Barbey d'Aurevilly ou l'impossible connaissance du réel (11/10/2009)

Par Pierre Béguin

 

Mes filles commencent à percevoir, dans le jardin, les mêmes réalités que moi. Elles grandissent. L’année dernière encore, je me plaisais à imaginer tout ce que j’y percevais et dont elles n’avaient pas même conscience. Surtout, cette perception très fragmentaire de la réalité me renvoyait à la mienne: je m’amusais à imaginer tout ce que moi, à leur image et à peine un échelon au-dessus d’elles, je ne voyais pas dans ce jardin pourtant si familier, mais que je n’eusse certainement pas reconnu si ma perception eût pu être plus complète. Dans tout ce que mes sens n’appréhendent pas, dans «le peuple de l’herbe», dans l’infiniment petit, dans les possibles forces occultes qui échappent à ma raison. Nous barbey3[1].jpgsommes tous «des aveugles qui s’ignorent» persuadés pourtant de l’acuité de leur vision. 

Cette dichotomie irréductible – le désir (ou la nécessité) de construire une image cohérente et compréhensible du réel et l’impossibilité d’une telle entreprise – fonde l’univers des six nouvelles qui composent Les Diaboliques (1874) de Jules Barbey d’Aurevilly. D’où le recours à l’imagination pour combler les interstices d’une connaissance forcément fragmentaire ou parcellaire du monde. En ce sens, les nouvelles sont construites comme des énigmes:  la symbolique des personnages, dont l’apparence insaisissable derrière le masque ou les silences fait à tel point douter de leur réalité intérieure qu’elle semble n’ouvrir que sur le vide, le rien, l’abîme, exprime l’opacité du réel, la conscience de son impossible perception (sinon fragmentaire) et, finalement, l’aveu d’ignorance – ou d’impuissance – du narrateur. Faute de comprendre et d’expliquer les événements qu’il vit ou qu’il observe, il substitue à sa logique défaillante la puissance de son imagination en établissant, loin de toute justification rationnelle, des liens entre des éléments ou des signes en apparence disparates. Ainsi en est-il, par exemple dans Les dessous de cartes d’une partie de whist, du rapprochement entre le flacon, la toux et le diamant, duquel le narrateur déduit le lent empoisonnement d’Herminie et la relation diabolique entre sa mère et Karkoël, rapprochement qui se transforme en une certitude absolue que rien, pourtant, ne vient confirmer. Mais l’originalité de Barbey d’Aurevilly est d’avoir construit, à partir de cette vision du réel, une conception esthétique du récit. Le jeu de cartes (la partie de whist) fonctionne comme une métaphore du texte: de même que l’intérêt du jeu de whist réside dans l’ignorance des dessous de cartes, de même celui du récit réside dans son non-dit, ses zones d’ombre, ses hypothèses ou ses déductions. Ce qui doit être imaginé vaut mieux que ce qui est effectivement raconté: «A moitié montré, il (ce récit) fait plus d’impression que si l’on avait retourné toutes les cartes et qu’on eût vu tout ce qu’il y avait dans le jeu». Tout comme les silences font l’expression de la musique, ces nouvelles s’organisent davantage autour de leurs «silences» – leurs non-dits – que de leurs «accords». Des silences qui renvoient aussi aux relations troubles unissant le narrateur et son auditoire, métaphore du couple écrivain lecteur. Les nouvelles mettent en scène un jeu entre un lecteur entretenu dans l’espérance d’une histoire extraordinaire et un récit qui se dérobe à ces espérances par des retards, des silences, des digressions qui génèrent des frustrations et des tensions. En ce sens, le titre Les Diaboliques souligne, davantage que les personnages eux-mêmes, la nature de la relation narrateur lecteur, et surtout la stratégie perverse des narrateurs successifs qui, à chaque nouvelle, affirment leur pouvoir, convoquent leur public pour mieux le tenir dans l’évidence de leur dépendance, l’attirent par la promesse non tenue de l’extraordinaire, jouissent de l’attente et de la demande du public en manipulant son désir. Et l’auditoire (le lecteur) se trouve pris au piège de sa fascination (répulsion) pour le monstrueux, ce qui l’oblige à se demander ce qu’il voulait trouver dans une histoire (ou derrière un titre) qui se présente comme un fruit défendu... auquel il ne goûtera jamais."- Hypocrite lecteur - mon semblable, - mon frère!" disait Baudelaire, un des maîtres de Barbey.

 

 

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