Contre la méthode (06/09/2009)

Par Pierre Béguin

 

feyerabend[1].jpgLa science est avant tout humaniste. Aucun prétendu argument ne m’énerve davantage que celui qui balaie toute contestation par ce stupide revers de formule: «C’est prouvé scientifiquement!» Pour paraître sérieux, tout doit devenir scientifique dans notre vie: sciences politiques, sciences économiques, sciences de l’éducation… Même la médecine, qui se glorifiait d’être un art, s’enorgueillit maintenant d’être une science. Quand donc comprendrons-nous que la science n’est jamais aussi scientifique qu’elle le prétend? Alors oui, pour parodier Sartre, je dirai que la Science est un humaniste… qui veut s’ignorer.

Voilà pourquoi j’ai pris un réel plaisir – peut-être un peu revanchard – à la lecture du plaidoyer provoquant de Paul Feyerabend – l’un des principaux philosophes de la science contemporaine – pour un savoir libertaire contre tout carcan méthodologique. Dans ce livre intitulé Contre la méthode, esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance (Ed. Points, Sciences), le philosophe s’en prend au dogmatisme caché des épistémologues, renvoyant dos à dos partisans de l’inductivisme et du falsificationnisme, prônant l’adoption d’une méthodologie pluraliste. Rappelons tout d’abord que, depuis Aristote, la conception traditionnelle et empiriste de la science privilégie la connaissance par induction: elle forge ses théories à partir des faits observés et des données de l’expérience, lesquels doivent corroborer ces théories. Pour plus de sécurité, elle exige comme caractéristique spécifique la double assurance de compatibilité: la compatibilité entre ses hypothèses théoriques («condition de compatibilité») et la compatibilité de ces dernières avec les faits et les données expérimentales (accord avec les faits). A l’inverse, le falsificationnisme soutient qu’on peut seulement réfuter une théorie par des contre-exemples, mais jamais la vérifier ou la corroborer. Pour Feyerabend, ces deux méthodologies reposent sur une vision simpliste tant des «faits» et des «données» de l’expérience, que de la rationalité et de la logique prévalant en science. Le soleil se serait-il levé des milliards de fois, qui nous prouve qu’il se lèvera encore demain? (le poète, au contraire, admet l’hypothèse: Si le soleil ne revenait pas.) Et si nous avions toujours agi selon les principes du falsificationnisme, nous aurions dit adieu à beaucoup de théories actuellement utilisées. En réalité – et Feyerabend prend un malin plaisir à nous l’exposer –, l’histoire de la science montre que ces méthodologies sont impraticables, que le progrès a été possible parce que les scientifiques en ont toujours violé les principes, que les grandes révolutions de la science se sont réalisées au prix d’une infraction à la condition de compatibilité des éléments théoriques, et que la compatibilité avec les faits n’est obtenue qu’à force d’ajustements et d’approximations ad hoc. La science avancera plus sûrement par une méthodologie pluraliste, en confrontant les théories, en acceptant les contre-exemples, même les plus absurdes: «On trouve quelques-unes des plus importantes propriétés par contraste, et non par analyse» (p. 27). La médecine en est peut-être l’exemple le plus évident. Condamnée par les colonisateurs occidentaux parce que non explicable scientifiquement, la médecine traditionnelle chinoise fut longtemps reléguée au rang du folklore local. A l’inverse, la médecine occidentale fut exclue de Chine parce qu’identifiée à une science bourgeoise. On commence seulement à admettre que la confrontation des deux médecines pourrait aboutir à des découvertes intéressantes.

Le livre de Feyerabend a ceci de revigorant, de nécessaire, qu’il lutte pour le pluralisme d’opinions, contre le chauvinisme scientifique, c’est-à-dire contre cette tendance bourgeoise, façon Homais, à penser que «ce qui est compatible avec la science doit vivre, ce qui n’est pas compatible avec la science doit mourir» (p. 51).  Une citation qui n’est pas sans nous rappeler cette fameuse réplique de M. Bahis dans L’Amour médecin: «Mieux vaut mourir dans les règles que de réchapper contre les règles» (Acte II, sc.6). Trois siècles et demi plus tôt, comme Feyerabend mais à sa manière, Molière polémiquait déjà contre l’étroitesse des dogmes. Comme dans l’Avertissement des Fâcheux où il refuse d’examiner, à propos de la comédie, «si tous ceux qui s’y sont divertis ont ri selon les règles». Ou dans La critique de l’Ecole des femmes où Uranie s’exclame: «Quand je vois une comédie, et que je m’y suis bien divertie, je ne vais point demander si j’ai eu tort, et si les règles d’Aristote me défendaient de rire.» Les dogmatismes de tout crin ont toujours eu la vie dure, et spécialement ceux qui concernent la science depuis que cette dernière, à partir du XIXe siècle, a définitivement admis l’économie comme sa maquerelle. Mais ça, Feyerabend ne le dit pas.

 

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