L'aventurier, de Gilbert Pingeon (22/06/2008)

Par Pierre Béguin

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Dans le dernier roman de Gilbert Pingeon L’Aventurier, le narrateur, appelons-le Robert Choupart puisque c’est ainsi qu’il s’invente son identité – Robert comme le Dictionnaire? ChoupART? –, a décidé un jour de se retirer d’un jeu social qu’il exècre et de cesser toute relation intramondaine, pour des raisons que le texte ne développe pas expressément mais que le lecteur comprend implicitement au gré des pages. Son mode de rébellion est l’immobilisme: il feint une maladie qui le cloue au lit. Seule une aide ménagère, Valentine, avec laquelle il établit une relation pour le moins étrange (qui trompe qui?) et un jeu de pouvoir quelque peu pervers, est autorisée à entrer dans sa chambre. Le récit commence au moment où Robert Choupart décide de mettre un terme à sa réclusion volontaire. Son objectif final se limite à la porte de sa chambre, objectif qu’il n’atteint pas à la fin du texte mais qui lui semble plus que jamais – à tort? – à sa portée.
Ce canevas narratif sert de cadre structurant aux pensées, élucubrations, délires, colères, rêves, fantasmes, du narrateur. Le texte ne pose pas comme problématique centrale la question du pourquoi (Pourquoi R. Choupart forme-t-il ce qu’il appelle son «vœu d’immobilité»? Pourquoi ce même Choupart prend-il la décision de rompre ce vœu?) mais du comment (comme Norbert Comment, le prétendu ami d’enfance): «Pourquoi un tel vœu? Oui, pourquoi? Le pourquoi importe peu. Il a fait son temps. Désormais, c’est le comment qui m’intéresse.» Toutefois, cette question semble se dissoudre peu à peu dans la production verbale à mesure que les pensées, colères, élucubrations (etc.) du narrateur envahissent le champ de sa «conscience».

Le mode narratif est celui du journal intime dont le rythme n’épouse pas le quotidien mais le mensuel. Le récit se déroule sur 12 mois, d’octobre au retour d’octobre, un retour qui souligne davantage l’enfermement du narrateur que la fin d’un cycle, et qui laisse planer des doutes légitimes sur le succès de l’opération «atteindre la porte». Cet aventurier semble donc voué à  une aventure purement mentale. Le choix de la focalisation interne impose au lecteur d’épouser strictement le regard du narrateur dont il reste prisonnier. Il ne dispose d’aucun autre indice ou référent que ceux qu’il peut décrypter dans les pensées, colères, élucubrations (etc.) du narrateur. En ce sens, le doute demeure au fil des pages: Robert Choupart est-il un original, un aliéné (et sa réclusion pas si volontaire que cela?), une sorte de «little bouddha» occidental, incarne-t-il la condition de l’écrivain moderne dont le discours lucide est si confidentiel qu’il tourne au monologue, ou au délire? Ou la conscience exacerbée de l’impasse dans laquelle l’écrivain, ou l’artiste, se place immanquablement face à l’incompréhension, à l’indifférence surtout, de l’opinion publique? Ou une critique contre l’agitation vaine et désordonnée du monde moderne? Ou, plus généralement encore, une représentation pathétique et grotesque de la condition humaine? Les frontières s’estompent, les repères se brouillent: onirisme ou état de conscience, délire ou réflexion, lucidité ou aliénation? On pense parfois à Dans le labyrinthe d’Alain Robbe-Grillet, en moins formaliste certes (Robbe-Grillet pousse sa logique narrative à ses limites ce qui rend le texte plus cohérent et solide mais lui confère l’apparence d’un exercice de style à la longue ennuyeux).

Le récit, donc, ne manque pas d’humour et de saine dérision. La catharsis fonctionne mais le personnage manque quelque peu de rage, de colère, de haine, de sueur. Son désespoir est total certes, mais quasiment désincarné. La problématique, les thèmes développés dans ce texte nous sont très proches, très familiers. Le lecteur devrait se reconnaître dans ce personnage. Et pourtant, il lui semble parfois distant, abstrait, sans relief : «Je ne voudrais choquer personne. Je le suis suffisamment.» dit-il dans un songe du 12 juin. Nous aimerions précisément qu’il nous choque, qu’il nous bouscule, qu’il nous empoigne. Si, par endroits, sa dérision possède des tonalités céliniennes qui nous accrochent solidement au récit (dans la seconde partie surtout), il paraît trop souvent absent de son discours. Une forme de distance – de dandysme? – qui sied mal à la radicalité de son comportement. Une gêne qui n’enlève toutefois rien aux mérites de l’ensemble.

L’Aventurier est une entreprise littéraire maîtrisée, cohérente qui, sans en investir le territoire, se tient sagement (trop sagement?) à la frontière de ces œuvres qui se donnent pour mission «d’attaquer, par tous les moyens, l’homme, cette bête fauve, et le Créateur, qui n’aurait pas dû engendrer une pareille vermine» (Lautréamont, Les Chants de Maldoror).

Dans cette ligne, mais à l’autre extrémité de la frontière, dans sa version sauvage, aux confins du territoire littéraire, je recommanderai avant tout, pour ceux qui ne le connaîtraient pas, un des grands chefs-d’œuvre de la fin du 20e siècle, La Vierge des tueurs du Colombien Fernando Vallejo (La Virgen de los sicarios) un texte des limites, célinien, radical, prophétique (la loi de Medellin sera la loi du monde!) qui annonce comme une rafale de mitraillette une des morts possibles de notre espèce, parmi toutes celles déjà annoncées…

Gilbert Pingeon, L’aventurier, Ed de l’Aire, 2008

Fernando Vallejo, La Vierge des tueurs, Ed. Belfond, 1994

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