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Blogres - Page 129

  • Les accroissements infinis

    Par Ppierre2b[1].jpgierre Béguin

     

    A l’école, le temps est loin des problèmes de baignoires qui se vident et de robinets qui fuient. Maintenant, on colle à l’actualité. J’en veux pour preuve ces deux énoncés de math soumis récemment à la sagacité des potaches du Collège:

    1. Sachant que la police genevoise réclame 21 millions de nos francs en heures supplémentaires pour trois semaines d’Eurofoot; sachant de plus que, durant cette période, il n’y eut à Genève que trois matches dont un seul véritablement à risques, tracez l’asymptote des dérives (ées) policières puis calculez l’intégrale de ses délires revendicateurs afin de déterminer à quel prix de l’heure la police genevoise se moque de nous.

    2. Sachant que des bataillons de CRS français furent invités tous frais payés plus solde dans un hôtel 4 étoiles pendant les trois semaines sus mentionnées – enchantés de leurs vacances, ils ont promis de revenir – et sachant par ailleurs que, spécialement en prévision de ce même événement, une passerelle spéciale a été construite à coût de millions (par un député libéral, merci la politique!) du Bachet au Stade de la Praille; sachant en outre que ladite passerelle spéciale, parce qu’elle  ne répondait pas aux normes de sécurité en vigueur lors des événements spéciaux pour laquelle elle a été spécialement construite, s’est révélée spécialement inutile durant l’Euro – comme elle le sera à l’avenir pour tous les événements spéciaux qui seuls, pourtant, justifiaient sa réalisation –, calculez, dans le cadre de la  théorie sur les endomorphismes dégénérés, le carré de l’exposant  du taux d’incompétence des politiciens genevois.

    Attention : Afin de rester dans des chiffres décents, ne prenez pas en considération la dernière cacophonie concernant la fumée dans les lieux publics.

    Résultats? Vous allez être surpris et déçus en bien: pour une fois, on fait mieux que les Vaudois qui, pourtant, possédaient déjà le théorème de Rolle. C’est en cherchant les réponses aux deux problèmes ci-dessus, et alors qu’il se débattait dans un océan d’interrogations tout en s’agrippant fermement à la fameuse formule de Sailor, qu’un étudiant a découvert le théorème des accroissements infinis. Un théorème bien de chez nous, typiquement genevois donc, que le monde entier nous envie. Ô fierté cantonale, quand tu nous tiens!

  • Au lieu des corps, de Pascal Rebetez

    Par Alain Bagnoud

    aulieu2.jpgOn en parlait à la dernière rencontre apéritive de Blogres, entre tous ceux dont les noms figurent ci-dessus. Que faire au sujet de nos propres livres? Les évoquer, au risque qu'on nous accuse de pratiquer le renvoi d'ascenseur? Passe-moi la rhubarbe, je te passerai le séné?
    Mais deux choses ont été vite évidentes pour les Blogres que nous sommes.
    1. Si nous apprécions un livre et que nous avons envie de le dire, pourquoi nous priverions-nous?
    2. Rien ne nous force à chroniquer les productions des autres dans le cas contraire.
    Et puis si vous trouvez que ça tourne trop en rond, si vous voulez que nous parlions plus de vos publications, expédiez-les nous. Nous nous ferons un plaisir.
    Tout ça pour introduire le beau livre de Pascal Rebetez, Au lieu des corps. Beau à plus d'un titre. Le contenu. Les poèmes de Rebetez, tous situés par leur titre dans un lieu précis, parlent d'amour, de plénitude sensuelle et d'attente. Très charnels, très attachés aux matières, aux ambiances, aux paysages, aux humeurs, aux sensations.
    Et puis le livre lui-même. Un format original, une typographie soignée, une mise en page élégante, des illustrations de qualité. Un objet sensuel en harmonie avec le contenu.
    Il a été créé par les éditions Encre & lumière et le maître typographe-imprimeur Jean-Claude Bernard à Cannes-et-Clairan dans le Gard, qui s'adonne à la
    composition manuelle, au plomb, suivant la tradition antique de Gutenberg.
    Il y a deux éditions. L'une avec cinq illustrations quadri de l’artiste britannique Isis Olivier. L'autre, contenant les mêmes textes, avec cinq reproductions de l’artiste « postal » Michel Julliard. Avec aussi deux tirages de tête qui intègrent une oeuvre originale.
    Tenez, pour donner un peu de saveur à tout ça, je vous cite le poème le plus court du recueil (et, en fait, le plus abstrait):

    LAUSANNE

    Qui éclaire crée de la nuit
    qui aime borde l'ennui
    la chaleur se nourrit du froid
    le soleil ne voit pas son ombre.

    Pascal Rebetez, Au lieu des corps, Encre et lumière, diff. Zoé

    (Publié aussi, réduit, dans Le blog d'Alain Bagnoud)

     

  • Pour tant de maux…

    par Pascal Rebetez

     

     

    En guise d’épitaphe pour les flambeurs banqueroutiers, ce petit poème d'autrefois :

     

     

    Pour tant de maux,

    Pour tant de larmes, assez de mots :

    Des armes.

     

     

    Une balle vous tue ;

    Une balle vous sauve.

    C’est à vous de choisir

    La balle qu’il vous faut

    Pour vivre ou pour mourir.

     

     

    Robert Ganzo, Tracts, 1942
  • Les corbeaux sont toujours là

    PAR SERGE BIMPAGE

    anne bisang.jpgMoment de joie exceptionnelle, mardi, à la première de « Les Corbeaux », à la Comédie ! Anne Bisang signe ici sa meilleure mise en scène. Elle a su donner une contemporanéité et insuffler un rythme effréné à cette pièce du XIXème qui traite de la voracité des hommes d’affaires et de la place des femmes dans la société. Quant aux acteurs, emmenés par une Yvette Théraulaz au mieux de sa forme, tous ou presque – pianiste compris –  sont sous l’effet d’une inspiration contagieuse. Une mention toute spéciale pour la jeune Prune Beuchat, dont le naturel et l’inventivité de jeu est aussi percutant qu’époustouflant.
    Un grand moment, oui. Qui fait du bien par les temps qui courent. Non seulement le sujet a de quoi donner à penser en cette époque où l’argent et le pragmatisme cynique prennent le pas sur toute solidarité ; mais par elle-même, cette création à l’enthousiasme et au talent collectif subjuguants, constituent un défi des plus tonique à la morosité ambiante. Décidément, Anne Bisang, au fil des saisons, a su imposer au travers de ses choix esthétiques un théâtre qui dérange dans le meilleur sens du terme. Un vrai théâtre, qui n’a que faire des conventions. Le choix de « Les Corbeaux », pièce qui révolutionna jadis les canons théâtraux traditionnels, de même que son remarquable traitement, fera date dans l’histoire du boulevard des Philosophes.

  • Le livre est plus passionnant que le film.

    Par Antonin Moeri



    begaudeau1.jpg




    On connaît l’antienne: l’école publique, en Europe, est un vaste chantier où les expériences les plus saugrenues sont encouragées au nom de... Les responsables sont fébriles. Après le laxisme, retour à l’autoritarisme. On crée des commissions pour rédiger des règlements: si la casquette n’est pas autorisée, le bandana le sera-t-il? Perplexité des intervenants. Si le mot clitoris est régulièrement tracé au feutre indélébile sur les pupitres, quelle stratégie adopter pour éradiquer cette mauvaise habitude? Y a des profs qui s’en foutent! hurle une débutante. Le principal la rassure: S’ils ne jouent pas le jeu, tu nous les signales, on leur fera comprendre!
    C’est exactement ce que pourrait raconter François Bégaudeau dans son livre Entre les murs. Mais le pessimisme et le regard désabusé ne sont plus de mise. Le créneau a été pris trop souvent: Altschull, Barrot, Capel, Boutonnet, Kuntz, Milner, Michéa, Lurçat, Goyet... Tout le monde est au courant: on a cassé l’école républicaine, l’enseignement a été vidé de sa substance, l’horreur pédagogique a triomphé. Et pourtant, les ados continuent de fréquenter ces étranges lieux de vie, certains parents continuent d’assister à des réunions et de signer des carnets scolaires, les profs continuent d’évaluer le comportement des jeunes, d’écouter l’Autre, d’élever la voix, de corriger des textes argumentatifs. Des profs au crâne rasé, percings dans les sourcils et au bord des oreilles, jean déchiré, qui tombent en extase devant Matrix et Les Simpson, écoutent le même rap que leurs élèves, portent le même sweat que leurs élèves, sur lequel un vampire décrète Apocalypse now! Des profs qui, malgré la platitude de leurs propos et leur orthographe déficiente, se prennent très au sérieux. Voyons! Leur mission est d’éduquer!
    Souleymane, Youssouf, Djibril et Hadia ne savent pas pourquoi ils vont à l’école. Après que... suivi du subjonctif ou de l’indicatif? Peu leur chaut. Et pourtant... Quand Aïcha décide d’y aller, c’est toujours avec une heure de retard... Or Ming se prend au jeu: les temps du récit au passé, ça l’intéresse... Et dans la salle dite des maîtres, Gilles avale son second Lexomil, Elodie lit son horoscope dans un journal. Le principal affirme qu’il faut rentabiliser les heures de français. Il ouvre des pistes de réflexion. Il propose de changer les horaires fixés par son prédécesseur... On se croirait dans une farce... On imagine Céline mettant en scène cette bande de guignols: le perpétuel boudeur qui refuse de tomber sa capuche, celle qui va se plaindre de la dureté d’un prof auprès de la nouvelle psy, l’enseignante d’histoire bien fringuée qui fait la morale “avec une miette de pepito collée à la lèvre inférieure”. Le vacarme, la gabegie, la difficile transmission du sens des mots, les acrobaties chaplinesques du pion se contorsionnant entre les cultures, les règles de grammaire, les races, les règles de vie, les droits de l’homme et les montagnes d’emmerdements, la componction compatissante du conseiller social faisant la collecte pour payer les frais d’enterrement du père de Salimata, les coups de pied de l’intendant dans la photocopieuse, le racisme anti-Blanc des enfants de victimes du colonialisme français, la “pétasse” qui lit La République offrent un matériau idéal pour écrire un roman.
    Viens, on va regarder la télé! dit un père à sa fille qui se sent obligée de voir avec lui les tétons énormes, les cuisses qui s’ouvrent, le membre turgescent. Quant à Soumaya, elle préfère regarder la télé en Egypte, parce que là-bas,”on est tranquille, on n’a pas toujours la main sur la télécommande des fois qu’y aurait du sexe”. Excellent sujet pour débattre, exprimer un désaccord, écouter l’Autre, transmettre des valeurs et produire, in fine, un texte argumentatif. Mais un récalcitrant casse l’ambiance. Il trouve que, le onze septembre, les terroristes ont eu raison de planter les avions dans les tours. Alors là, trop c’est trop! Carnet de correspondance! Il est convoqué chez la psy. Elle aurait passé un contrat avec lui. Il ne devra plus dire des choses pareilles. Et voilà que le sang a pissé. Souleymane a frappé un camarade. L’encapuchonné doit comparaître devant un conseil de discipline. L’éducatrice lui trouve des circonstances atténuantes: le père vient de... !
    Vous l’aurez compris, ce qui intéresse Bégaudeau, ce sont surtout les chaînes sonores qui se croisent dans ce lieu déterritorialisé qu’est l’école publique actuelle. Il scrute attentivement et passionnément une langue vivante qui s’articule au plus près des pulsions. Pour capter les ondes émotives, il transcrit les tics langagiers, les éructations et les mélodies dans son laboratoire, chambre d’échos où le lecteur perçoit les voix claires ou enrouées de Khoumba, Gibran et Jiajia, toutes ces affirmations maladroites, ces phrases syncopées et ces hoquets de rage voués à l’oubli, ce non-dit où prolifèrent les germes de ressentiment, d’aigreur, de haine et de violence... La meilleure posture à adopter devant ce sidérant lieu de vie ou hôpital de jour que les décideurs politiques nomment Ecole-Santé (sic) est sans doute celle de l’écrivain: montrer les choses avec précision et légèreté, ne pas les commenter. En cela, l’entreprise de Bégaudeau est réussie.
    Son travail sur la langue me semble beaucoup plus intéressant que la vague racoleuse sur laquelle surfe le film de Cantet.


    François Bégaudeau: “Entre les murs”, Folio 2007

  • Des idéologies et du style

    Par Pierre Béguin

    «Ceux qui sont situés à droite ont du style, les autres une écriture» suggère Alain Bagnoud dans son blog de vendredi dernier. Et Antonin Moeri de surenchérir dans son commentaire: «Tous les grands stylistes étaient de droite» (le pense-t-il encore?) Le débat n’est pas sans rappeler celui de la littérature genre, à savoir de l’écriture spécifiquement féminine pas opposition à celle spécifiquement masculine. Et les sottises qui furent alors proférées. Mais supposons la pertinence de la question sur laquelle repose ces professions de foi. Supposons donc qu’une idéologie, en l’occurrence politique, détermine – et hiérarchise – un style (car apparemment il n’est pas question de la causalité inverse). Permettez-moi alors de substituer à la question «Y a-t-il au 20e siècle un style différent selon que l’écrivain soit de gauche ou de droite?» une autre question qui offre l’avantage d’un meilleur recul: «Y a-t-il au 16e siècle un style différent selon que l’écrivain soit protestant ou catholique?» A priori, en apparence du moins, la réponse est oui. Prenons deux exemples édifiants.

    Chez Ronsard, le manteau fabuleux, richement brodé et serti de pierreries, qui recouvre un objet caché devient le symbole même de son principe poétique: la poésie cache et représente. Ce qu’elle cache, c’est une théologie mystique incompréhensible au commun des mortels, faite pour une élite, ce qu’elle représente, par l’art de l’amplification, de la surcharge, c’est la beauté, l’ornement. Car les poètes de la Pléïade pensent que le nombre est un élément du beau. Au contraire des protestants qui optent pour la réduction et la simplicité. Quand Théodore de Bèze écrit son Abraham sacrifiant (première pièce de théâtre en français à être appelée tragédie), il prend soin d’éviter un parler trop éloigné du commun. L’écriture ne doit pas attirer l’attention sur elle-même, on doit voir au travers. Son art est transparent pour laisser apparaître la vérité divine. Le défi à la Pléïade repose sur l’accessibilité, par opposition à ce qui se cache sous des enjolivures multiples comme celles du manteau de Ronsard (bien entendu, ce n’est pas le même dieu: Ronsard vénère la langue, les Protestants Dieu). La traduction des psaumes de Clément Marot, dès 1543, répond à l’optique du culte de Genève. S’ils restent très imagés, ils s’inscrivent dans le quotidien et la simplicité (et ils seront d’ailleurs condamnés par la Sorbonne). De même pour les Octonaires de la Roche-Chandieu (cf. par exemple, Octonaires sur la vanité et inconstance du monde, 1582) dont l’appauvrissement par rapport à la Pléïade est évident et volontaire: images et structure simples, poésie de la transparence, dénudée, pour ne pas distraire du message central. Bref, au 16e siècle, les littératures protestante et catholique semblent se différencier aussi par des styles spécifiques à leur doctrine respective, à l’image de leurs églises: austère, dénudée, vide chez les premiers, chez les seconds richement décorées et surchargées d’ornements et d’objets saints.

    Cette distinction semble se confirmer si l’on se réfère au style des théologiens. Souvenez-vous, dans Gargantua, de la harangue incompréhensible de Janotus de Bragmardo pour récupérer les cloches de Notre-Dame, harangue par laquelle Rabelais se moque du jargon sorbonnard au service de l’obscurantisme (les plaidoiries des Seigneurs Humevesne et Baisecul dans Pantagruel leur ressemblent).  A vrai dire, le style des théologiens sorbonnards ne diffèrent guère de la parodie qu’en fait Rabelais. Voyez par exemple Claude Despense (Traité contre l’erreur vieil et renouvellé des predestinez, 1548) : «…qu’il ne nous fault penser, chercher ou parler de nostre election hors la parole de Dieu, non point s’amuser et convertir, destourner l’ouye et l’attester aux fables ineptes, inutiles, semblables à celles des vieilles, poëtiques ou Judaïques, non en vaine philosophie seculiere, ou en hautesse de sapience ou eloquence humaine, non en autre science de ce monde prophane, science faulsement appellee, science non descendue d’en haut…» Je vous fais grâce de la suite de la phrase qui dure encore 5 lignes. Une longue phrase qui cherche à présenter le pour et le contre et fait avancer le tout sur un front large, comme un rouleau compresseur, pour aborder la pensée complète dans une seule rescalvin3[1].jpgpiration syntaxique (la grammaire du 16e siècle ne fait pas la distinction entre les conjonctions de coordinations et de subordinations). Par opposition, lisez Calvin. Des phrases courtes, sans rhétorique, un vocabulaire simple, une syntaxe ordonnée, une volonté d’argumenter par la multiplication des coordinations («car») et de s’accommoder aux petits (un style qui ressemble à celui de Mathurin Cordier, son professeur de latin): «Or il convient estendre ce qui a esté faict en un sainct à tous les autres, veu que c’est une mesme raison. Mais encore que nous laissions là les sainctz, advisons que dit sainct Paul de Jesus Christ mesmes. Car il proteste de ne le congnoistre…». Oui, Calvin a inventé la phrase courte et fait évoluer la langue française vers une langue de débat. Son empreinte stylistique ira jusqu’à Malherbe dont on sait qu’il fut à l’origine de la mode du classicisme.

    Mais si tout semble donc indiquer en apparence qu’une idéologie – en l’occurrence une doctrine religieuse – détermine un style, à y regarder de plus près, l’affirmation n’est pas si simple. A lire des théologiens protestants, par exemple Guillaume Farel ou Pierre Viret (le Réformateur le plus lu après Calvin), on est surpris de retrouver un style très proche de celui des Sorbonnards. A l’inverse, des théologiens catholiques, comme Jean de Montluc ou Antoine du Val, voient leur style contaminé par celui de Calvin. Comme Ronsard qui a dû répondre à ses adversaires dans leur style, les théologiens catholiques, pour la première fois contestés et poussés au débat, se doivent d’adopter les armes de leurs opposants. Et ils le feront très bien, sans pour autant trahir leur doctrine. Ce n’est donc pas tant une idéologie ou une doctrine (ni même une appartenance à un sexe) qui détermine un style – et dans ce sens il n’y a pas de causalité directe – que les circonstances dans lesquelles une idéologie ou une doctrine prend corps dans les mots. Ainsi, de même qu’on ne peut pas dire que la phrase simple et argumentative, au 16e siècle, est protestante, de même on ne peut pas dire que tous les grands stylistes, au 20e siècle, se situent à droite de l’échiquier politique, comme si être de droite (ou être protestant ou être une femme) impliquait un style généré par l’idéologie même (ou la doctrine ou l’appartenance à un sexe). En revanche, il est permis de penser, comme le précise ensuite Antonin Moeri, que des écrivains qui se trouvent «du bon côté de la barrière trouvent plus facilement satisfaction en écrivant» et que ceux qui seraient «honnis, rejetés, traînés dans la boue, menacés de mort s’y reprennent plusieurs fois avant de fixer une phrase sur le papier». La nuance est d’importance. Pour autant doit-on en déduire qu’aujourd’hui, la pensée dominante étant à droite, il faudrait impérativement être de gauche pour avoir du style?

  • Robert Brasillach et Les sept couleurs

    Par Alain Bagnoud

    Brasillach03.jpgUne réputation, bonne ou mauvaise, est toujours un atout. C'est à cause de la sienne, exécrable, que j'ai lu du Robert Brasillach.

    Cet écrivain né en 1909 a été fusillé après la guerre. Surtout parce qu'il a dirigé l'hebdomadaire Je suis partout pendant les années d'occupation, y prônant la haine des Juifs, la destruction des communistes et y montrant son admiration pour le IIIème Reich. Il n'était pourtant pas satisfait de la collaboration avec les nazis. Ce qu'il voulait, lui, c'était un fascisme à la française, personnel, et pas une sujétion à l'Allemagne.

    Après sa condamnation à mort, une pétition d'intellectuels n'a pas décidé le général de Gaulle à le grâcier. Peut-être, a-t-on suggéré, à cause des « préférence sexuelles » de Brasillach, qui était homosexuel. Plus sûrement parce que le général devait donner des gages aux communistes, et que Brasillach était considéré comme responsable de la mort de beaucoup d'entre eux.

    Bref: réputation plus que sulfureuse. Et donc, mon intérêt pour sa prose et son style, dont on dit grand bien.

    Mon ami Antonin Moeri prétendait à une certaine époque que tous les grands stylistes étaient de droite. Il citait Céline, Chardonne, je crois, et je ne sais plus qui. J'ai parlé ailleurs de Paul Morand et j'ai beaucoup fréquenté Drieu La Rochelle à une époque. Tous ont du style, certes, mais encore faudrait-il s'entendre sur ce mot et ce qu'il désigne. Parce que Céline et Morand, par exemple, ce n'est pas exactement le même genre d'écriture.

    Il me semble, subjectivement, que le mot style connote quelque chose de retenu, de hautain, de contrôlé. Ce qui veut dire que Proust n'en aurait pas? Et Céline, donc?

    On ne s'en sortira pas. Mais c'est peut-être une question de vocabulaire pour désigner les bons écrivains et indiquer leur tendance politique. Dans ce cas, on dira de ceux qui se sont situés à droite qu'ils ont du style et des autres qu'ils ont une écriture. Et que le talent est indépendant de l'opinion politique.

    Ou alors, Antonin, peux-tu m'éclairer?

    Les sept couleurs, donc, du sulfureux Brasillac, a un style éblouissant et un contenu vaguement gênant.

    Brasillach en tout cas est un virtuose. Dans Les sept couleurs, il varie à volonté et systématiquement les formes. Il commence par un roman traditionnel, passe à l'épistolaire, puis au journal intime, puis aux réflexions, au théâtre, aux documents et enfin au monologue. Toutes choses qu'il maîtrise à la perfection.

    Peu d'écrivains peuvent jouer parfaitement de tant de registres, en connaître les règles et les faire oublier en utilisant une langue si fluide.

    Quant au contenu, c'est autre chose.

    Une très belle histoire d'amour commence au début du livre, entre deux jeunes gens qui visitent Paris comme s'ils étaient en vacances. Puis ils se perdent sans jamais s'oublier et c'est alors que tout se gâte un peu.

    Patrice, le garçon, passe du Manifeste du surréalisme à l'admiration du fascisme italien qu'il découvre comme précepteur à Florence. Il s'engage dans la Légion étrangère dont il jouit des rudesses viriles, puis il dirige une chambre de commerce en Allemagne ce qui lui permet d'assister au Congrès de Nuremberg et de s'extasier sur l'esthétique nazie, son endoctrinement de la jeunesse, son culte de la force et de la joie.

    Catherine de son côté épouse un homme qui, croyant la perdre parce qu'elle a revu Patrice, s'engage dans la guerre d'Espagne aux côtés de Franco, bien entendu, ce qui est prétexte à des reportages enthousiastes.

    Tout ceci permet à Brasillach de comparer les différents fascismes et leurs adaptations locales. Afin, probablement de définir ce fascisme français national qu'il appelait de tous ses voeux.

    Bien évidemment, cette position idéologique sonne de manière assez déplaisante aux lecteurs actuels. Mais il n'y a pas que ça.

    Brasillach a tendance à voir ses personnages comme des types. La jeune fille allemande (avec ses tresses blondes). La femme française (une petite brune). L'homme léger qui s'oppose à l'homme lourd. Le garçon nazi. Le vieux guerrier allemand.

    Et ces clichés affaiblissent considérablement l'histoire d'amour du livre et la crédibilité de son roman.

     

    Robert Brasillach, Les sept couleurs, Le livre de poche

    (Publié également, en deux fois, sur Le blog d'Alain Bagnoud.) 

  • De la perte et des restes

     

     

    par Pascal Rebetez

     

     

    Par inadvertance, volonté putzfrauenne de faire de l’ordre, par légèreté masochiste et déliquescente, à moins que n’intervienne déjà le redoutable syndrome d’Al Capone ou tel virus anonyme autant que répugnant, j’ai perdu quelques mégabites de dossiers de mon ordinateur tout autant personnel qu’ouvert au monde entier des informaticiens, ces anges de mon passé productif. Ceux-ci, alertés, sont allés sous la masse compacte de mes fientes passées afin d’essayer de sauver ce qui pourrait l’être encore, puis, ah c’est rageant !, ils ont extrait l’entier de mes déchets, tout ce que j’avais vraiment voulu jeter à la poubelle cybernétique : lettres d’amour périmé, exercice d’autofiction qui tourne au vinaigre, pièce de théâtre sans personnage, monologue pour un pervers, philippique jamais envoyée par couardise, paresse et lassitude.

    C’est comme si, du feu des fours des Cheneviers, on arrivait à extraire le misérable sac d’ordures que je produis par semaine, une fois mis de côté les quelques épluchures et le verre (abondant, cela va sans dire mais ça va mieux en le buvant), et le papier trié après avoir été lu, froissé, emballé.

    Ne me reste désormais qu’à faire le tri de tout ce courrier en retour. Et miracle, ce paragraphe jeté il y a un an et demi ne m’apparaît aujourd’hui pas si stupide que ça ! Et cette lettre d’amour, bon sang, mais je peux la reprendre telle quelle, j’ai les même humeurs automnales ! Ainsi, les restes autrefois méprisés deviennent, par la grâce d’une résurrection et de leur amoncellement, des ruines devant lesquelles s’extasier à jamais.

    Alleluïa, alleluïa. Adieu Alzheimer, bonjour Diogène !

  • Le Valais merveilleux d’Alain Bagnoud

    PAR SERGE BIMPAGE

     

    En cuisine, l’omelette est la plus difficile à réussir. Obtenir le velouté voulu, tout en respectant la singularité de l’œuf, c’est tout un art. Il en va pareillement du récit de vie. L’élever au rang de littérature, l’universaliser sans dénaturer le caractère personnel des ingrédients est une gageure.

    Eh bien, Alain Bagnoud est un bon cuisinier ! Dès la première ligne (« de l’extérieur de la maison venaient les grommellements, les bouillonnements brusques qui m’avaient tiré du sommeil. Des son inhabituels enchâssés dans le bruit du torrent…»), sa « Leçon de choses en un jour » se déguste.

    Un jeune garçon s’éveille le matin de son anniversaire. Il reçoit le plus beau cadeau qui soit, réalisant qu’il vient d’entrer dans l’âge de raison. Perspective exaltante, dont la matérialisation se révélera cependant plus ardue que prévu. Nous sommes dans les années soixante, en plein cœur d’un petit village vigneron du Valais. Le héros commence à comprendre les arcanes de cette société rurale ; sa hiérarchie, ses règles, ses désirs et ses angoisses de modernité.

    Alain Bagnoud emmène son lecteur par la main dans le quotidien rugueux et merveilleux de la vigne, de la maison, de l’école et de l’église. Tout un univers où le monde semble s’être arrêté devant le seuil du progrès ; tout un monde de petites gens au cœur gros comme les montagnes avoisinantes, qui parlent un patois dont l’auteur nous gratifie de la saveur. Avec un rare talent d’évocation et une justesse de ton qui soude ce récit de longue haleine, il brosse ici un portrait lumineux du Valais que Chappaz ne renierait pas.

    « Leçon de choses en un jour », par Alain Bagnoud. Editions de L’Aire, 292 pages
  • Travail, famille, patrie

    nicolas-sarkozy-finance-prego.jpgPAR ANTONIN MOERI





    C’est le contenu des opinions relatives à l’actuel président de la République française qui intéresse le philosophe Alain Badiou. Ce président frénétique qui clame sur tous les fronts sa modernité et dont le programme est : travail, famille, patrie, ce flic irritable et grossier qui fait feu de tout bois, « ce comptable bourré de tics et visiblement inculte », cet ancien maire de Neuilly qui sut habilement utiliser la rhétorique de la peur pour se hisser sur la plus haute marche de l’État.
    Mais si l’agité de Neuilly se présente comme une caricature de Napoléon hyperactif, ce n’est pas tant le personnage qui plonge les Français doués de réflexion dans l’asthénie dépressive que la chose immonde dont le grimaçant comptable est le serviteur. Et cette chose immonde se résume en deux mots :  « Ce qui n’a pas de profitabilité n’a pas de raison d’être ». Pour que cette chose immonde s’institutionnalise, il faut que, dans les médias, les hôpitaux, les écoles, les universités, les entreprises, un nombre croissant de gens désorientés se fassent « les complices d’une gestion bureaucratisée pratiquant une ségrégation épouvantable ».
    Or l’infatigable Sarko en appelle régulièrement (entre un séjour chez Kadhafi et une escapade sur un yacht de milliardaire) au redressement moral, au travail, à l’économie familiale et à la fierté nationale. Il cite les pays qui font mieux que la France, comme Pétain citait les bons étrangers (Allemagne, Italie, Espagne). Il stigmatise mai 68 comme le Maréchal stigmatisait le Front Populaire. Il prend des mesures énergiques : police, justice, contrôles, expulsions, lois scélérates, ce qui rappelle un autre moment délicat de l’histoire de France.
    Les arguments et les comparaisons de Badiou sont convaincants, le ton qu’il adopte vif, clair et roboratif, mais il y a un terrain où il m’est difficile de le suivre. Il pense que la logique des classes sociales peut être surmontée et qu’une autre organisation collective est praticable. Je ne puis partager avec lui ce qu’il est convenu d’appeler une utopie. Quant à sa vision du sarkozysme, non seulement elle est pertinente, mais elle vaut le détour.



    Alain Badiou : « De quoi Sarkozy est-il le nom ? »
    Nouvelles éditions Lignes, 2007