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Blogres - Page 88

  • Le début de D'un château l'autre

    Par Alain Bagnoud

     

    installation.jpgAu début de D'un château l'autre, Céline se trouve dans une situation où se reconnaîtront pas mal de ceux qui se piquent d'écrire.

    Son dernier livre, Normance, a été, de son propre aveu, un four. Les lecteurs n'en aiment ni le fond (le bombardement sur Paris raconté dans Normance n'a pas existé), ni la forme (les lecteurs s'ennuient). On lui parle toujours du Voyage au bout de la nuit, qui date d'une vingtaine d'années, qui est son premier livre et son dernier grand succès. Les pamphlets, bien sûr, entre deux, ont été un triomphe, mais il s'agit pour tout le monde de les oublier.

    Du coup, Céline accuse son éditeur, Gallimard, Achille Brottin dans le roman: il ne fait rien pour faire connaître ses textes, il ne les pousse pas, il les oublie dans sa cave. Achille accuse notre auteur d'avoir perdu sa verve. On ne s'amuse plus en le lisant, alors que, pourtant, il fait toujours rire en parlant.

    Voici ce que développe Céline, avec quelques descriptions de la banlieue où il vit désormais, quelques rappels de ses prisons au Danemark, quelques considérations sur son métier de médecin, qui sont une manière aussi d'attirer la sympathie: il pratique gratuitement, sans demander d'honoraire, ce qui d'ailleurs ne suffit pas pour lui attirer une clientèle.

    La solution, il va la trouver. Elle vient lentement, on la voit accoucher. Pour la forme, encore plus d'oralité, de trouvailles comiques et de rythme. Pour le fond, puisqu'on lui reproche d'être infâme, il va parler de l'endroit où on considère qu'il l'a été le plus. Sigmaringen.

    (Siegmaringen dans le roman).

    Pour y arriver, il faut une transition efficace. Ce sera une hallucination due à la fièvre.

    Le narrateur, en visite chez une de ses rares malades, voit un bateau mouche amarré sur la Seine. Des morts essaient d'y entrer, sont refoulés implacablement s'ils ne peuvent pas verser leur obole. Le propriétaire s'appelle Caron. L'acteur Le Vigan, ami de Céline qui l'a suivi à Sigmaringen et qui l'a défendu pendant son procès avant dfuite.jpge se réfugier en Argentine, est chargé d'encaisser le droit de passage.

    Ce délire permet l'ouverture. On avait, dans les premières pages, une situation bloquée. L'après-guerre (la prison au Danemark, le pavillon de Meudon) et la fin de la guerre en France, symbolisée par les vols dont Céline a été victime: il affirme qu'on a vidé son appartement rue Girardon et volé ses manuscrits.

    Entre deux, un trou. Grâce à la barque de Charon, on va enfin pouvoir passer de l'autre côté. En Allemagne, avec le gouvernement français en exil. Chez les futurs morts. Et on va pouvoir comparer.

    D'une part les vertueux qui pillent les affaires des absents, de l'autre les infâmes confinés par les nazis dans une petite ville et en attente de leur destin.

    Et on verra bien, c'est ce que semble suggérer Céline, qui sont les plus monstrueux.

     

  • l'amour toujours

    par antonin moeri

     

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    Je ne suis pas fana de littérature de voyage. C’est plutôt un genre qui me fait bâiller. Le livre de Bimpage n’en relève pas puisqu’il s’agit d’une remémoration. Une remémoration pleine de sens, car le voyage dont il est question est lié à ce qu’il est convenu d’appeler un «amour de jeunesse». Cette époque palpitante de l’existence ouverte sur tous les possibles.

    Le protagoniste se nomme Anteo, celle qu’il a aimée Nomia. Mais comment raconter ce voyage en Amérique du Sud «sans sombrer dans l’anecdote?» C’est le pari que fait l’auteur genevois en convoquant «ces instants fugaces qui valent une éternité» mais que seule une attention flottante peut ressaisir. De fait, Anteo tient une galerie d’art à Genève, galerie peu fréquentée. C’est le va-et-vient entre le fascinant voyage initiatique et la stase genevoise qui fait surgir les questions essentielles: désir, hasard, mort, résurrection, bonheur, sexe, rêve, douleur, jouissance, possession, beauté, folie, Dieu, espace, temps. C’est ce va-et-vient qui fait resurgir les moments d’extase quand, sur la lave d’une île par exemple, apparaissent après l’amour les tortues géantes, les otaries, les iguanes à carapace antédiluvienne.

    Le quinca Anteo part au Cambodge avec Solange sa compagne. C’est là-bas que se poursuivra la remémoration. L’amour paroxystique étant voué à l’échec, le protagoniste se souvient qu’il s’est rendu seul sur l’île de Pâques, puis à Tahiti: bars, fêtes, pêche sous-marine, le joint qu’on se passe de main en main, le frisson sous les mains expertes d’une fille de seize ans qui fait si bien craquer les vertèbres. En Thaïlande, il s’abandonne dans une fumerie d’opium. Effet immédiat: il revoit Nomia, «fraîche et désirable (...), sein tendu qu’elle se laissait laper avec des petits cris de protestation».

    Vous l’aurez compris, c’est l’Amour que Bimpage interroge, cet élan vers l’Autre ou l’Ailleurs que connaissent les humains avec plus ou moins d’intensité, cet élan qui en crucifie certains, qui en magnifie d’autres ou qui, canalisé dans quelques limites choisies, peut susciter une oeuvre. Un livre par exemple, comme celui qu’on vient de lire, subtilement construit, finement rédigé et où l’auteur sait donner libre cours à une phrase ample, parfois délirante, qui pourrait très bien se passer des références aux célèbres compositeurs, romanciers, poètes et metteurs en scène de cinéma.

    Serge Bimpage: Le voyage inachevé, L’Aire, 2011

     

  • Un tramway nommé désillusion

    Par Pierre Béguin

    Transports.PNGA quelle posture nous contraint la lecture de Transports, le dernier livre d’Alain Bagnoud? Au fil des textes qui se succèdent, et dont le rythme est donné par la juxtaposition d’instantanés, nous accompagnons des poses, des faits, des paroles, des gestes en apparence anodins.

    En surface, le texte se présente comme un ensemble de clichés pris sur le vif du réel dans les transports publics (trams, trains, bus, et même téléphériques), ou les endroits qui en constituent les étapes (gares, cafés, arrêts de bus). Derniers lieux démocratiques où s’égalisent les différences, où marginaux, travailleurs, bourgeois, jeunes, vieux, pauvres, aisés se côtoient sans se rencontrer, sans se parler, sans se comprendre, chacun dans sa bulle ou «chez» son Natel, comme disait Nougaro de l’automobile. Des lieux où l’absence d’agressivité n’est que la marque d’une profonde indifférence («Comment tant d’individus peuvent-ils tenir dans un espace si étroit sans qu’ils s’entretuent?»), des lieux où passe, s’attarde, erre, selon les heures du jour ou de la nuit, une population hétéroclite, nomade, «multiculturelle», une sorte de microcosme de l’humanité soustraite uniquement de sa partie la plus privilégiée. Un point d’observation idéal. En artiste, Bagnoud ne s’y est pas trompé.

    Un texte impressionniste donc, où se dessine, par traits légers ou petites touches successives, le portrait d’une modernité dont on ne perçoit ni sens ni cohérence. C’est que l’auteur adopte une écriture de type «behaviouriste», qui s’attache essentiellement aux comportements, aux gestes, à «l’extériorité», sans jamais s’aventurer dans l’intériorité des personnages. Ainsi désincarnée, amputée de ses motivations, sentiments ou intérêts qui en justifieraient les actions, cette humanité semble réduite à l’absurdité de ses mouvements répétés sans rimes ni raisons. D’où une vague impression de nausée, judicieusement contenue par l’humour du trait et la dérision du portrait.

    Voilà pour la surface. Car l’important semble ailleurs. Derrière tous ces personnages qui hantent les transports et lieux publics, qui en occupent le premier plan, il faut induire celui par qui ces personnages sont vus. Le perçu renvoie à celui qui perçoit, l’impliquant et le désignant en creux. Comme si l’état d’âme du photographe importait plus que le sujet photographié. En ce sens, le texte ne se réduit pas à des tranches de descriptions mais à une succession d’états de conscience qui font émerger peu à peu, en négatif, un narrateur et son histoire. Dans Transports, ce n’est pas le sujet qui construit son objet, mais l’objet qui désigne le sujet.

    D’abord relégué dans les coulisses ou dissous dans la neutralité du «on», le narrateur envahit peu à peu l’espace pour en occuper la première place. Si nous sommes contraints de voir par ses yeux sans le voir vraiment, c’est lui, avant tout, que nous découvrons en filigrane d’une galerie de portraits hétéroclites, lui dont on accroche brièvement la silhouette au hasard d’un reflet dans la vitre d’un tram.

    Cette émergence d’un «je» qui se met progressivement en scène trace un parcours contenant son propre échec. Le parcours d’une désillusion: «Je n’y arrive plus. Prendre facilement des notes (…) A force est venue l’impression que ça se répète. Les mêmes gens, les mêmes trajets, les mêmes phrases». L’échec commence par l’entreprise littéraire elle-même pour s’étendre bientôt au statut de l’écrivain: «Je ne pensais pas que vouloir devenir écrivain, c’était également ça. Etre appelé parfois dans une autre ville (…) Dans le meilleur, on vous glisse une enveloppe. Souvent, le trajet seul est remboursé, en deuxième classe, en demi-tarif. Il arrive aussi que ce n’était pas prévu, ils n’y ont pas pensé, ce sera difficile». Mais il contamine très vite d’autres secteurs pour s’attaquer à l’âme: «Puis dans ces trains, je compare ma vie avec celle dont je rêvais», «Je sais qu’il est temps de changer de vie. Mais il me semble que retrouver le poison en moi ne me mènerait à rien».

    Bagnoud.PNGQui parle? Qui est ce «je» désabusé faisant une sorte de bilan de sa vie au travers du portrait de ses semblables, de la masse desquels il n’est pas parvenu à s’extraire comme ses rêves de jeunesse l’avaient imaginé? Un écrivain déçu, un professeur désillusionné, un bourgeois qui s’encanaille dans les zones floues des transports publics où s’agglutine les laissés-pour-compte, les marginaux, les hors normes, un propriétaire de vignes qui se donne bonne conscience en feignant l’empathie envers les déshérités ou les mendiants roms pour s’en dédouaner aussitôt: «Moi, je suis un nanti et je trouve, par confort, que la charité est égoïste». Qui? Bagnoud bien sûr, mais aussi vous, moi, tout le monde. Avoue-le! Tu ne la voyais pas comme ça, ta vie!

    Ces Transports, à l’image de l’existence, ne mènent nulle part. Ils reviennent immanquablement au point de départ, comme le souligne l’éternel retour des forains dans les scènes initiale et finale, symbole du vain divertissement face au vide de l’existence. Pourtant, entre ces deux scènes, deux différences de taille: l’irruption, à la fin, du tragique par la mort accidentelle d’un adolescent téméraire dont seul le casque reste au bord de la route, et l’interrogation angoissée sur la solitude et l’exil irrémédiables du vieillard auquel le «je» semble s’identifier par projection. On pense à Gaspard de la nuit, du dijonnais Alyosus Bertrand, où le retour des petits ramoneurs savoyards marquait le rythme des saisons, des us et coutumes qui donnaient sens au réel. Sauf qu’entre 1841 et 2011, la modernité s’est repue du sens des traditions pour n’en laisser qu’une triste carcasse sur laquelle ne se pose plus que le conformisme des distractions de masse. La fête terminée, «il semble que rien ne se soit passé de ce qu’on voulait qu’il se passe». Conclusion d’un premier instantané déjà prophétique des suivants…

    «Est-ce que les choses nous dévoilent d’autres aspects si on les observe souvent?» s’interroge le narrateur, énonçant ainsi le fondement même de son entreprise littéraire. Non, semble-t-il répondre. Du moins «quand on est hors jeu et le monde dans sa représentation». Car le véritable lieu du tragique reste l’absence totale de communication, de communion, entre les êtres. Narrateur, personnages, chacun est posé l’un à côté de l’autre, dans sa cage de verre, construisant sa propre réalité fantasmée ou enfoncé dans une solitude ontologique qui annihile toute possibilité d’empathie. Le narrateur, pour s’extirper de cette absurdité, en vient à souhaiter sa dissolution dans l’informe ou l’abstrait, «n’être plus rien que le regard qui contemple ces chaussures rouges en forme de souris», pour le moins son émancipation des contraintes temporelles, «vivre dans le présent, loin des regrets et des projections».

    Projet vain. Fuite vaine. Mais il reste une acceptation possible dans l’humour et l’autodérision: «J’aimerais percer le mystère des gens grâce à leur apparence. Pourtant, lorsque je me regarde dans la glace, je me trouve un air de boxeur dandy qui aurait fini misérablement sa carrière et travaillerait comme videur dans une boîte de nuit. Raté, mais content de son gilet de velours».

    Alain Bagnoud, Transports, l’Aire, 2011

  • l'odyssée de Blondel

    PAR ANTONIN MOERI

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    J’aime découvrir un auteur dont j’ignore tout, vie, oeuvre, manies. Et voilà que je prends le stylo. Mais au nom de quoi je me permets ce genre d’exercice? Je ne suis pas journaliste salarié de tel ou tel quotidien ou hebdo. Oui, je saisis le stylo sans être intimidé par l’air du temps ou par ce qu’il faut dire. Serait-ce de l’ingénuité? Que non, madame! C’est un exercice très utile. Il me permet de découvrir des territoires inconnus, des univers insolites, des écritures nouvelles, des machines narratives habilement ou négligemment agencées.

    Une amie qui travaille au «Temps» m’apporte une pile de livres récemment parus. J’en choisis un au hasard. C’est un JE qui parle au présent. Il nous entraîne dans ses pensées. Le père vient de mourir dans un accident de voiture. Le frère et la mère sont morts dans un accident de la route quelques années plus tôt. Funérailles sous le soleil. Le narrateur embrasse des peaux fripées et serre des mains calleuses. A vingt-deux ans, son existence n’a plus aucune importance. On se dirait dans «L’Etranger» de Camus. On sent que l’auteur avait un souci en écrivant ce livre: «trouver un ton détaché, sans pathos, pour que le lecteur l’accompagne».

    Grâce à l’héritage, l’auteur-narrateur peut envisager un voyage. Dans la salle d’attente de l’ambassade des Etats-Unis, il croise Jean Echenoz. Cette rencontre n’est pas anodine, car Jean-Philippe Blondel admire les romans de Jean Echenoz. A San Francisco, il se promène avec Laure et Samuel dans la rue Jack-Kerouac. On loue une voiture. Il semble que Laure s’entende bien avec Samuel. Situation idéale pour se rappeler les soirées chez la grand-mère, quand on imaginait qu’on deviendrait astronaute, les tours en Solex avec maman, quand l’enfant mettait ses pieds dans les sacoches et croisait ses mains sur le ventre maternel. On monte une tente au bord de l’océan.

    L’auteur n’a pas froid aux yeux. Il ne craint pas de se lancer dans des phrases du genre: «Le ciel est d’un rose pâle qui me crucifie», «Les pensées s’ouvrent au monde. Elles me questionnent», «la journée passe, bulle de savon irisée dans un décor jaune», «Même quand elle mourra, elle continuera de se mouvoir en moi», «Le soleil explose les boulevards». Cette dernière phrase retient l’attention du lecteur. On parle d’une bombe qui explose (sens propre), d’une colère qui explose (sens figuré) ou encore des ventes qu’Amélie Nothomb faisait exploser il n’y a pas si longtemps. Ce verbe utilisé transitivement est donc une invention de Blondel, il signale un pouvoir inventif. Il y a des images étonnantes dans ce livre: «Elles (les notes du piano) sont une pommade, un onguent. Elles détendent les muscles, montent le long des jambes». Je me suis demandé un instant comment des notes pouvaient monter le long des jambes mais la scène décrite m’a troublé: après avoir joué un morceau, la propriétaire du motel raconte sa vie cabossée au narrateur, dont la surprenante empathie touche soudain le lecteur. L’auteur-narrateur s’imagine vivant aux côtés de cette femme qui a fui un mari violent.

    A Las Vegas, le trio se doit de descendre au «Stardust», parce que Woody Allen a intitulé un de ses films «Stardust memories». A la frontière mexicaine, il y a forcément un garde-frontière «avec ses lunettes de soleil, son chewing-gum, son uniforme impeccable, qui explique à quel point les Mexicains sont fainéants et voleurs». C’est le genre de chose qu’un auteur note pour plaire aux anti-racistes, ce qui est fort compréhensible à une époque où le cercle des lecteurs s’amenuise comme peau de chagrin.

    La phrase «trouver un ton détaché pour que le lecteur m’accompagne», c’est Blondel qui la prononce sur Youtube. Je crois que son pari est gagné. On l’accompagne volontiers dans son périple. Son livre est d’une lecture facile. On se dit qu’une certaine littérature peut servir à ça: vous emmener dans un voyage sympa, mais surtout vous emmener ailleurs, dans un pays qui nous a longtemps fait rêver et qui ne fait plus tellement rêver.

    Jean-Philippe Blondel: «Et rester vivant», Buchet-Chastel, 2011

     

  • Francine Wohnlich, Baptiste et Angèle,

    Par Alain Bagnoud

    Ce dialogue, Baptiste et Angèle, est sous-titré Rwanda 2008. On se trouve en effet dans ce pays, 14 ans après qu'un million de Tutsis ont été tués à la machette. 10'000 meurtres par jour en moyenne, on a fait le calcul.

    Le livre traite de ça. Baptiste et Angèle ont entre 25 à 30 ans et évoquent leur quotidien, seuls tous les deux et avec d'autres personnages (Epiphanie, Anatole). Ils parlent de ce présent qui est comme un magma remué par le passé.

    Le texte est présenté comme un roman mais écrit en fait une pièce de théâtre, ce qui n'est pas étonnant si on sait que son auteure, Francine Wohnlich, est aussi comédienne et metteure en scène.

    Oui, auteure, metteure en scène. Je me contente de recopier le 4ème de couverture. Faut-il tordre ainsi la langue pour revendiquer des égalités? Autre débat que celui de Baptiste et Angèle, que je laisse ouvert.

    Je note simplement ici que ce jeu sur le verbe est cohérent avec le livre entier. Tordre la langue, Francine Wohnlich ne s'en prive pas. Pour le plaisir du lecteur et la force du texte, elle invente des néologismes, réintroduit des archaïsmes, joue avec la syntaxe, crée un langage charnel qui suit au mieux les émotions.

    Exemple. Baptiste parle: « C'est rapport à la bagatelle. On s'est marié et c'est doux de partager la cabane et le manger, les causeries et le café avant de partir le matin. Angèle, je me demande si tu serais plus accommodée si on laissait la bagatelle de repos? Peut-être que c'est trop embroussaillant pour toi? »

    Francine WohnlichUn passage qui annonce la thématique du texte. Comment aimer, physiquement, comment ne pas se sentir violenter, forcer, ou violenté, forcé, quand on est encore empli par la mémoire du génocide et de ses gestes? Comment, plus largement, vivre la vie quotidienne banale, quand anciens bourreaux et anciennes victimes cohabitent?

    Baptiste et Angèle étaient dans le camp des victimes, mais par hasard, ils le savent. Toute confrontée encore à la barbarie à laquelle Francine Wohnlich se réfère par allusions discrètes, Angèle ne peut plus se laisser aller, se méfie du désir, devient une coquille vide quand il s’agit d’intimité. L’entente, la tendresse sont impuissantes à les réunir charnellement. Ils ne peuvent s’unir, ils ne peuvent se quitter, sans qu’on devine finalement le chemin qu’ils prendront. Ce qui n’ôte rien à la force du texte, habité, puissant.

     

    Francine Wohnlich, Baptiste et Angèle, Editions des Sauvages,

  • Une bonne plume, des couilles et une bitte

    Par Pierre Béguin

    Bitte.PNGQu’est-ce que le champ littéraire par rapport à la production livresque? Une goutte d’eau. Qu’est-ce qui distingue cette goutte d’eau dans la mer? Peut-on définir des critères pour accorder à un texte le label «littéraire»? Ou plutôt, quelles caractéristiques doit-il revendiquer pour prétendre à ce statut? En d’autres termes, comment séparer le bon grain littéraire de l’ivraie scribouillarde dans la masse des productions contemporaines?

    Ces questions ont surgi au détour d’un repas avec mes compagnons de Blogres. Heureusement remplacées aussitôt par d’autres sujets mieux en rapport avec la légèreté des circonstances. J’avais pourtant promis d’y réfléchir. Promesse hâtive. Je m’aperçois que je n’ai pas de réponse, à part la qualité toute subjective que j’accorde au style essentiellement.

    Mais d’autres ont tenté d’objectiver le débat. Des doctes professeurs de Lettres dont Molière, probablement, n’aurait pas manqué de se moquer. Si je me réfère à ce que certains de ces messieurs ont essayé de m’apprendre à la faculté, et plus tard au travers d’écrits savants sur la question, il semble qu’un texte doit remplir cinq critères précis pour obtenir de l’Université son OC, pour autant bien entendu qu’il soit caressé par le souffle du génie, voire du talent, eux-mêmes pas vraiment codifiables:

    1. Une certaine résistance à la lecture qui doit différencier la littérature de récréation (celle dont le plaisir réside dans la reconnaissance) de celle de création (qui dérange nos habitudes). «Texte de plaisir: celui qui contente, emplit, donne de l’euphorie; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture. Texte de jouissance: celui qui met en état de perte, celui qui déconforte, fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques du lecteur (…) met en crise son rapport au langage» écrivait l’incontournable Roland Barthes, aussitôt repris en chœur par tous les étudiants qui prétendaient appartenir à l’élite. Haro sur le texte de plaisir!

    2. Une mise en jeu d’un rapport au genre littéraire. L’œuvre ne doit pas s’inscrire confortablement dans un genre mais dans un fléchissement du genre, pour le moins dans une histoire du genre qu’elle met en perspective (et non pas dans un simulacre au genre, comme dans certains livres de Christine Angot, par exemple, où cet aspect – dans son cas les transgressions salaces du genre autobiographique – relève davantage de l’opportunisme éditorial).

    3. Une énonciation consciente d’elle-même qui suppose une réflexion sur le dispositif énonciatif. La prise de parole n’est jamais une évidence, elle demande à être questionnée, voire légitimée. Pas de littérature donc sans cette conscience minimale de son dispositif énonciatif.

    4. Un jeu d’ancrage et de «désancrage» temporel qui l’inscrit dans une temporalité plus large. Un énoncé littéraire doit survivre au-delà du référent historique dans lequel il est proféré. Il ne doit pas s‘épuiser hors de son cadre d’énonciation mais dépasser les circonstances de sa production.

    5. Un travail sur le langage qui garantit une hétérogénéité stylistique. «Le style est vision» disait Proust. En ce sens, le rapport à la langue ne doit pas rester purement instrumental, mais être à lui-même sa propre finalité.

    Bon! Heureusement que je me suis sorti de là indemne! Quoique… Je ne saurais évaluer ce que l’Alma Mater m’a apporté, mais je sais ce qu’elle m’a fait perdre. Et pour soulager celles ou ceux qui m’ont suivi jusque là, je citerai Amélie Nothomb (que d’aucuns aiment détester) répondant à la question: «Comment repère-t-on un bon écrivain?» «Il ne suffit pas d’avoir une bonne plume pour être écrivain. D’abord, il faut des couilles. C’est l’organe le plus important de l’écrivain. Et les couilles dont je parle se situent au-delà des sexes; la preuve, c’est que certaines femmes en ont; je pense à Patricia Highsmith (…) Les couilles sont la capacité de résistance d’un individu à la mauvaise foi ambiante. La proportion de gens qui ont à la fois une bonne plume et ces couilles-là est infinitésimale. C’est pourquoi il y a si peu d’écrivains sur terre. Ensuite, il faut une bitte. La bitte, c’est la capacité de création. Rares sont les gens qui sont capables de créer réellement. La plupart se contente de copier les prédécesseurs avec plus ou moins de talent. Il peut arriver qu’une bonne plume soit pourvue d’une bitte mais pas de couilles; Victor Hugo par exemple

    Une bonne plume, des couilles et une bitte! Tels sont entre autres (j’ai quelque peu raccourci la définition) les attributs du bon écrivain dans l’évangile selon Amélie. Entre cette définition et celle de la Faculté, choisissez, les «Blogres» et les autres! Reste à savoir si notre auteure belge s’inclue dans cette définition. Moi, je lui conteste au moins un point: Victor Hugo avait des couilles! Quand il était jeune, du moins; plus vieux, il en faisait un autre usage. Mais il n’y avait personne, en ces temps-là, pour le dénoncer à la justice…

     

  • Pierre Béguin, Bureau des assassinats et autres coups de sang

    Par Alain Bagnoud


    Pierre Béguin, Bureau des assassinats

    C'est la pratique du billet court qui a permis à notre ami Pierre Béguin de trouver une méthode originale pour commenter l'actualité. Auteur de trois romans et d'un récit, le voici qui réunit ses chroniques, parues dans Blogres entre 2008 et 2010, sous un beau titre en partie emprunté à Jack London: Bureau des assassinats et autres coups de sang.

    Le billet de blog a cet avantage d'être clos sur lui-même, isolé – le fragment ou le texte court étant peut-être la forme de la littérature de demain, telle que va l'induire la pratique dominante de l'écran d'ordinateur et de la tablette de lecture. Mais la publication en volume donne une autre signification aux chroniques de Béguin. A leur relecture globale, une évidence s'impose.

    Il ne s'agit pas de textes isolés, artificiellement réunis. Ce qui les relie, leur fil conducteur, c'est une méthode, qui donne au Bureau des assassinats une saveur particulière. De grandes lignes se dégagent, et des plaisirs.

    Pierre Béguin commente et analyse les problématiques artistiques, politiques ou économiques actuelles à la lumière de la littérature, généralement classique. Un fait divers, une péripétie locale, une question sociale attire-t-il son attention? Le voici aussitôt mis en résonance avec un texte ou un auteur qui va lui donner un éclairage.

    Les relations entre Dom Juan et son père servent ainsi à révéler les rapports entre les banquiers et les poltiticiens, Villiers de Pierre Béguin, L'Isle Adam dialogue avec les quotidiens actuels, Georges Perec permet de se demander « si l’éducation à la démocratie et la toute-puissance du marché sont compatibles ».

    On apprécie évidemment la culture et l'érudition de Pierre Béguin, qui se goûtent pour elles-mêmes, se savourent en soi. Mais il y a surtout dans ce panorama classique un amour de la littérature, une croyance en ses pouvoirs qui sont contagieux.

    Ce que nous dit notamment l'auteur, c'est que les grands textes ne sont pas seulement des curiosités du passé, qu'ils ne sont pas uniquement des friandises délectables pour happy few, qu'ils gardent leur actualité et leur pouvoir et permettent de donner une profondeur au présent. La littérature transmet des vérités inaltérables, applicables à tous les temps et à beaucoup de lieux. Le Bureau des assassinats le démontre encore.

    Cette manière de placer l'actualité dans une pérennité n'est pas la seule qualité du recueil. Résolu à assumer dans ses chroniques son rôle de citoyen, Pierre Béguin réagit aux événements en leur opposant une éthique. Servies par une langue riche, claire, et un argumentaire serré, ses convictions sont le fait d’un homme lucide, attentif, caustique, combatif, qui trouve dans la pratique de la chronique une occasion de questionnement et d'éclaircissement, et pour qui baisser les bras devant l'absurdité du monde n'est jamais une solution.

     

    Pierre Béguin, Bureau des assassinats et autres coups de sang, L'Aire, 2011

    Voir aussi Le site de Pierre Béguin

  • Une leçon d'écriture

     

     

    par antonin moeri

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    D’emblée, le dispositif est mis en place. Le conditionnel sera le mode verbal de référence. Le lecteur apprend dans les premières lignes qu’un homme, un intermittent du spectacle, aura compté dans la vie de celle qui écrit cette lettre à l’enfant qu’elle n’aura pas. «Etre mère t’aurait apporté la sérénité», lui répète souvent le dénommé S. La question de la procréation est une question que beaucoup d’écrivains se posent ou se sont posée. Linda Lê a tranché et, en rédigeant cette lettre, elle explique son choix.

    Fille d’une bourgeoise vertueuse que ses filles appelaient Big Mother («pas un qu’en dira-t-on qu’elle ne redoutait») et d’un père déclassé qui «avait pris le pli de se pinter et de flamber au jeu», Linda développe très tôt un talent pour la correspondance et la dissertation. Elle prend ses distance avec la sévère gardienne des moeurs, opte pour la rêverie, la précarité et le silence des bibliothèques, nourrit un désir: vaincre sa terreur d’Omphale, terreur qu’elle ne vaincra qu’aux alentours de la trentaine.

    N’ayant pas la moindre notion du struggle for life, elle fait le vide autour d’elle. Elle préfère ses pulsions conflictuelles aux promesses du bonheur social, ne se rallie pas aux vues de S. qui rêve de créer une famille. Car le mioche qui viendrait au monde pourrait bien se révéler «pantouflard près de ses sous, boursicoteur à tous crins, poujadiste xénophobe». Linda Lê donne alors une page magnifique de drôlerie. Elle aligne, avec un cynisme dépourvu d’aigreur, les joies et les affres de la bonne maman: la layette, le couffin, le berceau, les animaux en peluche, la crèche, le pédiatre, les premières dents, le bac à sable, l’anni, les notes à l’école, les vacances à la montagne.

    Cet engagement l’aurait détournée des rites de l’écriture qui, seuls, lui permettent de sonder le chaos intérieur. Mais toujours selon S., les joies et les affres de la bonne maman eussent permis à Linda de se bonifier, de chasser le cafard, de ne plus se promener en peignoir sale, de devenir enfin «une architecte des enchantements journaliers». Si Linda avait fléchi devant les prières de S., elle aurait mis au monde l’admirable bambin. Mais ce bambin, elle l’a immolé à son art, elle lui a préféré les migraines, les vertiges, les déraillements, le délire, les frissons d’angoisse, les injections de neuroleptiques, les séjour en psychiatrie, où elle rencontre une patiente qui avait eu un enfant mort-né, qui «murmure entre ses dents en faisant le geste de chasser des mouches», avec qui elle fume des gitanes et qui dit tout à coup: «A onze heures, je dois donner le biberon à Emmanuel».

    Les dernières lignes de cette lettre résonnent comme une hymne à la gloire de cet enfant resté à l’état d’idée. «Tu m’as aidée à me transcender (...) Je te dois de m’être surmontée (...) Je m’appuie sur toi pour creuser un fossé entre moi et la moyenne des prosateurs (...) Tu actives en moi le désir de me métamorphoser, d’explorer des territoires neufs». Dans un style épuré et incisif («d’une fluidité limpide»), Linda Lê nous offre là un texte bouleversant d’audace et de vérité qui contraste avec la plupart des proses mises en vente à sons de trompette. Une leçon d’écriture.

    Linda Lê: A l’enfant que je n’aurai pas, Edition Nil, 2011

     

  • Philippe Le Bé, Du Vin d’ici à l’Au-Delà

    Par Alain Bagnoud

    Philippe Le Bé, Du Vin d'ici à l'Au-DelàTout est étrange dans le roman utopique de Philippe Le Bé, Du Vin d’ici à l’Au-Delà. Le titre d’abord, bien sûr, mais aussi le contenu, le nom de l’auteur, l’auteur lui-même peut-être. Enquêtons.

    Le titre pourrait faire penser à un essai œnologique. Pas du tout. L’explication se donne à la dernière page du texte.

    Le narrateur, en instance de réincarnation, retrouve une âme errante qu’il avait croisée juste après sa mort. Cet ancien alcoolique souffrait d’une soif inextinguible. Désormais, son purgatoire est terminé. « L’homme, aux anges, qui a finalement préféré l’au-delà au vin d’ici, me fait un signe d’adieu. »

    Entre ces deux rencontres, le narrateur, mort dans un accident de vélo, a fait un vœu exaucé par son guide lumineux. Vivre sur une planète où règne enfin l’harmonie, non dans le but de fuir, mais d’apprendre.

    Et le voici transporté sur Tiphéreth (qui est le nom de la beauté symbolisée par le soleil dans l’Arbre de Vie des kabbalistes), plongé dans une société New Age où règne la Loi d’Amour. Sous la conduite de la belle Mandala et du sage Ram, il découvre le fonctionnement de ce monde avec ses avancées technologiques (le glisse en l’air, le planétoscope, les cristaux lumineux soignants...) et ses comportements sociaux qui l’amènent à réfléchir Philippe Le Béà des théories philosophiques, économiques et politiques étudiées sur Terre.

    La synarchie, par exemple, forme de gouvernement proposée par Alexandre Saint-Yves d'Alveydre et synthétisée par Jacques Weiss (connu aussi pour être le traducteur en français du Livre d’Urantia).

    Philippe Le Bé est journaliste économique, ce qui ne nous préparait pas à un livre aussi jeté. De nationalité française il travaille actuellement pour L’Hebdo après avoir passé par Bilan ou la Radio Suisse Romande. Etrange, étrange, je vous le disais.

    Philippe Le Bé, Du Vin d’ici à l’Au-Delà, Editions de L’Aire

  • Café littéraire au Rameau d'Or


    Café littéraire animé par Sita Pottacheruva
    avec Francine Collet, auteure de Félicien et Jean-Michel Olivier, auteur de L'enfant secret

    A la librairie le Rameau d'Or Bd Georges Favon 17, 1204 Genève
    Jeudi 13 octobre 2011 18h00


    collet_felicien.jpgDe Félicien, je ne possède qu'une dizaine de photos prises je ne sais quand, je ne sais où. Sur mon bureau, j'ai posé un portrait de lui enchâssé dans un médaillon doré. Il est tel que je ne l'ai jamais connu : jeune, les cheveux gominés, la raie au milieu. C'est en regardant ce portrait qu'est venue l'envie d'écrire sur lui comme si je savais tout de lui. Cela lui aurait certainement plu à Félicien, cette liberté prise avec sa vie. Il était rêveur, cela transparaît dans son regard sur ce portrait jauni. Un regard flou, sans lunettes. Félicien s'extrayait de la réalité en ôtant, cassant ou perdant ses lunettes. Cela pouvait durer quelques minutes, un jour ou plus avant qu'il ne les rechausse. A mon tour maintenant d'oublier mes lunettes et de transcrire ce que je vois. Pour qu'une fois encore, Félicien me serre contre lui.
    Comment restituer une existence dont de nombreuses pages se sont égarées pour toujours ? En tissant des bribes de souvenirs avec le fil de l'imaginaire, l'auteure dessine un portrait sincère et touchant de Félicien. L'écriture limpide et toujours subtile de Francine Collet permet ainsi à une mémoire singulière de devenir universelle.

    Francine Collet, Félicien, 2011, ISBN 978-2-9700598-8-2, 228 pages.

    ***

    olivier_enfants.jpgNora et Antonio vivent à Trieste, puis à Turin, puis sillonnent l'Italie sur les traces d'un certain Mussolini, dont Antonio devient le photographe attitré. Émilie et Julien vivent à Nyon, sur la côte vaudoise, et rêvent depuis toujours d'ouvrir une auberge de campagne. Ils ne se connaissent pas. Ils ne parlent pas la même langue. Ils n'ont pas les mêmes rêves. Mais leurs destins -- tout d'abord parallèles -- vont se croiser, puis s'épouser au cours de la première moitié du XXe siècle. Quatre « vies minuscules », silencieuses, dédaignées, héroïques, dont l'enfant secret (vous, moi) sera le témoin ébloui, et l'unique héritier.

    Jean-Michel Olivier est né à Nyon en 1952. Il est l'auteur d'une quinzaine d'essais et de romans, dont La Mémoire engloutie au Mercure de France et L'Amour fantôme aux Editions L'Age d'Homme. Depuis toujours, il partage sa vie entre l'enseignement et l'écriture, la musique et sa fille.

    Jean-Michel Olivier, L'enfant secret, Editions L'Age d'Homme, 2003



    Adresse
    Librairie le Rameau d'or
    17 Bd. Georges Favon
    1204 Genève
    Tél : 022 310 26 33
    rameaudor@freesurf.ch