Le narrateur contaminé
PAR ANTONIN MOERI
Quelqu’un prend la parole. Il veut dire ce qu’il sait de Lola. Un enquêteur indécis, qui ne croit plus à ce que lui rapportent les témoins de l’affaire. En réalité, il entend raconter sa propre version des faits, sa propre histoire de Lol V.Stein. Il évoque le bal où elle s’est mise à hurler avant de s’évanouir, car l’homme qu’elle aimait (dont elle était folle) venait de partir avec une autre. Depuis ce soir-là, Lola s’ennuie à crier. Elle épouse un musicien qui lui fera trois enfants dans une atmosphère de paix retrouvée : routines quotidiennes, soirées entre amis, arbustes bien taillés, soins apportés aux mioches. Dix ans plus tard, la vue d’un couple s’embrassant dans la rue lui donne des ailes : sortir, marcher au hasard, chercher un ailleurs, penser au bal, rebâtir la fin du monde. Alors le roman se construit sous nos yeux. Le doute s’installe. On ne sait plus dans quelle tête se déroule l’histoire. Lola s’allonge dans un champ de seigle pour espionner un couple d’amants et se caresser. Car l’homme qu’elle épie s’appelle Jacques Hold, trente-six ans, assistant à l’hôpital, amant actuel de Tatiana, autrefois la meilleure amie de Lola. Et cet homme est effectivement celui qui raconte l’histoire. Il est à la fois JE et Il. L’incertitude de celui qui profère produit un trouble qui explique peut-être le plaisir qu’on ressent à lire cette enquête amoureuse. Les protagonistes sont également incertains de la destination des mots qui leur sont adressés. Et puis, surtout, le désordre s’est propagé dans le sang du narrateur qui ne pourra plus se contenter de témoigner, d’être spectateur, qui ne pourra plus se contenter de dire avec les autres : « Lol est malade, vous avez vu cette absence… » Le rêve aura contaminé Jacques Hold. Il en aura fait le personnage d’un roman étourdissant de Marguerite Duras, Le ravissement de Lol V.Stein, qui ne demande qu’à être relu, comme s’il se réécrivait sans cesse.