Une leçon d'écriture (18/10/2011)

 

 

par antonin moeri

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D’emblée, le dispositif est mis en place. Le conditionnel sera le mode verbal de référence. Le lecteur apprend dans les premières lignes qu’un homme, un intermittent du spectacle, aura compté dans la vie de celle qui écrit cette lettre à l’enfant qu’elle n’aura pas. «Etre mère t’aurait apporté la sérénité», lui répète souvent le dénommé S. La question de la procréation est une question que beaucoup d’écrivains se posent ou se sont posée. Linda Lê a tranché et, en rédigeant cette lettre, elle explique son choix.

Fille d’une bourgeoise vertueuse que ses filles appelaient Big Mother («pas un qu’en dira-t-on qu’elle ne redoutait») et d’un père déclassé qui «avait pris le pli de se pinter et de flamber au jeu», Linda développe très tôt un talent pour la correspondance et la dissertation. Elle prend ses distance avec la sévère gardienne des moeurs, opte pour la rêverie, la précarité et le silence des bibliothèques, nourrit un désir: vaincre sa terreur d’Omphale, terreur qu’elle ne vaincra qu’aux alentours de la trentaine.

N’ayant pas la moindre notion du struggle for life, elle fait le vide autour d’elle. Elle préfère ses pulsions conflictuelles aux promesses du bonheur social, ne se rallie pas aux vues de S. qui rêve de créer une famille. Car le mioche qui viendrait au monde pourrait bien se révéler «pantouflard près de ses sous, boursicoteur à tous crins, poujadiste xénophobe». Linda Lê donne alors une page magnifique de drôlerie. Elle aligne, avec un cynisme dépourvu d’aigreur, les joies et les affres de la bonne maman: la layette, le couffin, le berceau, les animaux en peluche, la crèche, le pédiatre, les premières dents, le bac à sable, l’anni, les notes à l’école, les vacances à la montagne.

Cet engagement l’aurait détournée des rites de l’écriture qui, seuls, lui permettent de sonder le chaos intérieur. Mais toujours selon S., les joies et les affres de la bonne maman eussent permis à Linda de se bonifier, de chasser le cafard, de ne plus se promener en peignoir sale, de devenir enfin «une architecte des enchantements journaliers». Si Linda avait fléchi devant les prières de S., elle aurait mis au monde l’admirable bambin. Mais ce bambin, elle l’a immolé à son art, elle lui a préféré les migraines, les vertiges, les déraillements, le délire, les frissons d’angoisse, les injections de neuroleptiques, les séjour en psychiatrie, où elle rencontre une patiente qui avait eu un enfant mort-né, qui «murmure entre ses dents en faisant le geste de chasser des mouches», avec qui elle fume des gitanes et qui dit tout à coup: «A onze heures, je dois donner le biberon à Emmanuel».

Les dernières lignes de cette lettre résonnent comme une hymne à la gloire de cet enfant resté à l’état d’idée. «Tu m’as aidée à me transcender (...) Je te dois de m’être surmontée (...) Je m’appuie sur toi pour creuser un fossé entre moi et la moyenne des prosateurs (...) Tu actives en moi le désir de me métamorphoser, d’explorer des territoires neufs». Dans un style épuré et incisif («d’une fluidité limpide»), Linda Lê nous offre là un texte bouleversant d’audace et de vérité qui contraste avec la plupart des proses mises en vente à sons de trompette. Une leçon d’écriture.

Linda Lê: A l’enfant que je n’aurai pas, Edition Nil, 2011

 

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