Pas de prix pour les Goncourt (07/12/2008)

Par Pierre Béguin

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«Ce qui me frappe, c’est la laideur morale de mes camarades littéraires; ils ont toujours l’air de digérer le succès d’un ami» écrit Jules de Goncourt dans son Journal, le 28 août 1866.

Ce qui me frappe, moi, à la lecture du Journal des Goncourt – dont, par ailleurs, je ne me lasse pas depuis des années – c’est leur laideur morale (même si leur fréquentation a fini par me les rendre sympathiques); ils ont toujours l’air de digérer le succès de leurs camarades littéraires, surtout lorsqu’ils semblent les complimenter. Ainsi de Dumas fils: «Il a le secret de parler à son public, à ce public des premières, de putains, de boursiers et de femmes du monde tachées. Il leur sert, dans une langue à leur portée, l’idéal des lieux communs de leur cœur» (16 mars 1867). Ainsi de Sainte-Beuve: «Une particularité de cet homme et qui signifie bien l’essence démocratique de sa nature, c’est la toilette intime de son chez-lui; la robe de chambre, le pantalon, la chaussette, la pantoufle, tout le lainage peuple qui lui donne l’aspect d’un portier podagre. Après avoir passé par tant de milieux élégants, distingués, il n’a pu s’élever à la tenue du vieillard du monde» (8 août 1867). Ainsi de Victor Hugo: «Avec les pauses, les arrêts, les soulignements de sa conversation, avec son ton oraculaire à propos des choses les plus simples, le grand homme fatigue, lasse, courbature l’attention» (12 février 1877). Ainsi de dizaines et de dizaines d’autres, peintres inclus, tel Courbet: «Le laid, toujours le laid! Et le laid sans grand caractère, le laid sans la beauté du laid!» (18 septembre 1867). Même les amis proches n’échappent pas aux aigreurs des deux frères. Ainsi Théophile Gautier: «Gautier sème intarissablement les paradoxes, les propos élevés, les pensées originales, les perles de sa fantaisie. Quel causeur ! Bien supérieur à ses livres…» (14 février 1868). Ou Flaubert: «Flaubert lit aujourd’hui à la Princesse sa nouvelle d’Hérodias. Cette lecture me rend triste. Il y a des tableaux colorés, des épithètes délicates, des choses très bien; mais que d’ingéniosités de Vaudeville là-dedans et que de petits sentiments modernes plaqués dans cette rutilante mosaïque de notes archaïques! Ça me semble, en dépit des beuglements du liseur, les jeux innocents de l’archéologie et du romantisme» (18 février 1877). Ou encore Zola, le disciple qui les a surpassés en talent comme en renommée, surnommé en conséquence le «vilain italianasse»: «C’est périlleux pour un homme complètement étranger à l’art, de faire tout un volume sur l’art» (19 avril 1885, à propos de L’Œuvre dont Zola vient d’exposer le projet à Edmond de Goncourt). Seul Alphonse Daudet échappe quelque peu à cette vindicte rancunière. Et encore, en cherchant bien…

A Pascal Rebetez qui se demandait dans ce même blog il y a quelques semaines (cf. Avant la nuit): «Peut-on rester ami avec quelqu’un dont on n’aime pas le travail?» je livre ces deux jugements d’Edmond de Goncourt sur Jules Barbey d’Aurevilly, le premier à la suite d’une bonne critique de Barbey sur un livre d’Edmond: «Il a, à tout moment, des mots fins, intelligents, colorés, des mots de peintre et aussi des sous-entendus, qui amènent de suite entre nos deux esprits une espèce d’entente franc-maçonique» (12 mai 1885), le second après un de ces éreintements dont l’auteur des Diaboliques avait le secret: «Barbey d’Aurevilly, un critique épateur de bourgeois et dont les éreintements ou les magnificats semblent tirés au hasard dans un chapeau, un romantique arriéré, un romancier manquant absolument du sens de la réalité, un écrivain dont la célébrité a été surtout faite par son costume de faraud imbécile, le mauvais goût de ses cravates à galons d’or, ses pantalons gris perle à bandes noires, ses redingotes à gigots…» (24 avril 1889)

Certes, c’était il y a longtemps, pourrait me rétorquer Pascal. Car, bien entendu, si les écrivains ou artistes, depuis, ne se sont pas forcément élevés en talent, ils se sont très certainement élevés en grandeur d’âme. Pour autant, je conclurai en citant cette phrase de… Jules de Goncourt: «Il en coûte encore plus de trouver du talent à ses amis qu’à ses ennemis» (14 novembre 1867).

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