams, trains, bus, et même téléphériques), ou les endroits qui en constituent les étapes (gares, cafés, arrêts de bus). Derniers lieux démocratiques où s’égalisent les différences, où marginaux, travailleurs, bourgeois, jeunes, vieux, pauvres, aisés se côtoient sans se rencontrer, sans se parler, sans se comprendre, chacun dans sa bulle ou «chez» son Natel, comme disait Nougaro de l’automobile. Des lieux où l’absence d’agressivité n’est que la marque d’une profonde indifférence («Comment tant d’individus peuvent-ils tenir dans un espace si étroit sans qu’ils s’entretuent?»), des lieux où passe, s’attarde, erre, selon les heures du jour ou de la nuit, une population hétéroclite, nomade, «multiculturelle», une sorte de microcosme de l’humanité soustraite uniquement de sa partie la plus privilégiée. Un point d’observation idéal. En artiste, Bagnoud ne s’y est pas trompé.

    Un texte impressionniste donc, où se dessine, par traits légers ou petites touches successives, le portrait d’une modernité dont on ne perçoit ni sens ni cohérence. C’est que l’auteur adopte une écriture de type «behaviouriste», qui s’attache essentiellement aux comportements, aux gestes, à «l’extériorité», sans jamais s’aventurer dans l’intériorité des personnages. Ainsi désincarnée, amputée de ses motivations, sentiments ou intérêts qui en justifieraient les actions, cette humanité semble réduite à l’absurdité de ses mouvements répétés sans rimes ni raisons. D’où une vague impression de nausée, judicieusement contenue par l’humour du trait et la dérision du portrait.

    Voilà pour la surface. Car l’important semble ailleurs. Derrière tous ces personnages qui hantent les transports et lieux publics, qui en occupent le premier plan, il faut induire celui par qui ces personnages sont vus. Le perçu renvoie à celui qui perçoit, l’impliquant et le désignant en creux. Comme si l’état d’âme du photographe importait plus que le sujet photographié. En ce sens, le texte ne se réduit pas à des tranches de descriptions mais à une succession d’états de conscience qui font émerger peu à peu, en négatif, un narrateur et son histoire. Dans Transports, ce n’est pas le sujet qui construit son objet, mais l’objet qui désigne le sujet.

    D’abord relégué dans les coulisses ou dissous dans la neutralité du «on», le narrateur envahit peu à peu l’espace pour en occuper la première place. Si nous sommes contraints de voir par ses yeux sans le voir vraiment, c’est lui, avant tout, que nous découvrons en filigrane d’une galerie de portraits hétéroclites, lui dont on accroche brièvement la silhouette au hasard d’un reflet dans la vitre d’un tram.

    Cette émergence d’un «je» qui se met progressivement en scène trace un parcours contenant son propre échec. Le parcours d’une désillusion: «Je n’y arrive plus. Prendre facilement des notes (…) A force est venue l’impression que ça se répète. Les mêmes gens, les mêmes trajets, les mêmes phrases». L’échec commence par l’entreprise littéraire elle-même pour s’étendre bientôt au statut de l’écrivain: «Je ne pensais pas que vouloir devenir écrivain, c’était également ça. Etre appelé parfois dans une autre ville (…) Dans le meilleur, on vous glisse une enveloppe. Souvent, le trajet seul est remboursé, en deuxième classe, en demi-tarif. Il arrive aussi que ce n’était pas prévu, ils n’y ont pas pensé, ce sera difficile». Mais il contamine très vite d’autres secteurs pour s’attaquer à l’âme: «Puis dans ces trains, je compare ma vie avec celle dont je rêvais», «Je sais qu’il est temps de changer de vie. Mais il me semble que retrouver le poison en moi ne me mènerait à rien».

    Bagnoud.PNGQui parle? Qui est ce «je» désabusé faisant une sorte de bilan de sa vie au travers du portrait de ses semblables, de la masse desquels il n’est pas parvenu à s’extraire comme ses rêves de jeunesse l’avaient imaginé? Un écrivain déçu, un professeur désillusionné, un bourgeois qui s’encanaille dans les zones floues des transports publics où s’agglutine les laissés-pour-compte, les marginaux, les hors normes, un propriétaire de vignes qui se donne bonne conscience en feignant l’empathie envers les déshérités ou les mendiants roms pour s’en dédouaner aussitôt: «Moi, je suis un nanti et je trouve, par confort, que la charité est égoïste». Qui? Bagnoud bien sûr, mais aussi vous, moi, tout le monde. Avoue-le! Tu ne la voyais pas comme ça, ta vie!

    Ces Transports, à l’image de l’existence, ne mènent nulle part. Ils reviennent immanquablement au point de départ, comme le souligne l’éternel retour des forains dans les scènes initiale et finale, symbole du vain divertissement face au vide de l’existence. Pourtant, entre ces deux scènes, deux différences de taille: l’irruption, à la fin, du tragique par la mort accidentelle d’un adolescent téméraire dont seul le casque reste au bord de la route, et l’interrogation angoissée sur la solitude et l’exil irrémédiables du vieillard auquel le «je» semble s’identifier par projection. On pense à Gaspard de la nuit, du dijonnais Alyosus Bertrand, où le retour des petits ramoneurs savoyards marquait le rythme des saisons, des us et coutumes qui donnaient sens au réel. Sauf qu’entre 1841 et 2011, la modernité s’est repue du sens des traditions pour n’en laisser qu’une triste carcasse sur laquelle ne se pose plus que le conformisme des distractions de masse. La fête terminée, «il semble que rien ne se soit passé de ce qu’on voulait qu’il se passe». Conclusion d’un premier instantané déjà prophétique des suivants…

    «Est-ce que les choses nous dévoilent d’autres aspects si on les observe souvent?» s’interroge le narrateur, énonçant ainsi le fondement même de son entreprise littéraire. Non, semble-t-il répondre. Du moins «quand on est hors jeu et le monde dans sa représentation». Car le véritable lieu du tragique reste l’absence totale de communication, de communion, entre les êtres. Narrateur, personnages, chacun est posé l’un à côté de l’autre, dans sa cage de verre, construisant sa propre réalité fantasmée ou enfoncé dans une solitude ontologique qui annihile toute possibilité d’empathie. Le narrateur, pour s’extirper de cette absurdité, en vient à souhaiter sa dissolution dans l’informe ou l’abstrait, «n’être plus rien que le regard qui contemple ces chaussures rouges en forme de souris», pour le moins son émancipation des contraintes temporelles, «vivre dans le présent, loin des regrets et des projections».

    Projet vain. Fuite vaine. Mais il reste une acceptation possible dans l’humour et l’autodérision: «J’aimerais percer le mystère des gens grâce à leur apparence. Pourtant, lorsque je me regarde dans la glace, je me trouve un air de boxeur dandy qui aurait fini misérablement sa carrière et travaillerait comme videur dans une boîte de nuit. Raté, mais content de son gilet de velours».

    Alain Bagnoud, Transports, l’Aire, 2011

  • Olivier Rolin, Un Chasseur de lions

    Par Pierre Béguin

    rolin80[1].jpgLe roman d’Olivier Rolin, Un Chasseur de lion, appartient à un pan important de la littérature moderne depuis trois décennies: la fiction biographique, ensemble qui repose sur un personnage historique avéré, en l’occurrence «le vaste et rubicond Pertuiset», tour à tour et à la fois chasseur de lions, trafiquant d’armes, aventurier et, accessoirement, ami du peintre Manet. Ces caractéristiques très composites du héros Pertuiset ouvrent les multiples dimensions et registres de ce récit baroque qui se mélangent et se font écho.

    Un peu à la manière de ces romans «archéologiques» qui prennent l’Histoire comme une succession de strates (cf. Claude Simon, Le Jardin des Plantes, ou Jean Rouaud, Les Champs d’honneur), Un Chasseur de lions superpose les époques et les lieux. Au gré des chapitres, nous évoluons au XIXe ou à la fin du XXe, à Paris ou au Chili. Cette superposition spatiale et temporelle confère au texte sa dimension mélancolique par la confrontation des souvenirs (ce qui n’est plus, ce qui a disparu), une mélancolie à la fois propre à la trajectoire personnelle de l’auteur mais qui s’inscrit également dans un rapport à l’Histoire (ce que l’Histoire a raté, ce dont elle n’a pas accouché – par exemple la révolution romantique de 1848). Cette dimension mélancolique n’est qu’un aspect du livre d’Olivier Rolin. Je l’ai dit en introduction, il en comprend bien d’autres qui s’amalgament par des procédés de collage, un type de structure narrative que j’affectionne tout particulièrement.

    Tout d’abord, le héros étant un aventurier, l’auteur y prend prétexte pour réinstaller son roman dans une forme abandonnée par la littérature moderne – le picaresque – mais pour la détourner aussitôt: le récit d’aventures s’inscrit d’emblée dans un jeu de parodie du genre à l’intérieur même de la fiction biographique, tant l’outrance de Pertuiset fait pencher le récit du côté du comique et du satirique.

    Pertuiset est aussi l’ami de Manet. Cet élément biographique fournit prétexte à une réflexion sur l’Art (Manet, c’est l’époque où s’invente l’Art moderne) qui ne se limite pas à la peinture mais s’ouvre aussi sur le roman: comment écrit-on un roman? «l’Art doit se mesurer à tout» même si «le roman ne sait pas tout». Par ces mots, Olivier Rolin reflète bien la conscience contemporaine: la littérature (le roman en particulier) n’est plus le grand Art majeur qu’elle fut au XIXe siècle; mais si elle ne peut pas tout, elle doit néanmoins se confronter à tout.

    Un Chasseur de lions, c’est surtout trois biographies principales – éclatées et incomplètes – qui s’entremêlent et sur lesquelles viennent se greffer des biographies secondaires (par exemple celle du capitaine Rossel, héros français lors de l’invasion prussienne de 1870):

    - La biographie de Pertuiset bien sûr, mélange de Tartarin, de Sancho devenu Don Quichotte mais avec la verve et l’outrance d’un Alexandre Dumas, qui se veut le fil conducteur du récit et sur les traces duquel se lance l’auteur, de Paris au Chili en passant par Lima, comme dans une véritable enquête. Car Pertuiset, comme Edmond Dantès, est en quête d’un trésor inestimable: l’or des Incas. Mais, à l’inverse de Tintin – bien évidemment cité dans le texte –, il ne le trouvera pas.

    - La biographie de Manet, prétexte surtout à un commentaire sur quelques œuvres du grand peintre à l’origine de la modernité artistique.

    - Des éléments autobiographiques donnés dans une sorte d’errance qui n’est pas sans rappeler celle du narrateur de Zone d’Apollinaire (une similitude implicite mais sans doute voulue par l’écrivain). Olivier Rolin est donc bien présent dans son texte (c’est la mode), des bribes de sa vie s’y glissent en filigrane, des souvenirs d’enfance émergent et sa propre enquête sur Pertuiset est mise en scène. Scrupules, souci d’authenticité ou reste d’influences du nouveau roman, l’auteur écrit une aventure et montre en même temps comment on écrit une aventure, se revendiquant ainsi d’une littérature à la fois transitive et intransitive (pour citer Roland Barthes).

    Enfin, la dimension historique qui regroupe pèle mêle plusieurs strates et épisodes: relevons entre autres la Commune, l’invasion prussienne de 1870, la guerre d’indépendance du Chili, la guerre partisane entre les Pardistes et les Echeniquistes au Pérou.

    A tout cela s’ajoutent de multiples anecdotes sur la vie artistique parisienne digne du Journal des Goncourt. Au détour des pages et au fil du hasard, on croise dans les rues de Paris les peintres Whistler, Gauguin ou Courbet, les écrivains Hugo, Zola, Villiers de l’Isle Adam, et pratiquement tous les autres. Et dès qu’on appareille pour l’Amérique latine, ce sont mutineries sanguinaires, coups d’Etat, conquêtes qui se succèdent… Un Chasseur de lions, c’est tout cela et c’est encore autre chose. On ne s’y ennuie jamais, on n’en a guère le temps.

    Tout commence par une description d’un tableau de Manet intitulé Un Chasseur de lions pour lequel l’ami Pertuiset avait servi de modèle, et par cette interrogation de l’auteur: «Pourquoi Manet, "Ce riant blond Manet / De qui la grâce émanait", a-t-il peint ce gros lard?». La suite est une tentative de réponse qui mènera Olivier Rolin et son lecteur jusqu’en Patagonie et dans le Paris du XIXe siècle. Un voyage dans le temps et l’espace à ne pas manquer. Alors n’hésitez pas, il est temps! levez l’ancre sur les traces de Pertuiset!

    Olivier Rolin, Un Chasseur de lions, Editions du Seuil, 2008

     

     

     

     

  • Michel Vinaver, 11 septembre 2001

    Par Pierre Béguin

    Vinaver2.PNG«Je pense que, aujourd’hui, on ne peut pas comprendre le monde, notre relation au monde, par le tragique.» Cette phrase de Michel Vinaver m’est revenue en mémoire durant les multiples commémorations du 10e anniversaire des attentats du 11 septembre 2001, notamment lors des nombreuses diffusions sur toutes les chaînes de télévision de reportages qui insistaient parfois un peu lourdement sur la pathos et le tragique des événements, là où l’on aurait souhaité peut-être davantage de recul.

    La pièce de Michel Vinaver, 11 septembre 2001, écrite dans les semaines qui ont suivi les attentats – ou plutôt composée, devrais-je dire, comme un montage de phrases récupérées ça et là dans les médias – semble effectivement évacuer la dimension tragique de l’événement. Le chœur n’a pour fonction que de faire entendre inlassablement l’importance du bruit américain qui continue en arrière-plan du drame, de souligner le cynisme du système financier et l’omniprésence des slogans publicitaires. Quant aux deux chefs, ils n’incarnent pas des héros mais des personnages communs, des sortes de marionnettes conditionnées par leur dogme respectif. Bush et Ben Laden, réunis le temps d’un faux dialogue en contrepoints et similitudes qui frisent le grotesque, n’ont rien d’Achille et d’Hector, et leur pseudo croisade n’a pas la grandeur de la guerre de Troie. La dimension du mal est inexistante, si ce n’est dans le discours stéréotypé des deux chefs. Elle n’est en réalité que manifestation de violence sauvage à laquelle répond une même violence sauvage. Quant aux personnages, hors de toute dimension psychologique, et même s’ils empruntent leur nom à des hommes et des femmes «réels», ils s’apparentent à des fragments de voix désincarnées qui font sourdre le chaos angoissant des attentats. Le seul personnage, en fait, c’est le système économique, personnage caricatural dont l’unique caractéristique est le cynisme. Le monde moderne semble avoir tué tous les ingrédients du tragique antique. Même si le 11 septembre 2001 de Vinaver s’inscrit dans la tradition de Les Perses d’Eschyle, en posant la question de cette dimension particulière de la vie politique que l’on nomme événement, et en tenant en contrepoint, ou en écho, les rapports que peuvent entretenir le Pouvoir et le peuple, elle souligne à l’évidence que l’aube du 21e siècle est le crépuscule des héros, que les humains ne sont plus que des rouages souvent sacrifiés sur l’autel d’un système inhumain.

    Que reste-t-il donc? Dans la vision de Vinaver, l’éviction du tragique livre l’espace théâtral à l’ironie exclusivement. Mais comment traiter de l’ironie, voire de la drôlerie, dans une pièce au sujet essentiellement dramatique sans tomber dans le mauvais goût? L’ironie, ici, ne touche pas les personnages, elle ne s’inscrit pas dans leurs discours, leurs témoignages ou leurs répliques, elle se situe essentiellement dans les jointures des discours, dans les rapprochements ou les collusions qui détournent le sens des propos (notamment dans le faux dialogue entre Bush et Ben Laden), dans les accidents du texte, les trous, les pannes dans les dialogues, les surgissements incongrus de rimes ou les témoignages entrecoupés. Elle est avant tout décalage entre ce qui est attendu et ce qui se produit réellement, dans le langage comme dans les faits rapportés (par exemple dans l’anecdote du laveur de vitre du World Trade Center, rescapé miraculeux alors qu’il était particulièrement exposé à recevoir le Boeing sur la figure, ou plus généralement lorsqu’un «rouage» ne fait pas ce qu’on attend de lui).

    En ce sens, l’ironie, véritable ciment des répliques, est constitutive du texte, elle lui est en quelque sorte consubstantielle. Si on l’enlève, la pièce s’écroule aussi sûrement que les «Twin Towers». Elle montre surtout que le montage de Vinaver, provenant de la lecture de la presse quotidienne américaine dans les semaines qui ont suivi les attentats (et traduite par l’auteur), pour facile qu’il pourrait paraître à certains, est en réalité un minutieux travail sur la langue où les phrases s’enchaînent les unes aux autres selon une organisation musicale proche «de la cantate ou de l’oratorio» (dixit l’auteur), avec alternances de parties chorales et solistes. C’est bien par l’ironie et non par le tragique, semble dire Vinaver, que l’on peut aujourd’hui «comprendre notre relation au monde».

    Pour celles ou ceux qui voudraient découvrir cet événement sous un angle différent, plus complexe, moins réducteur que les habituelles interprétations manichéennes qui divisent le monde en axes du mal et du bien:

    Michel Vinaver, 11 septembre 2001, Edition de l’Arche

    A voir aussi jusqu’au 23 septembre à Pulloff, Lausanne, Rue de l’Industrie 10, sur une mise en scène d’Yvan Walther, texte déclamé par François Florey.

  • Haruki Murakami en coureur de fond

    Par Pierre Béguin

    murakami[1].jpgHaruki Murakami, auquel même la Tribune de Genève de ce week end consacre une page pour la parution de son dernier roman, s’impose de plus en plus comme la nouvelle référence asiatique en occident. «Nobelisable» depuis plusieurs années, traducteur de Scott Fitzgerald et Raymond Carver, l’écrivain japonais cultive cette caractéristique insolite: il partage son temps entre l’écriture et la course de fond, s’imposant au moins un grand marathon (New-York, Boston ou Tokyo) par année. Si l’écriture l’a amené au sport – assis la plupart du temps, il fumait à outrance et prenait du poids – le sport ne cesse de le renvoyer à l’écriture. C’est le motif principal de son traité de sagesse original intitulé Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, paru en 2007 (en 2009 chez Belfond pour la traduction française). Courir devient une métaphore du travail d’écrivain, non seulement en termes d’endurance, de persévérance, de patience (il faut aussi ces qualités pour écrire un roman) mais en termes d’hygiène de vie, de santé physique et, surtout, mentale.

    De fait, la conception selon laquelle un écrivain doit mener une vie déréglée pour pouvoir créer est largement partagée depuis le 19e siècle et les poètes maudits. En adoptant un mode de vie malsain, un écrivain se retirerait du monde profane et atteindrait une espèce de pureté doublée de valeur artistique. Vision romantique stéréotypée de l’artiste ou de l’écrivain décadent certes, largement réactivée depuis le rock, les années 60 et les idoles mortes prématurément par abus de drogues et d’alcool, que Murakami partage cependant de manière plutôt originale: «Lorsque nous nous lançons dans un projet d’écriture, une sorte de substance toxique, tapie au plus profond de chaque être humain, ressort à la surface, que cela nous plaise ou non. Tous les écrivains ont à faire face, plus ou moins, à ce principe délétère et, conscients du danger qu’il recèle, doivent se débrouiller pour transiger avec.» Le postulat est donc admis: écrire est une activité dangereuse; comme toute activité artistique, elle comporte des éléments malsains, antisociaux, que l’écrivain doit affronter au risque de se perdre. Le poète anglais John Keats, mort à 26 ans, appelait cela la capacité négative, une formule qui désigne la force nécessaire à l’écrivain pour se couper du monde social et s’aventurer dans des territoires imaginaires malsains, aux confins de la folie, puis d’en revenir, de retourner à volonté dans le monde «normal» (j’ai toujours considéré le récit d’Hemingway Le vieil Homme et la mer comme une parfaite illustration de cette negative capacity inhérente à toute quête artistique).

    Si, donc, écrire est une activité dangereuse, tout auteur, s’il entend durer, doit se constituer un système immunitaire susceptible de le préserver des toxines parfois mortelles qui résident en lui-même. Pour se confronter à quelque chose de malsain, il convient d’être aussi sain que possible. A chaque écrivain de trouver à cette «devise» la forme qui lui sied. Certains – beaucoup –, tel Garcia Marquez, lui donnent celle d’une femme qui joue le rôle d’amarres et prend sur elle tous les aspects pratiques de l’existence. Pour Murakami, elle se transpose en ces termes: une âme malsaine, ou exposée à la toxicité, a besoin d’un corps en bonne santé. Le marathon, la course de fond, un entraînement intensif, méthodique, régulier, sont les éléments indispensables à la constitution de son système auto-immune. Car pour lui, «le sain et le malsain ne sont pas nécessairement antagonistes. Ils ne se situent pas dans l’opposition l’un vis-à-vis de l’autre, mais plutôt dans la complémentarité et même, dans certains cas, ils agissent naturellement ensemble.» Sans l’énergie et le soin apportés à la constitution de son système auto-immune, un artiste est voué au déclin, comme un marathonien s’exposerait aux crampes et à l’abandon, faute d’une préparation adéquate. Ainsi explique-t-il l’essoufflement rapide de certains écrivains, leur difficulté à durer (que pourrions-nous dire des chanteurs, chanteuses ou groupes de rock dont la phase créative semble limitée à quelques années, et qui sombrent avant même la trentaine dans la déchéance et le néant!): «Cette régression vient de ce que leur vigueur physique ne parvient plus à contrer les toxines auxquelles elle doit faire face. Leur vitalité a dépassé son pic, elle qui jusqu’alors pouvait naturellement vaincre les éléments mauvais, et son efficacité sur leur système immunitaire s’est dégradée peu à peu.» Un écrivain ne peut rester créatif par sa seule volonté. Il en serait alors réduit à utiliser les techniques et les méthodes qu’il a cultivées autrefois, mais vidées du génie – ou simplement de l’étincelle – qui en avait fait la grandeur. Les exemples de ce type pullulent, notamment parmi les auteurs les plus prolixes, ceux qui ne savent pas «se mettre en jachère» et qui s’acharnent à publier un livre par année pour exister.

    Car la création n’est pas un sprint, c’est une course de fond. Murakami nous le rappelle, elle se gère comme un marathon, avec ses pics et ses phases dépressives (le fameux 35e kilomètre redouté des marathoniens). Il faut une parfaite connaissance de soi et de ses limites pour éviter le surmenage créatif et la dépression, voire la déchéance, qui en est souvent la conséquence, comme il faut une parfaite connaissance de son corps et de ses limites pour parcourir les 42,195 kilomètres du marathon. Reculer au maximum le moment de la défaite inexorable, voilà l’objectif de Murakami et le sens de son traité de sagesse qui se veut un mode d’emploi à usage strictement personnel: «J’aimerais retarder, autant que je le peux, le moment où ma vitalité sera vaincue et dépassée par les toxines. Tel est mon objectif en tant que romancier. Par ailleurs, à ce moment-là, je n’aurais pas le loisir d’être surmené. Voilà la raison exacte pour laquelle, même lorsque les gens disent de moi: "Il n’est pas un artiste", je continue à courir

    Haruki Murakami, Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, 10/18 domaine étranger, 2009