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Blogres - Page 126

  • Hystérie voyeuriste




    carver01(2).jpg PAR ANTONIN MOERI





    Selon le Robert, le mot « voyeur » est apparu au 18e pour désigner un spectateur attiré par une curiosité malsaine. Dès 1883, ce mot aurait désigné une personne qui assiste pour sa satisfaction et sans être vu à quelque scène érotique. Depuis 1957, on emploie le mot « voyeurisme » pour désigner le comportement des voyeurs considéré comme une perversion sexuelle. Nul doute, ces deux mots sentent mauvais (malsain, érotique, pervers). Faites l’expérience quand vous serez invité chez Madame Rinsoz : vous vous vantez d’être un voyeur, d’éprouver un vif plaisir à guetter (sans être vu) les caresses que se prodiguent deux individus. Vous serez servi. On ne vous invitera plus jamais. Faut-il en conclure que le voyeurisme est une maladie honteuse que tout citoyen se doit d’éradiquer ? Faut-il vraiment considérer cette part d’ombre chez les humains comme un crime ?
    Dans « The Idea », Carver met en scène deux personnages qui assument totalement leur voyeurisme, qui prennent du plaisir à guetter un voisin, lui aussi voyeur. Mais lorsque la jouissance induite par ce comportement n’est pas purement « érotique », elle peut relever d’un besoin pathologique de dénoncer, de contrôler, assez répandu dans les classes moyennes américaines. L’envie du pénis devient alors envie du pénal, pour reprendre les termes de Philippe Muray. L’excitation que recherche la narratrice de « The Idea » relève de cette seconde envie.
    Depuis trois mois, elle guette avec son mari les agissements suspects d’un voisin. Accroupis dans l’obscurité, ils ne se lassent pas d’assister à un étrange rituel : un type en bermuda se poste à l’extérieur de sa maison pour reluquer sa femme en train de se déshabiller. La narratrice ne supporte pas la conduite déviante de ces gens :  « Un de ces jours, je lui dirai ma façon de penser à cette traînée. Elle ne perd rien pour attendre ». Elle a déjà songé à appeler la police.
    En attendant, la faim se fait sentir malgré le dîner pris en début de soirée. Vern et sa femme se jettent sur le pâté, les crackers, la viande, les cornichons, les pommes chips et les corn flakes. En raclant les assiettes au-dessus de la poubelle, elle voit des fourmis. Elle les asperge d’insecticide. Elle imagine qu’il y en a partout. Elle vaporise dans tous les coins. Cette hantise d’une contagion signale un être qui a peur de l’autre. L’intrusion de ce type en bermuda reluquant sa femme à poil dérange l’ordre qu’elle se doit de préserver compulsivement. Elle se sent directement menacée par ces gens bizarres.
    Aux trois définitions données par le Robert, on pourrait en ajouter une quatrième. Le mot « voyeurisme » peut être employé pour désigner le comportement citoyen d’une personne qu’épouvantent toute déviance, tout plaisir non homologué, qui guette jusqu’au fond des chaumières la moindre parcelle d’ombre non prévue par la Loi.

  • Pas de prix pour les Goncourt

    Par Pierre Béguin

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    «Ce qui me frappe, c’est la laideur morale de mes camarades littéraires; ils ont toujours l’air de digérer le succès d’un ami» écrit Jules de Goncourt dans son Journal, le 28 août 1866.

    Ce qui me frappe, moi, à la lecture du Journal des Goncourt – dont, par ailleurs, je ne me lasse pas depuis des années – c’est leur laideur morale (même si leur fréquentation a fini par me les rendre sympathiques); ils ont toujours l’air de digérer le succès de leurs camarades littéraires, surtout lorsqu’ils semblent les complimenter. Ainsi de Dumas fils: «Il a le secret de parler à son public, à ce public des premières, de putains, de boursiers et de femmes du monde tachées. Il leur sert, dans une langue à leur portée, l’idéal des lieux communs de leur cœur» (16 mars 1867). Ainsi de Sainte-Beuve: «Une particularité de cet homme et qui signifie bien l’essence démocratique de sa nature, c’est la toilette intime de son chez-lui; la robe de chambre, le pantalon, la chaussette, la pantoufle, tout le lainage peuple qui lui donne l’aspect d’un portier podagre. Après avoir passé par tant de milieux élégants, distingués, il n’a pu s’élever à la tenue du vieillard du monde» (8 août 1867). Ainsi de Victor Hugo: «Avec les pauses, les arrêts, les soulignements de sa conversation, avec son ton oraculaire à propos des choses les plus simples, le grand homme fatigue, lasse, courbature l’attention» (12 février 1877). Ainsi de dizaines et de dizaines d’autres, peintres inclus, tel Courbet: «Le laid, toujours le laid! Et le laid sans grand caractère, le laid sans la beauté du laid!» (18 septembre 1867). Même les amis proches n’échappent pas aux aigreurs des deux frères. Ainsi Théophile Gautier: «Gautier sème intarissablement les paradoxes, les propos élevés, les pensées originales, les perles de sa fantaisie. Quel causeur ! Bien supérieur à ses livres…» (14 février 1868). Ou Flaubert: «Flaubert lit aujourd’hui à la Princesse sa nouvelle d’Hérodias. Cette lecture me rend triste. Il y a des tableaux colorés, des épithètes délicates, des choses très bien; mais que d’ingéniosités de Vaudeville là-dedans et que de petits sentiments modernes plaqués dans cette rutilante mosaïque de notes archaïques! Ça me semble, en dépit des beuglements du liseur, les jeux innocents de l’archéologie et du romantisme» (18 février 1877). Ou encore Zola, le disciple qui les a surpassés en talent comme en renommée, surnommé en conséquence le «vilain italianasse»: «C’est périlleux pour un homme complètement étranger à l’art, de faire tout un volume sur l’art» (19 avril 1885, à propos de L’Œuvre dont Zola vient d’exposer le projet à Edmond de Goncourt). Seul Alphonse Daudet échappe quelque peu à cette vindicte rancunière. Et encore, en cherchant bien…

    A Pascal Rebetez qui se demandait dans ce même blog il y a quelques semaines (cf. Avant la nuit): «Peut-on rester ami avec quelqu’un dont on n’aime pas le travail?» je livre ces deux jugements d’Edmond de Goncourt sur Jules Barbey d’Aurevilly, le premier à la suite d’une bonne critique de Barbey sur un livre d’Edmond: «Il a, à tout moment, des mots fins, intelligents, colorés, des mots de peintre et aussi des sous-entendus, qui amènent de suite entre nos deux esprits une espèce d’entente franc-maçonique» (12 mai 1885), le second après un de ces éreintements dont l’auteur des Diaboliques avait le secret: «Barbey d’Aurevilly, un critique épateur de bourgeois et dont les éreintements ou les magnificats semblent tirés au hasard dans un chapeau, un romantique arriéré, un romancier manquant absolument du sens de la réalité, un écrivain dont la célébrité a été surtout faite par son costume de faraud imbécile, le mauvais goût de ses cravates à galons d’or, ses pantalons gris perle à bandes noires, ses redingotes à gigots…» (24 avril 1889)

    Certes, c’était il y a longtemps, pourrait me rétorquer Pascal. Car, bien entendu, si les écrivains ou artistes, depuis, ne se sont pas forcément élevés en talent, ils se sont très certainement élevés en grandeur d’âme. Pour autant, je conclurai en citant cette phrase de… Jules de Goncourt: «Il en coûte encore plus de trouver du talent à ses amis qu’à ses ennemis» (14 novembre 1867).
  • Solon, voleur genevois, 1840-1896

    Par Alain Bagnoud

     

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    Marc Solon est un être bien réel. Né le dix-sept août 1840 à Genève. Quatrième fils illégitime d'une fille naturelle, Marie Solon, 27 ans. Abandonné dans la «Boîte à toutes âmes» de l’Assistance publique.

    Sa vie est une suite de malheurs presque inévitables qui font la procès de la société de son époque. Il est placé chez un paysan d’Avully, de qui on le sépare à 12 ans parce qu'on ne doit pas s’attacher à un père nourricier. On le met à La Garance, un établissement «agricole et industriel» de Chêne-Bougeries, qui sert à dresser des adolescents réfractaires. Le pasteur Vautier, son directeur, veut de l'obéissance, du sentiment, du repentir et des larmes. Solon ne lui donne pas ce qui lui plaît.

    Mauvaise tête, fugueur, voleur, coeur dur, il est donc renvoyé. Il continue sa descente. Première prison à 15 ans. Puis 42 comparutions, 33 condamnations, 18 ans sous les barreaux. A quoi il faut ajouter de nombreux internements pour cause d'alcoolisme. Enfin, il est expulsé de Genève à 56 ans, et on perd sa trace.

    Martine Ruchat, enseignante à l'université, explique qu'elle est tombée sur ce personnage après qu'une femme a légué aux Archives de la vie privée, dont elle est présidente, un fonds de documents. Par hasard, elle y découvre le compte-rendu d'entretiens qu'un presque contemporain de Solon a eus avec lui juste avant son expulsion.

    Henri Lejeune avait 23 ans de moins que le voleur. Il était ouvrier d'usine et écrivait dans Le Drapeau rouge, organe du parti communiste. Il avait le projet, qu'il n'a pas réalisé,de faire la biographie de Solon.

    Après sa mort, son fils Charles reprend les documents, fouille dans les archives et rédige un texte romancé dont il achève deux parties sur trois.

    C'est à partir de tout ça que Le « Roman de Solon » est écrit.

    Trois strates, trois niveaux de narration. Ça pourrait être intéressant. Le problème est que Martine Ruchat se débrouille mal entre ces trois niveaux. Leur définition est floue, on ne sait souvent pas d'où ça parle.

    De plus, ni elle ni Charles Lejeune ne sont romanciers, et si la documentation est riche et les intentions excellentes, les passages narratifs manquent souvent d'intérêt, plus particulièrement quand on se retrouve en focalisation interne, dans la tête de Solon.

    D'où sans doute les guillemets du titre, qui sont symptomatiques. Ils évoquent probablement les hésitations de Martine Ruchat quant au genre du texte qu'elle écrit (récit historique, essai, démonstration morale, roman), quant à la méthode qu'elle suit et au but qu'elle poursuit.

     

    Martine Ruchat, Le « Roman de Solon », Antipodes

    (Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud.)

  • L’âge, le sexe et le voyage

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    par Pascal Rebetez

     

     

    Lévi-Strauss vient d’avoir 100 ans, Hans Erni les aura bientôt, Maurice Chappaz fêtera dans quelques jours ses 92 ans. On ne pourra bientôt plus dire que ce sont toujours les meilleurs qui s’en vont. Ils restent aussi, sinon vaillants dans leur corps, du moins dans leur tête. Parce qu’ils travaillent, écrivent, font des projets. Ce qui semble la plus élémentaire leçon de savoir-vivre…

    Regardez Jean Buhler le Neuchâtelois, le baroudeur écrivain, l’homme des routes et des traverses, il ne cesse de publier et de griffer la planète de ses pas de géant et d’homme libre. Il fêtera ses 90 ans l’été prochain. Pour le fréquenter quelquefois, pour l’avoir même publié, je peux témoigner de son immense solidité, de son caractère tout aussi massif et entier. Il ne s’est pas fait que des amis dans les salons mondains et chez les décideurs de notoriété. Pourtant, le gaillard peut en remontrer à beaucoup d’écrivains dits voyageurs. Chez lui, c’est du vécu, du risqué, de l’humain rencontré, frotté, pratiqué.

    Buhler me disait ne pas comprendre que les vedettes de la littérature du voyage, les Ella Maillart, les Nicolas Bouvier, n’évoquaient presque jamais le sexe. Alors que c’est par là aussi, dans les rencontres amoureuses et/ou érotiques que l’on fait connaissance de l’autre. Dont acte.

    Vivre vieux, je résume, c’est marcher, écrire et faire l’amour. A prendre dans le désordre.

    J’ai assez envie de ne pas mourir trop vite.
  • Adolescence d'un écrivain


    bagnoud.jpgPar Antonin Moeri






    J’adore le présent de narration. C’est un temps qui fait ressurgir des faits comme s’ils se déroulaient sous les yeux du lecteur. Un auteur français l’utilise pour mettre en scène des moments d’une rare intensité : évasion du protagoniste, recherche d’un sentier perdu, découverte du cadavre de la femme adorée. Alain Bagnoud en use pour dire ou raconter ce que voit, entend, touche, ressent, mange l’adolescent qu’il fut. Cependant, quand le narrateur prend la parole trente ans après les faits, c’est au passé qu’il parle, tissant sa toile d’images et de réflexions sur le boulevard de la remémoration. Ce mouvement de va-et-vient entre ici et là-bas, entre maintenant et jadis, déclenche chez le lecteur une voluptueuse sensation qui n’est pas sans rappeler les effets de la caféine.
    Ainsi est-on convié à éprouver les émotions d’un garçon qui, un jour de fête catholique, marche au pas dans une fanfare villageoise, tape sur son tambour, tombe en pâmoison devant trois princesses, écoute le somptueux curé parler du dragon terrassé par Saint-Georges, sent les effets du premier vin (« magie du vin qui rend le monde plus beau, plus brillant, plus intéressant »), découvre une autre vision du monde, celle d’un jeune prof marxiste dont le discours l’époustoufle, se trouve médiocre, peu séduisant devant la fille qui disparaît avec un copain derrière les granges…
    Ce que raconte Bagnoud dans ce livre, c’est la transformation d’un regard, la construction d’une identité, celle d’un sujet que les modèles de comportement, la mentalité, les coutumes, les rôles et les projets des villageois ne sauraient contenter. Le doute, le désir, l’ennui, la révolte habitent cet adolescent qui rêve de conquérir une langue (territoire qui n’a rien à voir avec le sol des campagnards, la terre des pères et des aïeux), celle de la peinture, celle du roman qui permet de mieux comprendre ses sentiments et ceux des autres, d’expliquer la jalousie, l’envie ou la rage, qui « crée un écart par rapport aux croyances et aux parlers des entourages ».
    Le tour de force d’Alain Bagnoud est de concentrer en un seul jour (la Saint-Georges au début des années septante) un grand nombre de scènes, de dialogues, de souvenirs, d’arguments, de considérations sur l’amour, les classes sociales, la mort, les idées reçues, les normes, le langage, l’argent, la vérité, le progrès, la honte des origines, la drogue, la musique, les lois du capital, l’art, la spiritualité, les valeurs, la liberté sexuelle, la solitude, la violence, l’innocence, la culpabilité. C’est avec ces ingrédients et en s’adressant à l’imaginaire du lecteur que l’auteur réussit sa plongée dans une des périodes les plus belles et les plus déroutantes de la vie.


    Alain Bagnoud : « Le Jour du dragon » L’Aire, 2008

    L’auteur signera son livre jeudi 4 décembre à la Librairie du Parnasse, Rue de la Terrassière, dès 18 heures trente. Le comédien Cyril Kaiser lira des extraits de l’œuvre.
    A ne pas manquer !

  • Echec et quête

    Par Pierre Béguin

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    Notre littérature moderne a élevé en mythe la fatalité de l’échec. Toute quête qui ne se terminerait pas fatalement par un échec rencontrerait à coup sûr le mépris compassé de l’intelligentsia. Depuis Don Quichotte, et même depuis la quête du Graal (certes Galaad réussit mais Chrétien de Troyes insiste surtout sur l’échec des autres chevaliers), on sait d’avance que la quête, quelle qu’elle soit, ne peut se terminer par la victoire du héros. La défaite est devenue un lieu commun incontournable de la littérature moderne, en même temps qu’un gage de qualité, comme si l’échec ou la réussite de la quête délimitait deux types de littératures inconciliables: la «haute» littérature initiatique et la «basse» littérature de divertissement. Le cinéma n’échappe pas à cette règle: Fitzcaraldo ou Indiana Jones…

    Je pensais à cela en regardant le dernier film de Sean Penn Into the wild. La quête d’absolu du héros, sa recherche de pureté, de dépouillement, les errances qu’elle entraîne inévitablement, ont ranimé en moi des souvenirs, des échos, voire des pulsions, pour ne pas dire des démangeaisons, que je n’aurais jamais crus aussi vivaces et que, de toute évidence, mes nombreux bourlingages par le monde n’ont réussi ni à épuiser, ni même à apaiser. Into the wild! Dommage que, dès le début du film, on acquiert la certitude que cette trajectoire hors des sentiers battus se terminera tragiquement. Dès le début, on sait qu’il y aura un point de non retour, une limite au-delà de laquelle le ticket de l’aventure ne sera plus valable. On l’identifie immédiatement à cette paisible rivière, au débit inoffensif, parce que, justement, elle paraît à ce moment de sa traversée paisible et inoffensive. On le sait parce qu’on ne peut pas imaginer qu’il en soit autrement malgré la logique narrative qui devrait rendre improbable toute issue funeste (et l’on pense alors à La Bouteille à la mer d’Edgar Poe). On le sait comme on sait qu’Achab ne trouvera pas Moby Dick ou que, s’il la trouve, il sera vaincu par la baleine blanche. On le sait comme on sait que le vieil homme d’Hemingway ne ramènera jamais son poisson merveilleux sur la rive, ou que, s’il le ramène, ce ne sera plus qu’un squelette. On le sait comme on sait que Madame Bovary se suicidera ou que Lucien de Rubempré perdra ses illusions. On le sait parce qu’on a compris une fois pour toute que la littérature sérieuse, depuis le 19e siècle et l’avènement des valeurs bourgeoises, pense l’échec comme unique finalité acceptable à notre monde moderne. Seule exception, L’Île au trésor, un livre pour lequel j’ai déjà exprimé sur ce blog mon inépuisable admiration. Là, le trésor est découvert, et c’est probablement pour cette seule raison que le roman est déconsidéré par les universitaires et ramené au rang de récit de piraterie pour enfants. Le trésor est découvert parce que, précisément, Stevenson réinvente le monde à travers les yeux d’un enfant qui ne perd jamais sa capacité de surprise et d’émerveillement, son courage candide, voire sa pureté, comme l’incarne d’ailleurs Galaad. Conditions absolues à la découverte du trésor…

    Mais notre monde est trop vieux, trop fatigué, trop lâche. Nous ne pouvons plus penser en termes de victoire. Au mieux, c’est l’égoïsme du sauve-qui-peut, au pire le découragement et la défaite. J.L. Borgès l’avait bien compris: «Nous pensons en termes d’échec et nous ne pouvons qu’échouer, bien entendu!» Sommes-nous encore capables d’imaginer qu’il fut une période de l’humanité où la quête était toujours couronnée de succès, où les Argonautes trouvaient la Toison d’Or, Thésée tuait le Minotaure et Ulysse retournait finalement dans son île?

  • Le double de Jean Romain


    decimg20050314_5601050_0.jpgPar Antonin Moeri



    « Voir la mort comme une réalité à l’œuvre en nous » fait partie d’un projet que nombre d’écrivains ont caressé, si j’ose dire. Je me souviens des derniers livres d’Hervé Guibert, du Mars de Fritz Zorn, pour qui la maladie n’a pas « fait rayonner les êtres et les choses d’un éclat nouveau ». Ce qui me touche dans le dernier livre de Jean Romain « Rejoindre l’horizon », c’est le changement de ton qu’il s’autorise ici et là. L’assurance, la certitude, l’esprit de géométrie laissent la place à la vulnérabilité, au doute, à une émotion toute particulière. La ligne se brise. Le sol vacille. « Écrire c’est mettre à distance ce qui nous assaille, y compris sa propre identité ». Ce que l’auteur raconte, c’est l’apparition de son double que le travail du crabe a provoquée : apparition d’un être désarmé qui, au bord des larmes, revoit le visage pâle de sa mère ;  « ses mains, belles et nues ».
    Mais les références littéraires reprennent vite le dessus : Pessoa, Nerval, Sartre, Camus, Rimbaud, Cendrars, Montaigne, Primo Lévi, Mandiargues, Montherlant, Péguy, Finkielkraut, Philippe Muray. La culture livresque de Jean Romain est immense. Et pour un garçon qui a grandi dans la religion des livres, le spectacle d’un monde qui « prospère contre toute culture » est affligeant. Ce constat, nous le connaissons. Heureusement, il y a dans ce « récit » des retours en arrière, des souvenirs, des évocations : celle de l’internat à Saint-Maurice, celle des vacances en altitude « sous le ciel bleu du Valais… dans la lumière des jours sans fin », celle du petit sanctuaire où le narrateur se rendait parfois « pour y rêver, et peut-être pour y prier », où il découvrit sa fascination pour le mystère.
    L’évocation du double désarmé, au bord des larmes, qui éprouve « le frisson devant la grandeur d’un autre monde », cette évocation me touche plus que les considérations sur la fin de l’Histoire et du monde littéraire, sur le triomphe des hâbleurs et des cuistres. Quand le double désarmé, au bord des larmes, entre en scène, Jean Romain découvre les accents d’un lyrisme que je ne lui connaissais pas. La langue qu’il crée n’est plus celle de l’explication ou de l’argumentation. Chaque mot trouve alors sa place dans une phrase ample, inspirée.



    Jean Romain : « Rejoindre l’horizon », éd. L’Age d’Homme, 2008.

     

    N'oubliez pas de visiter le site    www.jeanromain.net 

  • On connaît la chanson

    Par Pierre Béguin

    jonasz[1].jpgEn v’là du sot en v’là…

    Je ne sais pas pourquoi, mais à l’annonce de l’annulation par la justice de la double votation du 30 novembre sur le Cycle d’orientation (bon! si Flaubert ne s’était jamais remis d’avoir laissé filer deux compléments de nom d’affilée, moi je survivrai) cette chanson de Michel Jonasz, légèrement modifiée pour la circonstance, a spontanément squatté mon esprit et semble bien décidée à n’en point sortir. Je dois donc l’expulser. Il faut dire qu’après les cafouillages sur l’interdiction de mendier et la cacophonie sur l’interdiction de fumer dans les lieux publics, notre bon Conseil d’Etat prouve, s’il en était encore besoin, qu’il ne rate jamais une occasion de faire une connerie. Le sens inné de l’autogoal, des vrais pros! Avec eux, on ne sait pas où ça commence et où ça finit parce que ça ne fait que continuer. D’autant plus que, dans la course à la sottise, les quatre Dalton de la ville semblent bien décider à réagir pour assurer une qualification dont personne ne doute…

    En v’là du sot en v’là

    Et c’est du bon croyez-moi…

    Certes, l’inénarrable chef de l’Instruction publique assume, assure-t-il. Et d’ajouter la bouche en cœur qu’il n’a jamais voulu tromper l’opinion. Ah bon! «Et moi j’suis les Beatles!», comme disait l’autre. Au train où ça va, m’est avis que ses cent directeurs ne sont pas encore assis définitivement dans leurs fauteuils dorés. Et encore un désaveu en vue, un!

    En v’là du sot en v’là

    Et c’est du bon croyez-moi

    Et ça commence toujours comme ça…

    Tenez, pas plus tard que mercredi dernier, je lisais dans la Tribune les arguments de Martine Brunschwig Grave contre l’initiative populaire «Pour un âge flexible de l’AVS». Je cite notre Martine nationale sinon vous n’allez pas me croire: «Lorsque l’AVS a été créée en 1948, la durée de vie moyenne pour une femme était de 81 ans (75 pour les hommes). Aujourd’hui, elle est de 91 ans pour les femmes (87 pour les hommes)». Martine aurait-elle des origines marseillaises? Et nous n’étions pas au courant! Incompétence ou mensonge éhonté? Dans les deux cas, elle garde le même aplomb, y compris sur le plateau de Genève à chaud où, lors d’un débat, elle répète les mêmes inepties sans que son opposante, curieusement, ne relève quoi que soit. En réalité, renseignements pris à l’Office fédéral de la statistique, en 1948, la durée moyenne de vie est de 71 ans pour les femmes (66 pour les hommes) et, actuellement, elle est de 84,2 ans pour les femmes (79,4 pour les hommes). Les chiffres folkloriques de Martine correspondent en fait à une projection possible – mais loin d’être certaine au vu de tout ce qui nous menace – pour 2030, ce qui, vous en conviendrez, suffit à faire planer un gros doute sur l’honnêteté de la politicienne. Attention Martine, je pourrai recourir auprès du Tribunal pour «forfaiture envers le citoyen»! Et je ne vous parle pas des autres arguments! Par exemple, Martine en pourfendeuse des riches qui seuls, selon elle, profiteraient des largesses de l’initiative… Est-ce que ces gens sont sérieux? En tout cas, moi, j’ai voté pour l’initiative dans l’espoir insensé que Martine l’anticipe (sa retraite donc). Certes, j’entends déjà, comme un chœur de tragédie antique, l’incontournable cri primal de Weiss Muller, les Tarzan du libéralisme, s’élever dans la jungle économique: des p’tits sous, des p’tits sous, toujours des p’tits sous... Mais si on trouve 68 milliards pour sauver l’UBS, on devrait bien en trouver 1,5 pour permettre aux futurs chômeurs de l’UBS de prendre une retraite anticipée. Faut pas m’prendre pour un sot, tout de même!

    En v’là du sot en v’là

    Et c’est du bon croyez-moi

    On pourrait pas s’arrêter là

    Alors ça continue des fois…

    Le prochain camouflet prend peut-être déjà forme. Je lis dans le même journal que l’Office fédéral des transports (OFT) a rendu un avis favorable aux opposants du CEVA. Le Conseil d’Etat, toujours aussi stupidement imbu de lui-même, voulait passer en force sans mener le débat sur la place publique et sans que la population ne puisse s’exprimer par les urnes. Une erreur que les Vaudois n’ont pas commise avec leur métro. Déjà que nos voisins, en nous voyant, ne peuvent s’empêcher de chanter en réponse au «subtil» Cramer qui les avait très sottement traité de provinciaux…

    En v’là du sot en v’là

    Et c’est du bon croyez-moi…

    Bon! On se vengera en automne 2009 qu’on se dit comme ça pour se consoler. Sauf que les partis vont, comme d’habitude, nous concocter des listes communes de seconds couteaux usagés qui, au final, ne nous laissera aucun choix. Il ne restera plus au crétin d’électeur qu’à valider par bulletin de vote le propre choix arrangé des partis…

    Nos chefs sont tous très forts en thème

    Et on élit toujours les mêmes…

    Ah, enfin! D’une chanson l’autre. Espérons que celle-ci expulse définitivement la précédente et qu’elle soit elle-même expulsée avant les élections de 2009…

    Magouille blues, magouille blues, maaa agouille blues!

    Ah oui! Là, ça va déjà mieux….

     

     

  • Saint Genet, comédien et martyr, par Jean-Paul Sartre

    Par Alain Bagnoud

    Genet2.jpgCe livre, rédigé pour servir d’introduction aux œuvres complètes de Genet, a provoqué chez Genet l’impossibilité de continuer à écrire des romans. C'est lui-même qui l'a dit. Pendant dix ans, bloquage complet. Puis il s’est voué au théâtre, si on excepte son récit posthume, Un captif amoureux, sur les Palestiniens.

    On peut croire Genet ou pas. Il était probablement arrivé au bout d'un cycle romanesque, il cherchait à se renouveller, l'analyse de Sartre a hâté la crise.

    En tout cas,Saint Genet, comédien et martyr est une formidable machine à décortiquer la personne et les oeuvres de Genet, qui passent à travers la moulinette de la pensée sartrienne, scrutées par cette magistrale intelligence dans une démonstration minutieuse. 690 pages serrées.

    Tout au long du livre, Sartre semble défaire patiemment une montre très complexe. Il examine chaque rouage, le décrit, explique à quoi il sert. Grâce à la succession des causes et des effets, finalement, il devrait n’y avoir plus aucun mystère.

    Tout le caractère, toute la sexualité, toute la littérature de Genet sont décortiqués, motivés, nécessités par les circonstances de cette existence, et par la volonté de Genet d’assumer ce dont on l’accuse tout en respectant les valeurs de ses ennemis. Car ce serait là où s’exprimerait la liberté de Genet, cette liberté chère à Sartre, qui veut dans cet essai « montrer les limites de l’interprétation psychanalytique et de l’explication marxiste ».

    Un livre impressionnant. Une vision large, complète, un système subtil, convaincant, qui, désormais qu'il n'est, et de loin, plus majoritaire, éclaire et étonne.

    Mais derrière, malgré tout, il reste des ombres. Par exemple dans la démonstration que Sartre voulait faire : « prouver que le génie n’est pas un don mais l’issue qu’on invente dans les cas désespérés ».

    Elle ne persuade pas tout à fait. D’autres se sont trouvés dans la même situation que Genet, et ne se sont pas retrouvés grand écrivain français du XXème siècle. Et malgré toute l'intelligence de Sartre, il reste des questions là-dessus. Le génie, c'est quoi? Ça vient d'où? Ça fait quoi?

    Jean-Paul Sartre, Saint Genet, comédien et martyr, Gallimard

    (Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud.)

  • « Le nègre du DIP »

    charlesbeer1-3.jpgPar Antonin Moeri




    On dit habituellement d’un peintre qu’il a « un bon coup de patte ». Cependant, j’ai entendu dire à propos d’un écrivain : « Il a une sacrée patte ». Parlant d’un polémiste avec un enthousiasme appuyé, Sollers disait à la radio « Quelle papatte ! ». En lisant attentivement la chronique de Pascal Décaillet parue dans la Tribune de Genève (où il reproche aux auteurs de l’initiative 134 de recourir aux juges pour régler un problème d’ordre politique), je fus agréablement surpris en découvrant les expressions « un plumitif de l’entourage de Charles Beer » et « le nègre putativement malveillant du DIP ». Le terme « plumitif » (lorsqu’il désigne un bureaucrate ou un mauvais écrivain) recèle, si j’ose dire, une dose d’agressivité qu’on préférerait gommer par temps d’euphémisation galopante. Mais la nuance la plus fine est véhiculée par une savoureuse création adverbiale : « putativement ». Le nègre existe (on ne saurait imaginer notre ministre dit de l’Instruction publique accomplir cette tâche), et ce sont précisément les intentions de ce nègre que Décaillet pointe d’un doigt à la fois tremblant et ironique. Ouf ! Car l’ironie se fait de plus en plus rare. La manier relèvera bientôt du crime contre l’humanité.