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Blogres - Page 122

  • La risée de la Suisse

    Par Alain Bagnoud

    Champaigne_Vanite-cf959.jpgJ'ai de la chance: j'appartiens à deux cantons qui s'arrangent pour être alternativement la risée de la Suisse. Pas besoin d'aller chercher bien loin des sujets de conversation, il suffit de citer leur nom pour qu'aussitôt, vos interlocuteurs se pâment et s'épanouissent comme des citrouilles.

    Il y a quelques années, c'était le Valais. Vous vous souvenez probablement de cette période, avec les promoteurs immobiliers, le Parti Unique majoritaire, le gypaète, les écologistes tabassés par des commandos... C'était une époque où je ne pouvais pas apparaître dans une réunion sans qu'on m'interpelle en rigolant: « Mais qu'est-ce que vous avez encore fait, les Valaisans? » On rappelait les événements, on ironisait, on proposait les solutions les plus habiles: créer une fédération entre le Valais et la Corse, par exemple, ou décerner des appellations AOC pour que des comportements si pittoresques ne changent pas.

    Puis ça s'est déplacé. Qu'on le regrette ou non, le Valais s'est normalisé et a trouvé une manière de fonctionner moins folklorique. Vous vous rendez compte qu'une première femme y a même été élue Conseillère d'Etat? En 2009? Décidément...

    Heureusement, c'est Genève qui a repris le flambeau, et désormais, la rigolade a changé de camp: « Mais qu'est-ce que vous avez encore fait, les Genevois? »

    Il s'agit, je cite un peu au hasard, du stade de la Praille, de la votation annulée sur le cycle d'orientation, ou, pompom et feuilleton qui fait crouler de rire nos voisins, de la fumée dans les lieux publics, dont le dernier épisode rajoute une nouvelle touche de grotesque à une affaire qui n'en avait pas besoin.

    En effet, étant donné que l'interdiction de fumer est inéluctable, que seules quelques modalités sont encore à discuter, on peut se demander ce que cherchent les opposants. Une seule chose manifestement: à enfumer pendant quelques mois encore les bistrots, à coups d'effets suspensifs, pour satisfaire leur égoïsme, leur petit confort et leur mentalité de gamins qui font la nique aux adultes.

    Ce qui serait simplement grotesque si, comme on ne peut manquer de le rappeler, 50 à 60 personnes ne mourraient pas chaque année à Genève à cause de la fumée passive.

    (Publié aussi dans Le blogd'Alain Bagnoud.)

     

  • Pénis en berne

    Par ANTONIN MOERI





    penis-balloons.jpgQuand on me raconte une histoire et que le narrateur se présente comme un type exemplaire, ami des réprouvés, des victimes, des ados en dérive, des femmes battues ou des réfugiés échappés à un massacre où les bourreaux ont été clairement identifiés par les militants de toutes sortes, bref, quand un narrateur sait exactement où est le bien, où est le mal, j’abandonne aussitôt la lecture.
    Dans la nouvelle de Carver, “Là d’où je t’appelle”, le narrateur à la fois témoin et conteur est un ivrogne. C’est la seconde fois qu’il aboutit dans la maison de désintoxication de Frank Martin. La première fois, c’est sa femme qui l’a amené, la seconde fois c’est sa nana qui, le jour de Noël, l’a accompagné: une secrétaire dans une usine de composants électroniques. Elle a un fils, un ado à la redresse. Elle vient de recevoir les mauvais résultats de son frottis vaginal.
    Le narrateur possède une qualité: il aime écouter les autres quand ils ont quelque chose à raconter. Ainsi écoute-t-il attentivement un ivrogne, Joe Penny, la trentaine, qui lui raconte un souvenir d’enfance, comment il est devenu ramoneur et comment, pour une raison quelconque, il s’est mis à boire de plus en plus. Joe Penny préfère qu’on l’appelle J.P. Ils sont sur la véranda un ou deux jours après Noël. Ils fument des cigarettes. À douze ans, effrayé, J.P. pisse dans sa culotte. À dix-huit ans, il rencontre chez un copain Roxy, celle qui deviendra sa femme, une ramoneuse qui offre volontiers des baisers parce que cela porte chance. Puis, il tombe d’un toit, perd son permis pour conduite en état d’ivresse. Ce sont le frère et le père de Roxy qui ont amené J.P. à la maison de désintoxication.
    Au cours du récit, le lecteur ne sait plus très bien ce qui relève de J.P. et ce qui relève du narrateur. Exemple: au début, ce sont les mains de J.P. qui tremblent, à la fin, ce sont celles du narrateur qui tremblent. De plus, Roxy, venue rendre visite à son homme, plante un gros baiser sur la bouche du narrateur qui, ayant besoin de veine pour s’en sortir, lui a demandé cette faveur. Ce flou, cette indistinction rendent la situation encore plus dramatique. Et lorsque le narrateur sortira de sa poche un peu de monnaie pour appeler sa femme qui lui demandera d’où il appelle, il sera bien forcé de le lui dire. Il pourrait ensuite appeler sa nana et, quand celle-ci décrochera, il pourrait lui dire: “Hello, mon chou, c’est moi”.
    Ce narrateur n’a rien d’exemplaire, il n’a aucune maîtrise sur son destin, sa solitude est irrémédiable, il est incapable de faire la leçon au lecteur, de lui rappeler qu’il existe des salauds sur terre capables d’humilier l’autre et même de tuer des innocents, non, ce narrateur n’a qu’une qualité: il adore écouter les souvenirs de Joe Penny, d’un pénis en berne. “Ça m’aide à me détendre. Ça m’empêche de ruminer sur ma propre situation”. Littérairement, je trouve ça plus intéressant que ces livres où l’auteur avance en proclamant dans chaque phrase: “Voyez comme j’écris bien, comme je suis doué, voyez mon style, il est unique, parce que je sais où sont les salauds, les médiocres et les envieux.”

  • Dépannage et copinage

    Par Pierre Béguin

     

    Ce n’était qu’un petit encart en bas de page, comme un fait divers, à peine un chien écrasé. C’était juste avant Noël, au plus fort de la frénésie d’achats. Quand tout le monde a autre chose à faire, justement. A peine quelques lignes pour dire que Messieurs les ex dirigeants que je ne nommerai pas sont lavés de certaines accusations dans le scandale de la BCG. Qu’ils n’ont pas nui aux intérêts de la Banque, malgré des prêts à 0%. Certes, ce procès ne concernait pas encore le nœud du scandale, paraît-il. Mais il donne le ton: il ne fait aucun doute que le Justice genevoise a commencé à ouvrir son grand parapluie pour abriter ses ouailles politiques, tous bords confondus, et les protéger des intempéries dont ils sont responsables. Trois milliards envolés, et ni responsables ni coupables en vue! Ni même de commentaires! Circulez, rien à voir!

    Et pourtant, il l’avait crié haut et fort, le Procureur Zapelli, avant son élection, qu’il allait mener à terme le procès des ex dirigeants de la BCG. Des années qu’il traînait, ce procès, et contre sa volonté, en plus! Ah! On allait voir ce qu’on allait voir! Non mais!

    On a vu. Ou plutôt, on n’a rien vu. Un petit encart en bas de page, comme un fait divers, à peine un chien écrasé. Juste avant Noël, au plus fort de la frénésie consumériste. Coïncidence, bien entendu. Et je gage qu’au bout du compte on ne verra rien d’autres. Un petit encart en bas de page: la Tribune de Genève, fidèle à sa tendance paillasson approbateur de la politique genevoise, a parfaitement rempli son rôle. Heureusement que ses blogs en disent plus que ses colonnes! Un tout petit encart en bas de page, comme un vulgaire fait divers, pour débuter la grande lessive du scandale de la BCG. Le grand blanchissage prévisible de ses ex dirigeants et de son conseil d’administration avec ses politiciens de tous bords. Le tout sous la houlette intransigeante du procureur Zapelli, avec un Z comme (...) Avis à tous, à Genève, on lave gratuit et plus blanc! Pour autant que ce soit du lourd, évidemment (lire à ce propos Hold-up démocratique, de Serge Guertchakoff & François Membrez, Ed. du Tricorne, 2007, un livre curieusement ignoré des médias et, donc, passé inaperçu dans notre chère République).

    Pas de doute, notre ville incline toujours un peu du côté de la République bananière. La raison d’Etat! Après le scandale des tours de Plan-les-Ouates à la fin des années 60, soldé par un suicide et une condamnation, justifiée certes mais qui avait aussi l’avantage de couvrir de hauts responsables politiques (et à l’époque – j’étais enfant – des noms circulaient unanimement sur toutes les bouches, même sur celles du parti politique concerné; ce fut d’ailleurs le début du déclin du parti radical), après le scandale Medenica et ses fausses factures au début des années 80, pour lequel quelques boucs émissaires de seconde zone, finalement blanchis, ont permis de couvrir l’incurie de la gestion hospitalière, deux conseillers d’Etat qui auraient pu être impliqués et, bien évidemment, de nombreux professeurs de l’hôpital fonctionnant dans des cliniques privées et touchant des honoraires jugés alors indécents, sans parler de médecins de l’hôpital n’ayant pas le titre de professeur et touchant néanmoins des honoraires privés (lire à ce sujet Le dossier Medenica,  de Bernard Robert Charrue, Ed. Pierre-Marcel Favre, 1986). L’affaire Medenica –  un médecin ni libéral, ni socialiste, ni même suisse – a d’ailleurs prouvé qu’à Genève on aime bien les étrangers, aussi parce qu’ils permettent, pour coupables qu’ils soient, de concentrer sur eux des torts que des notables genevois ne veulent pas endosser, comme l’a encore démontré récemment l’affaire du Servette FC.

    Moi, j’ai maintenant l’intime conviction de gagner mon pari. Oui, j’avais parié avec mon père, dès le début du scandale de la BCG, qu’il n’y aurait aucun responsable, aucune sanction (je devrais dire aucun coupable car la Justice a inventé le verdict étrange «responsable mais non coupable»). Il ne voulait pas le croire, mon père. Il appartenait à cette génération qui avait encore une foi de charbonnier dans les Institutions. Je vais gagner mon pari, j’en suis sûr. Hélas, l’instruction dure depuis si longtemps qu’entre temps mon père est décédé. Au fond, j’aurai tout perdu, même l’honneur, comme les dizaines de milliers de contribuables et citoyens genevois dont on se sera moqués jusqu’au trognon. Pour parodier Max Planck – fondateur de la théorie des quanta –: le mensonge ne s’impose jamais entièrement par lui-même, mais ses adversaires finissent toujours par mourir (un axiome que j’ai voulu démontrer par l’exemple dans mon roman Joselito Carnaval). Et puis, après les 68 milliards de l’UBS, les 3 milliards de la BCG semblent de la roupille de sansonnet, on ne va pas chipoter pour si peu (encore que 3 milliards pour Genève uniquement donnent à peu près 68 milliards en moyenne suisse, c’est dire l’ampleur du scandale, à la hauteur des subprimes). Mais tout cela est si loin, les nouvelles générations ne sont même plus au courant, le temps de la prescription est venu, n’est-ce pas?

    Zapelli, dépannage et copinage! disait un sketch de la dernière Revue. Au-delà de la satire, serait-ce de l’information? Faudra-t-il désormais assister à la Revue pour s’informer? Et se contenter de lire la Tribune pour les sports et pour se conformer aux directives des politiques?

    La Tribune, dépannage et copinage? Au secours! Seraient-ils tous de mèche? Et ça ne va pas s’arranger. Lorsqu’Edipresse faisait main basse sur les quotidiens romands, on parlait déjà de dangereux monopole: maintenant qu’Edipresse est racheté par le Suisse allemand Tamedia, quel terme devrions-nous choisir…

     

    «Quelque temps après, c’est moi qui avais appris à Charlie que le Quotidien de la ville ne paraîtrait plus.

    Il en était resté sur le cul. 

    -          Ils ont coulé ? Des grèves, une faillite?

    -          Non, non, c’est à la suite de l’affaire des chiens. Pas un jour sans s’attaquer à cette mesure nationale. Ils allaient jusqu’à remettre en cause les résultats des scientifiques. Les lecteurs ne savaient plus ce qu’il fallait penser.

    -          A trop jouer avec le feu…

    -          Comme tu dis, le journal a fini par se faire interdire.

    -          Mince alors, et pour le tiercé?

    -          Ben mon vieux, faudra chercher tes tuyaux dans les Nouvelles brunes, il n’y a plus que celui-là. Il paraît que côté courses et sports, il tient la route.

    Puisque les autres avaient passé les bornes, il fallait bien qu’il reste un canard dans la ville, on ne pouvait pas se passer d’informations tout de même.»  (Extrait de Matin brun de Franck Pavloff)

     

  • Simonde de Beauvoir, Mémoires d'une jeune fille rangée

    Par Alain Bagnoud

    beauvoir1jpgsmall.jpgIl y a un intérêt tout particulier aux œuvres où un écrivain se penche sur son passé et essaie de comprendre ce qu'il était, comment il a évolué, et d'où vient sa pulsion pour l'écriture. Qu'est-ce qui fait en effet que Simone de Beauvoir, issue d'une famille bourgeoise catholique, devienne l'écrivain et la féministe qu'on connaît et ne connaisse pas le destin de son amie Zaza, soumise à sa famille, et à des devoirs infinis, qu'on destine à un mariage arrangé et qui finit par mourir, épuisée par un combat pour une mince liberté, choisir l'homme qu'elle épousera?

    C'est que Simone de Beauvoir a reçu des fées quelques dons qui l'ont aidée à se faire. Un caractère d'abord. C'est une bûcheuse, bête à concours, désirant les succès scolaires et les prix, toute tournée vers l'étude.

    Et puis la déveine sociale de sa famille se tourne en chance pour elle: le père s'appauvrit, déchoit, et les filles n'ont pas assez de dot pour qu'on les épouse, sont obligées de travailler,ce qui conduit Simone choisir une carrière d'enseignante, à étudier la philosophie, à s'ouvrir aux idées, aux débats, à se libérer l'esprit des clichés de son milieu.

    Cette situation sociale engendre des frustrations utiles à un futur écrivain. On écrit contre le monde, parce qu'on n'a pas assez de satisfaction, d'insertion, parce qu'il y a des manques.

    La dernière aubaine de Simone, et la plus grande peut-être, ce sont les rencontres qu'elle fait. Des camarades, des amies, des garçons qui lui apportent ou lui refusent juste assez de choses pour la pousser vers l'avant, jusqu'à cette rencontre capitale avec Sartre, qu'elle raconte à la fin de ces Mémoires, et dont elle sait presque aussitôt que c'est la chance de sa vie. Sartre est quelqu'un qui pense tout le temps, qui a un système original, personnel, avec qui elle se sent de grandes affinités, qui comme elle veut écrire.

    Très finement analysées, les circonstances de cette existence qui mène vers l'écriture sont en quelque sorte le pendant de Saint Genet comédien et martyr que Sartre a consacré à jean Genet, et qui vise à décortiquer une existence et à en montrer le sens et les conséquences. Avec, ici comme là, une fois que tout est expliqué, éclairé, un reste pourtant de mystère, une ombre que la lumière de l'intelligence ne réussit pas à éclairer. On peut décortiquer les causes et les effets dans une vie, il est plus difficile d'en déterminer la part de la liberté, de l'aléatoire, et c'est aussi son intérêt et sa beauté.

     

    (Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud.)

  • TEOREMA



    Par Antonin Moeri






    balthazar story.jpgJe me souviens être resté assis dans mon fauteuil, à la fin d’une projection de film. Je n’avais qu’une idée en tête, revoir ce que je venais de voir. C’était au cinéma Métropole, à Lausanne. J’avais quinze ans. Titre du film : Teorema. Auteur : Pasolini. J’ai voulu cet hiver faire une expérience : revoir la chose plusieurs années après cette première émotion.
    On voit un chef d’entreprise milanais rentrer chez lui, pendant que son fils fait le pitre en sortant du lycée et que sa fille (divinement interprétée par Anne Wiazemsky) se fait courtiser par un vague étudiant. Quant à l’épouse, elle lit un livre devant son miroir.
    Or voici que débarque dans cette famille bourgeoise un splendide jeune homme. N’oublions pas la domestique muette (interprétée par Laura Betti) qui pleure en fixant l’inconnu et qui lui offre aussitôt son corps. Le fils (admirateur de Bacon) est également bouleversé par la beauté du nouveau venu. Madame se dénude dans la maison de campagne quand l’ange revient de promenade. Le chef d’entreprise a des insomnies, il découvre son fils dormant dans les bras du visiteur. Il tombe malade et lit « La mort d’Ivan Illitch » de Tolstoï.
    Une des scènes qui m’avait le plus troublé, il y a des années, est celle où A.Wiazemsky découvre ses petits seins pointus devant le beau jeune homme. Même émotion en revoyant le film aujourd’hui. « Tu m’as soustrait à l’ordre naturel des choses », avouera le fils quand l’ange devra partir. « J’ignore comment j’ai pu supporter une existence aussi vide », lui avouera la dame. « Je ne pourrai plus vivre », sanglotera la fille. « Tu as détruit mon ordre, les valeurs auxquelles je croyais », lui dira le père en marchant le long d’un fleuve. La domestique retournera dans sa campagne, où elle fera des miracles avant de se faire enterrer vivante par sa maman (interprétée par la mère de Pier Paolo Pasolini).
    Madame (Silvana Mangano) ira chercher de jeunes gaillards dans les banlieues pour faire l’amour avec eux dans une pension ou un ravin. Le fille qui vénérait son père s’étendra sur son lit, en proie à une catatonie définitive, le poing à jamais fermé sur son secret (Requiem de Mozart presque insoutenable à ce moment du récit). Victime d’un délire de type psychotique, le fils qui rêve de devenir peintre pissera sur une toile bleue. À la fin du film, le chef d’entreprise embrassera une gamine à la gare de Milan. Il se dénudera et partira au désert, hurlant sa folie à la face de Dieu.
    Dramaturgie épurée, narration d’une redoutable efficacité (aucune scène ne génère l’ennui). Cette fable a gardé toute sa force et je crois comprendre pourquoi je suis resté vissé sur mon siège, dans la salle du Métropole, il y a bien des années. Teorema exerce un pouvoir qui est de l’ordre de la fascination ou de l’hypnose et, cependant, le spectateur n’a pas le sentiment d’être pris pour un imbécile.

  • Sujets

    Par Alain Bagnoud

    brun_de_versoix.jpgLes technologies nous rendent plus près de Dieu, dit-il. Les technologies sont comme des outils spirituels.

    Il a une coiffure moutonneuse et une moustache. Veston en velours côtelé brun, blue jeans et chaussures pointues. La dame qui l'écoute est beaucoup plus âgée, avec un col de fourrure, une écharpe rose, des lunettes progressives et un grand chapeau noir.

    Elle lui répond par petites rafales comme on tire à la mitraillette. lls sont presque seuls dans une grande confiserie à la paroi du fond entièrement dorée. Des prix chers. Beaucoup de personnel.

    Mon crayon s'émousse mais je retrouve sa mine en le tournant un peu entre mes doigts. Un Caran d'Ache rouge avec, sur la tranche: Etat de Genève. Je me demande quelle peut bien avoir été son histoire avant d'aboutir dans ma main.

    Mais où trouves-tu des sujets? m'a demandé jadis une longue dame fine qui veut écrire et qui ressemble à ma défunte tante Alice, morte d'un cancer.

    Dans la moto orange qui passe. Dans le stop tracé au bout de la rue. Dans cette affiche pour le Kiddie club hause, qui propose des anniversaires, des cours et du coaching pour les enfants. Dans ce communiqué de presse du Musée d'art et d'histoire qui annonce l'acquisition d'un Louis-Auguste Brun, dit Brun de Versoix, montrant la Promenade du comte d’Artois et de son épouse en cabriolet (1782)...

     

  • EVALUER LES PROFS

    Par Antonin Moeri

     









    SitStayForWeb.jpgComment améliorer les performances des profs dans l’école publique genevoise ? Plusieurs pistes sont explorées par les experts. L’une d’elles mérite de retenir notre attention : l’évaluation du salarié. On propose avec le sourire une visite régulière dans la classe et un entretien régulier avec le chef d’établissement, pour faire le point : cerner les motivations de l’employé et mesurer son engagement au sein de l’entreprise (de l’école).
    Cette pratique, qui vient du monde anglo-saxon et de l’économie de marché, est courante en France depuis un certain temps et ce sont le plus souvent (détail curieux à relever) des responsables politiques de gauche qui l’introduisent dans le système. Mais qu’en est-il exactement ? Dans un petit livre au style concis, Jean-Claude Milner nous rappelle que personne ne sait exactement à quoi sert cette évaluation sinon à préparer les charrettes des prochains licenciés ou des prochains mis à la retraite anticipée. Quand on modernise, on ne définit pas des objectifs, on donne des ordres contradictoires : viser l’égalité MAIS promouvoir les meilleurs, créer un lieu de vie MAIS apprendre la discipline aux récalcitrants. Pour Milner, il n’y a qu’un seul objectif : « la domestication généralisée ».
    Le problème, selon lui, c’est que cette idéologie de l’évaluation « projette d’intervenir au plus intime et au plus secret de la vie des individus ». En cherchant à brancher l’intimité du salarié sur la normalité du groupe, en faisant sauter le droit au secret dont chacun(e) devrait bénéficier dans une démocratie, on ne vise qu’une chose : contrôler les gens en faisant d’eux des  « choses évaluables », ramener l’intime à des profils et à des types. C’est-à-dire faire de l’être parlant (le prof) un objet indiscernable, substituable : un homme ou une femme de dossiers qui parle au nom de l’administration, qui a choisi de surveiller ses semblables et qui rêve d’une société où il n’y ait que « des domestiques, des valets et des serviteurs ».
    N’importe qui peut accéder à la position d’évaluateur. N’importe qui « peut se trouver convoqué à évaluer ». N’importe qui « peut ainsi aller à ce point de bassesse où il se découvre le maître d’un autre ». Or, ce « régime de la domestication généralisée peut être mis en suspens ». Ce serait aux politiques, selon Milner, de combattre l’esprit de domestication. Mais l’évaluation est un mot d’ordre. Dans un monde où la « positive attitude » est prescrite, pointer du doigt quelques pratiques équivoques vous ferait passer pour un grincheux, un esprit négatif, beurk !



    Jean-Claude Milner : La politique des choses, édition Navarin, 2005.

  • L'enseignement de l'ignorance

    Par Pierre Béguin

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    Si Dieu est invisible, on peut raisonnablement penser qu’Il n’est pas très loin de la parole des apôtres. Si la vérité est invisible – on déploie assez d’efforts pour qu’elle le reste – on peut logiquement penser qu’elle n’est jamais très éloignée du cynisme le plus total. D’une certaine manière, c’est la logique de Machiavel: se placer du point de vue de l’ennemi et se demander ce qu’il est condamné à vouloir étant donné ce qu’il est. Une technique utilisée notamment par l’essayiste Susan George dans son livre Le Rapport Lugano, où l’auteur se place dans la logique des élites du monde politique, financier et industriel, réunis à Lugano pour envisager les mesures à prendre afin de viabiliser le système capitaliste. Et comme ce rapport n’est pas destiné à être lu par le peuple souverain, tenu éloigné comme il se doit de la vérité, les responsables peuvent s’exprimer avec un cynisme stupéfiant.

    C’est aussi à cette technique que recourt Jean-Claude Michéa dans son excellent petit essai intitulé L’Enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes, paru en 1999 et réédité en 2006 aux éditions Climats. La thèse? L’auteur montre comment le pouvoir politico-économique reconfigure l’appareil éducatif selon les seuls intérêts financiers du capital, comment l’éducation de masse, sous prétexte de démocratisation, a fini par abrutir les privilégiés eux-mêmes, pourquoi la propagation de l’ignorance, voire la «bêtification» des masses par le vecteur télévisuel, n’est pas le fruit des dysfonctionnements de la société mais une condition nécessaire de sa propre expansion, pourquoi le déclin de l’école n’est pas la conséquence, mais l’objectif même des incessantes réformes qu’on lui impose, et comment les puissants se servent des naïfs doctrinaires de gauche pour asseoir cet objectif dont la finalité est de faire de la consommation un mode de vie à part entière. Et c’est précisément sur cette ignorance qui délite les capacités de résistance aux manipulations médiatiques et au conditionnement publicitaire avec une efficacité remarquable que «les grands prédateurs de l’industrie, des médias et de la finance, avec la complicité de leurs institutions internationales (Banque mondiale, FMI. OCDE, G7 puis G8, GATT puis OMC, etc.) et celle, plus ou moins enthousiaste, de toutes les classes politiques occidentales, pourraient entreprendre d’édifier, en toute tranquillité intellectuelle, une cybersociété de synthèse, dont l’unique commandement serait le très vieille devise de l’intendant Gournay (1712-1759): Laissez faire, laissez passer.»

    Oh! Je vois venir les commentaires allumés de quelques insatiables blogueurs: tout cela sent décidément un peu trop l’altermondialiste, voire Le Monde diplomatique. C’est vrai et le parti pris peut déranger, je le concède. Mais avant de condamner ce petit essai dérangeant, prenez le temps de le parcourir, même s’il n’y a pas d’images à colorier…

     

     

  • Marie Coquelicot à Saint-Gervais

    Par Alain Bagnoud

    macoquelicot3.jpgNotre ami Pascal Rebetez a un talent pour donner des mots à ceux qui n'ont pas l'habitude de parler. Les amateurs de théâtre se rappellent probablement sa pièce fulgurante et aérolithique montée par le Poche en 2005: Les mots savent pas dire, dans une mise en scène de Philippe Sireuil. Une histoire inspirée par un fait divers.

    Quand sa mère meurt, dans une ferme des Pyrénées, Jeannot refuse qu'on l'emmène au cimetière et il l'inhume sous l'escalier de la cuisine avec une pelote de laine, des aiguilles à tricoter et une bouteille de vin. Pendant cinq mois, cloitré dans la maison avec sa sœur,  il grave sur le plancher de sa chambre un texte déstructuré et paranoïaque puis il meurt d'inanition. Ce n'est qu'après le décès de sa sœur vingt ans plus tard qu'on découvrira Le plancher de Jeannot, une œuvre d'art brut étonnante.

    Il y avait eu avant ça une autre pièce inspirée du réel. Le meilleur du Monde, imaginée d'après la trajectoire de Willi Favre, né aux Diablerets et médaillé d’argent en slalom géant aux Jeux olympiques de Grenoble en 1968. Une montée vers la gloire puis une plongée vers les enfers.

    Et encore avant, en 1987, Marie Coquelicot, créé au Festival de la Bâtie.

    C'est ce texte qu'on peut réentendre au Théâtre Saint-Gervais jusqu'au 8 mars, dans la bouche d'Isabelle Maurice, qui a voulu faire revivre ce monologue d'une femme simple. Elle s'est pour ça entourée de Muriel Décaillet dont la scénographie évoque l'enchevêtrement, « enchevêtrement des fils, des rituels, des tourbillons, des errances, des emballages et déballages de tout un chemin de vie chaotique », dit le texte de présentation, et de Pierre Miserez qui signe une mise en scène peut-être un peu éclatée.

    Marie Coquelicot est elle aussi inspirée d'un personnage qui a existé. Sa famille était voisine de celle de Pascal Rebetez qui était servant de messe à l'enterrement du fils handicapé et se souvient encore du père se jetant sur le cercueil. Il a imaginé la trajectoire de la sœur, forcément sordide. Inceste, coups, placement en Suisse allemande dans une ferme, mariage malheureux, coucheries, déceptions multiples...

    Mais il ne s'agit pas que d'une suite de malheurs. Le personnage de Marie Coquelicot ne se résigne pas, elle affronte, et les péripéties qu'elle raconte se teintent parfois d'humour dans la bouche d'Isabelle Maurice qui en fait une résistante.

     

    Marie Coquelicot, Théâtre St-Gervais Genève, rue du Temple 8, jusqu'au 8 mars, représentations à 20h30 sauf le dimanche à 18h et le 8 mars à 15h30. Relâche le 23 février et le 2 mars.

    (Publié aussi dans Le Blog d'Alain Bagnoud.)

     

     

  • L’héritage africain

    par Pascal Rebetez

     

    Je suis de souche modeste, de tronc solide, de branches en santé mais à l’usufruit inexistant. Pas de dot à venir ni héritage, aucune vieille tante par l’odeur alléchée, rien. Ceux d’avant m’ont fait. Point. Ils m’ont, à la naissance, délivré du poids de tout legs matériel. Soit. On peut en vivre. On peut même en vivre mieux, sans toutes les attentes malsaines de celui qui espère, suivies souvent de disputes fratricides, de déchirements, de vexations, et j’en passe… Que serait le roman du XIXème siècle sans la notion désirante et délirante de l’héritage ?

    Or, depuis quelques mois, de plus lointains cousins s’offrent à faire de moi le bénéficiaire de fortunes incroyables. C’est par millions de dollars qu’Eugène Baba, Aurélienne Mafti ou encore André Touré tentent de m’amadouer. Tous sont jeunes, beaux, riches mais orphelins dans une Afrique sanglante. Ils espèrent que, frappé de cette noble commisération occidentale qu’est la pitié (l’avatar spirituel de la colonisation), je saisisse l’opportunité de faire le bien en même temps que de m’enrichir, moi l’occidental avachi, ridé, pauvre et en bonne santé : il suffit pour cela que je transfère mon numéro de compte en banque et je toucherai… 20% propose André ; d’autres m’offrent 100'000 dollars cash.

    Ça change du 0,5% d’intérêt en compte épargne de l’UBS.

    Qu’attendent nos banquiers pour s’insurger contre cette concurrence déloyale ? que je devienne brusquement millionnaire ? J’hésite encore… la richesse, surtout quand elle est soudaine et surtout soudanaise, peut provoquer quelque désagrément existentiel. Et puis, j’aspire au détachement, je rêve de me désencombrer. Alors, toute cette bonne fortune ne serait qu’aliénation supplémentaire, possession possessive…

    Et ensuite, quel malheur ! Riche à millions, je forcerais mes propres enfants à entrer dans la dure chaîne des héritiers, ceux qu’on marque aux fers, les esclaves de l’attente et de l’envie. Non, cousins africains, je vous rends votre obole. J’ai de vous quelques gènes de cueilleur, une inclinaison à la maraude et au nomadisme, ça me suffit. Eugène Baba, Aurélienne et cher André Touré, je vous joins en annexe les comptes de quelques-uns de nos meilleurs banquiers : ce sont désormais les plus pauvres d’entre nous. Ayez pitié de leur finance et pillez pour leurs âmes.