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Blogres - Page 90

  • Ian McEwan, Expiation

    Par Alain Bagnoud

    Ian McEwan ExpiationC’est un roman victorien, a-t-on dit. A l’esthétique victorienne. Paru en 2001, il raconte en trois volets la formation d’une romancière, ses manipulations et les distorsions qu’elle apporte à la réalité.

    C’est elle qui écrit le livre, ce que l’on comprend à la fin – le récit est à la troisième personne.

    En 1935, durant la canicule, la jeune Briony, 13 ans, décidée à devenir écrivain, surprend sa sœur Cécilia avec Robbie, le fils de l’employée de la maison. C’est une scène qu’elle ne parvient pas tout à fait à s’expliquer.

    Mais mêlant le snobisme social, la crainte de la sexualité, le désir d’interpréter le monde, elle dénonce faussement Robbie comme l’auteur d’un viol qui a lieu le soir même.

    Deuxième partie: au début de la guerre. Robbie sorti de prison est devenu soldat en retraite vers Dunkerke, Cécilia a coupé les ponts avec sa famille et travaille comme infirmière. Briony la retrouve et annonce qu’elle veut retirer son témoignage, ce qui, comprend-on, sera quasiment sans effet.

    Ian McEwan La troisième partie est une sorte de post-scriptum aux deux premières. En 1999, Briony explique qu’elle vient de terminer ce roman, lui donne une conclusion, évoque ce qui est arrivé postérieurement aux personnages et explique quels gauchissements de la réalité elle a assumés et pourquoi.

    C’est du beau boulot, mais à la pâte un peu épaisse à mon goût. Je préfère le McEwan plus vif, plus tourné vers l’humour noir de Solaire, par exemple, ou plus contemporain de Samedi.

    Ian McEwan, Expiation, folio

  • Un chien ne fait pas le bonheur

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    par Jean-Michel Olivier

    Intituler son livre Best-seller*, il fallait oser! Et Isabelle Flükiger — l'une des plumes les plus libres et impertinentes de la littérature romande — l'a osé, dans un conte à la fois tendre et drolatique.

    Petit rappel : Isabelle Flükiger (née en 1979) a déjà publié trois livres, fidèlement chroniqués sur ce blog : Du Ciel au ventre **, Se débattre encore *** et L'Espace vide du monstre****. Si le premier racontait les tribulations érotiques d'une jeune femme en rupture, qui va s'éclater à Paris avec une copine délurée, le second montrait une autre facette, plus philosophique, de la jeune écrivaine fribourgeoise. Quant à L'Espace vide du monstre, il faisait se croiser plusieurs destins, fragiles, inaccomplis, chacun lançé dans une course au bonheur un peu désespérée.

    On retrouve ces thèmes, bien sûr, dans Best-seller. En particulier ce vide qui menace d'engloutir à chaque instant les fragiles personnages de ce roman, qui ressemble à un conte. Un prof contesté, voire méprisé, par ses élèves. Une jeune femme travaillant pour une galerie de peinture, menacée, quand la « conjoncture » est difficile, de perdre son emploi. Et Saïd, un requérant d'asile kurde, vivant dans l'angoisse d'être renvoyé en Turquie.

    Voilà pour l'arrière-fond du roman. Mais il manque le personnage principal. Un petit animal au pelage noir et blanc (comme un livre), vif et indiscipliné, qui déboule un jour dans la vie passablement routinière du couple que forment Mathieu et sa jeune amie. Sans crier gare, Gabriel (c'est le nom du chienchien), comme dans un jeu de quilles, vient tout bouleverser. Est-ce un signe du Destin ? Un coup de chance (ou de malchance) ? Gabriel est-il cet ange qui vient apporter la bonne nouvelle, et permettre enfin au couple plan-plan de sortir un peu du vide dans lequel il s'enlise (sans en être conscients) ? C'est la force (impertinente) du roman d'Isabelle Flükiger de poser ces questions. Sans lourdeur. Ni prétention.

    Un chien perdu, puis adopté, peut-il sauver ses nouveaux propriétaires, surtout quand ils sont jeunes et « pleins de promesses » ? Peut-il leur insuffler cette soif de liberté qui manque si fort à leur existence ? Toutes ces questions prolongent, en quelque sorte, celles initiées dans le livre précédent d'Isabelle Flückiger. Mais ici elles sont admirablement posées. Avec ce zest d'humour et de dérision qui les rend plus profondes. Incontournables, comme on dit. Il y a de la légéreté et du désespoir, de l'ironie et de la douleur, dans ces pages qui filent à la vitesse du plaisir qu'on en éprouve à la lecture. Parfaitement construit, tenu d'un bout à l'autre, écrit dans une langue à la fois souple et précise, Best-seller mérite bien des éloges. Et même le titre qu'il porte.

    * Isabelle Flückiger, Best-seller, éditions faim de siècée, 2011.

    ** Du Ciel au ventre, roman, l'Âge d'Homme, 2003.

    *** Se débattre encore, roman, l'Âge d'Homme, 2004.

    **** L'Espace vide du monstre, roman, édition de l'Hèbe, 2007.

     

  • Dévorer l'azur

     

    par antonin moeri

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    Le mot anglais «ballast» fut emprunté au moyen bas allemand. Depuis le 19e, il est utilisé pour désigner les pierres concassées que l’on tasse sous les traverses d’une voie ferrée. C’est un mot qui me donne le frisson, qui ouvre l’imaginaire sur des continents à dévorer, des mondes à étreindre, des restes d’adolescent pulvérisé par un direct. Neal Cassady, de la génération «beat» (pulsation du coeur), s’effondre le long du ballast, au Mexique, à quarante-deux ans, avant de mourir dans un hôpital. Ce mot «ballast», qui claque dans la nuit comme le cran de sûreté d’un couteau ouvert tout à coup, ce mot est choisi pour donner le titre à un texte bebopement pulsé. Celui de Jean-Jacques Bonvin, qui vient de paraître aux éditions ALLIA.

    Quatre individus en sont les héros. Trois sont connus: Jack Kerouac, Allen Ginsberg, William Burroughs. Le quatrième l’est peu sinon pour avoir inspiré le personnage de Dean Moriarty dans «Sur la route»: Neal Cassady. Or c’est Neal Cassady, qui a connu la délinquance avec son père et fréquenté les maisons de correction, c’est «l’aventure en personne» qui fascine Jean-Jacques Bonvin. En plus d’être beau, Neal est fou: il y a dans son regard «quelque chose qui inquiète comme la description d’un suicide». Il vole des voitures qu’il conduit à tombeau ouvert, il fume des joints et bosse comme cheminot. Kerouac lui dit Ecris. Il essaie: son enfance, «son père dans la nuit noire et les injures, les coups, la ruine, l’alcool mauvais». Or le texte s’écrira ailleurs, sur les machines de Jack et Allen. Neal pénètre sa femme vite et brusquement avant qu’elle ait pu s’abandonner. Il avale des amphétamines «pour ne pas s’endormir sur le rail». Sa femme fait l’amour avec Jack. Elle surprend un jour Neal et Allen, «l’un dans l’autre, Allen en Neal».

    C’est comme si Neal cherchait l’étourdissement, un dérèglement de tous les sens, le délabrement du système nerveux. Le LSD y contribuera. Durant vingt ans, il aura «filé sur des routes identiques à elles-mêmes, dans des lieux toujours semblables, le néon, l’entrée, le bar, les tables, la danse, le stroboscope, la tête énervée par l’alcool et la benzédrine, les femmes qui meurent d’ennui en souriant comme des stars avec des jambes de stars (...) la sortie, la voiture ou le motel, le néon, l’entrée du motel, la réception triste, la porte de la chambre, le lit qui bien sûr grince».

    C’est le livre entier qu’on voudrait citer, un livre porté par une écriture si belle, si précise, qui refuse tout laisser-aller, toute complaisance, toute familiarité avec le lecteur, toute comparaison prévisible, une écriture que l’auteur cisèle patiemment pour raconter une épopée, celle de la beat generation, et le naufrage du personnage sans doute le plus intéressant romanesquement, celui qui n’a pas eu droit aux douces caresses des sunlights.

     

    Jean-Jacques Bonvin: BALLAST, éditions ALLIA

     

  • Respect des principes

     

    par antonin moeri

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    Armand qu’il s’appelle mon copain. Il a séjourné quelques semaines en Californie. Il vient de rentrer. Il m’a raconté qu’un soir, il fut invité chez un type tout à fait sympa. Genre sportif, cadre dans une entreprise maraîchère, aimant les femmes et les bons vins. Au cours de la soirée dans un jardin bien entretenu, le type sympa montra à ses invités, sans doute pour se vanter, une série de photos sur son smartphone.

    • Là, vous voyez, ce sont des latinos mais l’autre soir y avait des blacks, j’vous dis pas la partouze.

    Armand reconnut sur une image deux petites blondes qu’il avait croisées en tenue très légère près du quartier chaud.

    • Mais je les reconnais ces deux. Tu passes des soirées avec des putes?

    Le type sympa devint pâle et, s’étant levé après avoir jeté sa fourchette sur la table, changea de ton.

    • Ecoute, mon ami, ce ne sont pas des putes les filles qui viennent ici. C’est pas parce qu’elles ont trente ans et qu’elles sont super mignonnes que tu vas cracher ton venin de petit Suisse frustré. L’une travaille dans une boutique de mode, l’autre dans la pub, elles sont bien élevées et elles ont le droit de faire une partouze où et quand elles le veulent. Jamais, tu entends bien, jamais une pute ou une fille de ce genre ne foulera mon gazon, t’as compris, jamais!!!

    Sidéré, Armand voulut s’excuser, mais l’explosion de voix fut si violente qu’il préféra se taire.

    - Tu vois, me dit-il avec un demi-sourire, le puritanisme a encore de beaux jours devant lui.

     

  • Haruki Murakami en coureur de fond

    Par Pierre Béguin

    murakami[1].jpgHaruki Murakami, auquel même la Tribune de Genève de ce week end consacre une page pour la parution de son dernier roman, s’impose de plus en plus comme la nouvelle référence asiatique en occident. «Nobelisable» depuis plusieurs années, traducteur de Scott Fitzgerald et Raymond Carver, l’écrivain japonais cultive cette caractéristique insolite: il partage son temps entre l’écriture et la course de fond, s’imposant au moins un grand marathon (New-York, Boston ou Tokyo) par année. Si l’écriture l’a amené au sport – assis la plupart du temps, il fumait à outrance et prenait du poids – le sport ne cesse de le renvoyer à l’écriture. C’est le motif principal de son traité de sagesse original intitulé Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, paru en 2007 (en 2009 chez Belfond pour la traduction française). Courir devient une métaphore du travail d’écrivain, non seulement en termes d’endurance, de persévérance, de patience (il faut aussi ces qualités pour écrire un roman) mais en termes d’hygiène de vie, de santé physique et, surtout, mentale.

    De fait, la conception selon laquelle un écrivain doit mener une vie déréglée pour pouvoir créer est largement partagée depuis le 19e siècle et les poètes maudits. En adoptant un mode de vie malsain, un écrivain se retirerait du monde profane et atteindrait une espèce de pureté doublée de valeur artistique. Vision romantique stéréotypée de l’artiste ou de l’écrivain décadent certes, largement réactivée depuis le rock, les années 60 et les idoles mortes prématurément par abus de drogues et d’alcool, que Murakami partage cependant de manière plutôt originale: «Lorsque nous nous lançons dans un projet d’écriture, une sorte de substance toxique, tapie au plus profond de chaque être humain, ressort à la surface, que cela nous plaise ou non. Tous les écrivains ont à faire face, plus ou moins, à ce principe délétère et, conscients du danger qu’il recèle, doivent se débrouiller pour transiger avec.» Le postulat est donc admis: écrire est une activité dangereuse; comme toute activité artistique, elle comporte des éléments malsains, antisociaux, que l’écrivain doit affronter au risque de se perdre. Le poète anglais John Keats, mort à 26 ans, appelait cela la capacité négative, une formule qui désigne la force nécessaire à l’écrivain pour se couper du monde social et s’aventurer dans des territoires imaginaires malsains, aux confins de la folie, puis d’en revenir, de retourner à volonté dans le monde «normal» (j’ai toujours considéré le récit d’Hemingway Le vieil Homme et la mer comme une parfaite illustration de cette negative capacity inhérente à toute quête artistique).

    Si, donc, écrire est une activité dangereuse, tout auteur, s’il entend durer, doit se constituer un système immunitaire susceptible de le préserver des toxines parfois mortelles qui résident en lui-même. Pour se confronter à quelque chose de malsain, il convient d’être aussi sain que possible. A chaque écrivain de trouver à cette «devise» la forme qui lui sied. Certains – beaucoup –, tel Garcia Marquez, lui donnent celle d’une femme qui joue le rôle d’amarres et prend sur elle tous les aspects pratiques de l’existence. Pour Murakami, elle se transpose en ces termes: une âme malsaine, ou exposée à la toxicité, a besoin d’un corps en bonne santé. Le marathon, la course de fond, un entraînement intensif, méthodique, régulier, sont les éléments indispensables à la constitution de son système auto-immune. Car pour lui, «le sain et le malsain ne sont pas nécessairement antagonistes. Ils ne se situent pas dans l’opposition l’un vis-à-vis de l’autre, mais plutôt dans la complémentarité et même, dans certains cas, ils agissent naturellement ensemble.» Sans l’énergie et le soin apportés à la constitution de son système auto-immune, un artiste est voué au déclin, comme un marathonien s’exposerait aux crampes et à l’abandon, faute d’une préparation adéquate. Ainsi explique-t-il l’essoufflement rapide de certains écrivains, leur difficulté à durer (que pourrions-nous dire des chanteurs, chanteuses ou groupes de rock dont la phase créative semble limitée à quelques années, et qui sombrent avant même la trentaine dans la déchéance et le néant!): «Cette régression vient de ce que leur vigueur physique ne parvient plus à contrer les toxines auxquelles elle doit faire face. Leur vitalité a dépassé son pic, elle qui jusqu’alors pouvait naturellement vaincre les éléments mauvais, et son efficacité sur leur système immunitaire s’est dégradée peu à peu.» Un écrivain ne peut rester créatif par sa seule volonté. Il en serait alors réduit à utiliser les techniques et les méthodes qu’il a cultivées autrefois, mais vidées du génie – ou simplement de l’étincelle – qui en avait fait la grandeur. Les exemples de ce type pullulent, notamment parmi les auteurs les plus prolixes, ceux qui ne savent pas «se mettre en jachère» et qui s’acharnent à publier un livre par année pour exister.

    Car la création n’est pas un sprint, c’est une course de fond. Murakami nous le rappelle, elle se gère comme un marathon, avec ses pics et ses phases dépressives (le fameux 35e kilomètre redouté des marathoniens). Il faut une parfaite connaissance de soi et de ses limites pour éviter le surmenage créatif et la dépression, voire la déchéance, qui en est souvent la conséquence, comme il faut une parfaite connaissance de son corps et de ses limites pour parcourir les 42,195 kilomètres du marathon. Reculer au maximum le moment de la défaite inexorable, voilà l’objectif de Murakami et le sens de son traité de sagesse qui se veut un mode d’emploi à usage strictement personnel: «J’aimerais retarder, autant que je le peux, le moment où ma vitalité sera vaincue et dépassée par les toxines. Tel est mon objectif en tant que romancier. Par ailleurs, à ce moment-là, je n’aurais pas le loisir d’être surmené. Voilà la raison exacte pour laquelle, même lorsque les gens disent de moi: "Il n’est pas un artiste", je continue à courir

    Haruki Murakami, Autoportrait de l’auteur en coureur de fond, 10/18 domaine étranger, 2009

     

  • Serge Bimpage, Le Voyage inachevé

    Par Alain Bagnoud

    Serge Bimpage, Le Voyage inachevé

    Notre ami Serge Bimpage fait sa rentrée avec un livre abouti, maîtrisé. Le Voyage inachevé est son dixième ouvrage et son cinquième roman. Un roman qui, comme son titre l’indique, est aussi un récit de voyage.

    Son personnage principal, Anteo, est galeriste dans la vieille ville de Genève. Il a réussi, a fait sa place, même si les clients deviennent rares à cause de la crise. Heureuse circonstance en fait, qui lui laisse du temps pour méditer et se remémorer.

    C’est qu’un événement a eu lieu dans son existence. Anteo vient de recevoir un courriel de Nomia, une femme qu’il a follement aimée, avec qui il a entrepris dans sa jeunesse un voyage autour du monde, et qu’il n’a plus revue depuis une vingtaine d’année. Elle veut le rencontrer.

    Le livre s’ouvre sur ce courriel et sur le récit de la séparation des anciens amants à La Paz. Remué par l’appel, Anteo se retrouve pris entre « le désir monacal et la tentation de l’errance » qui lui donne envie soudain de tout plaquer, qui le ramène vers le passé, qui le pousse vers Pnom Penh pour un autre voyage. Une phrase de Marguerite Yourcenar recommence à le hanter. Il avait passé une journée avec elle dans le Maine, des années plus tôt. D’un ton d’outre-tombe, elle lui avait cité maître Eckardt: « Le monde est une prison! Comment être assez fou pour mourir avant d’en avoir fait le tour. »

    Ce tour du monde, Anteo l’avait entrepris avec Nomia, et il le revit précisément dans sa galerie, en détail, avec d’autant plus de surprise qu’il se sait dépourvu de mémoire. New York, la route vers la nouvelle Orléans en stop dans ces années hippies, la fraternité des cheveux longs, les rencontres, les drogues, les gourous, la spiritualité cosmique. Bimpage décrit cette période et ses valeurs avec un mélange de nostalgie et de distance qui fait mouche. Puis c’est l’Amérique du sud, où Nomia le quitte, l’île de Pâques...

    Un voyage vécu dans les expédients et les aventures, sans confort et sans hôtel. Un voyage qui s’oppose à celui qu’Anteo le galeriste entreprend vers le Cambodge, hébergé dans la luxueuse maison d’un ami, personnel compris, et qui lui permet de se demander ce qu’il cherche à travers ces périples.

    Serge Bimpage, Le Voyage inachevéCe récit d’errances, on l’a dit, est également un roman d’amour, ou d’amours. Celui qui unit désormais Anteo à Solange, une femme qui l’équilibre. Celui qui a lié les deux jeunes amants, trop différents pour que leur passion puisse surmonter leurs oppositions. Les noms des personnages le suggèrent: étymologiquement, Anteo fait évidemment référence au passé que revit le personnage, et Nomia à la loi qui triomphe finalement du vagabondage de la jeune fille. Mais si on les accole, comme le découvre un personnage étonnant du livre, ça donne antinomie. La contradiction, l’opposition.

    Cet élément de structure n’est pas le seul moteur du roman, rythmé par des mots-clé dont la définition explicite quelques grands thèmes (voyage, réminiscence, amour, nostalgie...), animé par des lettres qu’Anteo expédie à son ami Stanislas, fait d’allers et retours entre le présent et le passé, le voyage ancien et actuel, extérieur et intérieur et dont la tension est donnée par une question: que faire du souvenir?

    Le revivre, semble répondre Bimpage. S’en nourrir pour se constituer. Mais non pas tenter de faire renaître le passé.

    Au terme de ce périple physique et mémoriel, Anteo a pris sa décision: il ne reverra pas Nomia.

     

    Serge Bimpage, Le Voyage inachevé, roman, L’Aire

  • Jean Chauma, Le banc

     

    Par Alain Bagnoud

     

    Jean Chauma, Le bancL'ancien voyou, habitué des prisons de haute sécurité pour braquage de banques et de bijouteries, continue son cheminement littéraire. Il écrit des livres singuliers, qui ne sont fondus dans aucun moule. Autobiographie, autofiction, roman policier, essai? Un mélange de tout ça. Ses livres à la composition singulière sont des ovnis lucides et âpres.

    Dans Le banc, un voyou est en train de mourir, touché par une balle. On n'apprendra qu'à la fin qui la lui a tirée. Entre temps, il y a des flash-backs, un retour sur son enfance, sa mère et la relation quasi incestueuse qu'elle entretient avec lui, sa fugue à quinze ans, les premiers vols, son premier braquage.

    Puis le livre change. Une femme le voit sur ce banc, elle comprend qu'il n'est pas bien, elle veut l'aider. Le voyou n'est pas un inconnu pour elle. Surnommé Le Mammouth, c'est une figure du quartier. La femme est d'ailleurs certaine qu'il a assassiné un homme politique, des années plus tôt.

    Suit un long dialogue, qui occupe une grande partie du livre, et qui pourrait faire une pièce de théâtre. Elle tente de comprendre son acte, de savoir qui il est, il se définit peu à peu. Puis elle part chercher du secours et il meurt, après que le lecteur a compris pourquoi il a reçu une balle et de quelle manière ça se rattache à son passé.

    Rien de canonique dans tout ça, mais une force et une efficacité. Au-delà de l'anecdote, ce qui intéresse surtout Jean Chauma, c'est de comprendre un cas particulier: le voyou des années 70. Il en a fait un type, et fore ce personnage avec intelligence afin de montrer quels sont ses ressorts, ses envies, ses projets, ses valeurs.

    Et il y réussit fort bien.

     

    Jean Chauma, Le banc, Bsn press

  • Le Misanthrope

    Par Alain Bagnoud

    Molière

    Quand Molière jouait Alceste, le public riait. Grâce peut-être aux mimiques irrésistibles du grand comédien, qui roulait des yeux, bougeait ses sourcils noirs, hoquetait, etc.

    Grâce aussi au ressort comique de la pièce qui est basé sur un oxymore. Le misanthrope amoureux. L'opposition violente entre cet homme que les simagrées mondaines révulsent, et cet amoureux qui est le jouet de Célimène, les deux dans un même personnage.

    Pour amuser, il faut accentuer la contradiction. C’est ce qu’on a fait longtemps.

    On riait encore en 1840, mais plus seulement. « Lorsqu'on vient d'en rire, on devrait en pleurer » écrit Musset après avoir assisté à une représentation.

    De nos jours, plus aucun metteur en scène ne rend Alceste risible. Ce serait difficile. Il faudrait le rendre ridicule par des procédés de cirque. Ce n'est plus possible à cause de plusieurs raisons:

    La vénération qu'on a pour Molière.

    La beauté du texte et le respect qu'il entraîne.

    L’évolution historique du personnage d'Alceste, plus particulièrement depuis que Jean-Jacques Rousseau en a parlé.

    Une autre sensibilité globale. Le conflit entre la comédie amoureuse, la grimace, le rôle qui est demandé par la séduction d’une part, et le besoin de sincérité, la volonté de se présenter en entier et d'agir avec franchise d’autre part est devenu tragique.

     

    Le Misanthrope sera joué du 30 septembre au 23 octobre à l'Espace Fusterie, mis en scène par Cyril Kaiser.

  • Interview inédite de Vladimir Dimitrijevic

    images-2.jpegpar Jean-Michel Olivier

    Il vaut la peine de revenir sur le parcours atypique d’un homme — éditeur avant tout — qui poursuit, contre vents et marées, sa vocation de passeur. Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Le monde a vu la chute du mur de Berlin, puis de la maison communiste toute entière, et le démembrement de la Yougoslavie. Pris à son tour dans la tourmente, l’Âge d’Homme a choisi son camp. Mais pouvait-il en être autrement ? Claude Frochaux se souvient : « Les journalistes nous harcelaient pour obtenir nos brochures : c’est bien la preuve qu’elles étaient utiles. S’exprimer, dire les choses, est franchement plus démocratique que se censurer soi-même ou censurer les autres. »

    — Aujourd’hui, quel bilan l’éditeur tire-t-il de ces vingt dernières années ?

    Vladimir Dimitrijevic : Les vingt ans de l’Âge d’Homme, en 1986, c’était  déjà 2000 titres. Impossible, par conséquent, de résumer en quelques mots cette période particulièrement féconde. Ce que je peux dire, c’est que j’ai l’impression que la maison d’édition — sa vocation — n’a pas changé. Dans les domaine des grandes traductions, comme dans celui de la littérature en général, la devise est toujours la même : une ouverture sur le monde. Il est clair que l’époque où l’Âge d’homme publiait les livres des dissidents russes était une époque plus glorieuse, mais j’estime que l’époque actuelle n’est pas moins intéressante, au niveau littéraire tout au moins. »

    — Si le monde a changé, depuis la chute du communisme jusqu’aux décombres de la guerre irakienne, qu'en est-il aujourd'hui du journalisme ?

    —Le journalisme — et plus particulièrement, le journalisme littéraire — est devenu quelque chose où on essaie, chaque semaine, de découvrir le meilleur livre de ces 20 dernières années ! Ce qui provoque une inflation extraordinaire des jugements. Nous n’avons plus le temps ni l’envie de rentrer dans les nuances qui se trouvent dans un livre. Nous n’avons plus la générosité d’entrer dans les personnages incarnés. On a l’impression qu’une biographie sommaire vaut toutes les descriptions psychologiques. Pour moi, la littérature, c’est ce qui fait partie intimement de ma vie, dans n’importe quel domaine, et qui éclaire le monde dans lequel nous vivons. Il est impossible de savoir ce que pensaient les gens du Moyen Âge, qu’ils aient vécu en Irlande ou en Chine, en Europe ou en Afrique, sans la littérature. Tout le reste relève de la statistique ou de l’appréciation subjective. Avec la littérature, nous entrons dans le vif du sujet. J’admire un écrivain comme Simenon, parce qu’il nous donne tellement de façons d’appréhender le monde. Comme les grands écrivains russes, français, allemands du XIXe, il ne fait pas l’inventaire de la vie, mais il la restitue dans sa totalité.

     

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  • Barbara Polla en miroir

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    par Jean-Michel Olivier

    Voici un livre étrange et envoûtant* : la femme qui écrit s’avance ici sans masque, un miroir à la main. Ce miroir, elle le tend à sa mère, qui porte le même prénom qu’elle, Barbara, pour arracher au temps quelques images, des souvenirs d’enfance, des sensations qu’elle croyait oubliées, mais qui surgissent, brusquement, sous le regard de la mère.

    Séquence après séquence, grâce au miroir magique, Barbara sort de l’ombre, renaît une seconde fois, en 1922, avec des yeux vairons qui lui donnent, tout de suite, la conscience d’être unique. Celle qui suivait son père partout, aimait à se cacher sous les tables, avait peur de l’orage comme du feu, adorait chanter en famille et dessiner, cette Barbara-là voulait être médecin. Au fil des pages, sa figure ressurgit, sous la plume de sa fille, avec une précision mêlée de tendresse et de fascination.

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