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Blogres - Page 85

  • Vous ne connaîtrez ni le jour ni l'heure

    LECTURE PUBLIQUE

     

    Pierre Béguin lira des extraits de son dernier roman à paraître

    VOUS NE CONNAITREZ NI LE JOUR NI L’HEURE

    Le mercredi 22 février à 19 heures à la Galerie, 13 rue de l’Industrie, dans le quartier des Grottes à Genève.

    Entrée libre

  • Marie-Jeanne Urech, Le chat qu’il tenait en laisse comme un chien

    Par Alain Bagnoud

     

    César Bonvoyage cultive des roses. Mais le soleil disparaît. Pour le faire revenir, Bonvoyage place chaque jour un caillou peint en bleu sur un autel dédié à la vierge.

    Quand la colline est devenue toute bleue sans aucun résultat, il se résout, lui le casanier, à partir en voyage jusqu’à la capitale, sur l’ancienne voie royale, pour rendre visite à Chrosostophe Oggre, fonctionnaire immortel qui est le seul à pouvoir l’aider. Son chat Bolivar l’accompagne, tenu en laisse et tout blanc.

    En chemin, le cultivateur de roses affronte la violence et le deuil, et découvre finalement que la création est le moyen de donner un sens à l’absurde, de réenchanter le monde.

    Cette histoire poétique donne un beau livre. Bel objet et beau contenu.

    RédiMarie-Jeanne Urechgé lors d’un voyage en Amérique du Sud (le lieu mentionné est Quito, en Equateur), continent dont le réalisme magique a inspiré le récit. Ecrit par Marie-Jeanne Urech dont on avait déjà apprécié les derniers textes (voir ici, ici et ici).

    Il a été imprimé par Aencrage & co, à Beaume-les-dames sur un papier ivoire 160 grammes, composé à partir de caractères mobiles en linotypie en Aster de corps 10, tiré sur une presse typographique et broché selon une technique artisanale. Sa couverture, sur papier vergé blanc 220 grammes, de S.P. & J.B.B, est inspirée par un tableau de Caspar David Friedrich, Le voyageur au-dessus de la mer de nuages. Pour en savoir plus: www.aencrages.com

    Marie-Jeanne Urech, Le chat qu’il tenait en laisse comme un chien, récit, Aencrages & co

  • la gifle du mardi

    antonin moeri

     

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    Celui qui parle est un enfant. A la sortie de l’école, un grand l’attend. V’lan une baffe. Les larmes coulent. Le grand s’est mis dans la tête de dresser le gniard. Après la baffe du mardi, le grand se montre sympa, il raconte tout plein de choses. Le grand apporte les bobines pour la séance de cinéma du mercredi. Un jour, la baffe est plus forte. Marque sur la joue. Le gamin dit à sa maman qu’il a reçu le ballon en pleine poire. Heureusement, pendant les grandes vacances, plus de baffe du mardi. On va à la campagne chez marraine. On se roule dans l’herbe. On taille des sifflets dans des baguettes de noisetier. On se bourre de prunes et de mûres. On enfonce des bâtons dans les taupinières. On touche du doigt le pis des vaches comme on toucherait une quéquette.

    Un jour, papa maman viennent en visite. Ils racontent qu’un mec, poursuivi par la police après un vol, est tombé d’un toit et s’est brisé la colonne. A la rentrée des classes, le gamin appréhende la gifle du mardi. Il a le coeur chamboulé. Mais le mardi, le grand n’est pas là, près de la grille. Et un autre mardi, il est là, dans un fauteuil roulant. Le gniard s’en approche tout près. On dirait qu’il regrette l’époque où il prenait une gifle en pleine poire. Le grand n’est pas paralysé des bras. Il n’a qu’à lever la main.

    Ils sont rares les auteurs qui savent se mettre dans la peau d’un enfant. Il y a Salinger bien sûr, qu’Annie Saumont a traduit. Elle a sans doute appris chez l’auteur américain cette manière particulière d’adopter le point de vue d’un gosse. Son parler. Son coup d’oeil. La rapidité de sa pensée. Sa spontanéité. Ses sensations. La nouvelle intitulée «La gifle du mardi» est, en ce sens, un chef-d’oeuvre. Pas un mot de trop. Pas une lourdeur syntaxique. Pas le moindre bluff d’écriture («Ah comme j’ai du talent!») Une construction à la fois sobre et sophistiquée dans laquelle apparaît Ginette, la copine du grand. L’auteur fait dire à cette fille, «Les branches d’un arbre sont des bras suppliants lancés vers le ciel». Phrase qui reviendra comme un leitmotiv, conférant à ce texte un caractère élégiaque qui contraste avec l’effet scalpel qu’Annie Saumont privilégie dans sa manière dérangeante de relater les faits. Annie Saumont est un auteur qu’une critique du Monde qualifiait, en 2001, de «meilleure nouvelliste française». Je suis près de partager cet avis.


    Annie Saumont: «Moi les enfants j’aime pas tellement», Julliard, 2001

     

  • Printemps occidental

    Par Pierre Béguin

    Les découvertes technologiques ont alimenté les révolutions plus sûrement que les idéologies. La découverte de l’imprimerie, en soustrayant la Bible au seul contrôle de l’Eglise catholique, a permis de répandre la Réforme et les idées nouvelles. L’invention du télégraphe a largement contribué à communiquer sur tout le territoire européen la révolution romantique de 1848. La radio a joué un rôle essentiel durant la seconde guerre mondiale. L’électroménager et la pilule, au moins autant que le début des trente glorieuses qui exigeaient de nouveaux bras dans l’économie, ont permis l’explosion des mouvements féministes et l’avènement de «la femme moderne». Quant au «printemps arabe», on sait ce qu’il doit à la «toile»…

    Une révolution significative semble souvent consécutive d’une découverte technologique. Ou, plus exactement, toute découverte technologique importante semble déboucher sur une révolution. Car modifier les habitus, par le décalage ainsi produit, c’est aussi donner une perspective critique à ce qui, auparavant, paraissait acceptable ou intangible.

    Jusqu’à l’année dernière, rares étaient ceux qui avaient pris conscience de l’énorme potentiel révolutionnaire du Net, entre Twitter, Facebook et autres nombreux forums de discussion. Le printemps arabe fut un premier signe clair, mais il nous paraissait logique, voire souhaitable, et c’était loin de chez nous. La guerre déclarée entre les partisans d’une liberté absolue de l’espace internet et les Etats qui veulent réguler la «toile», empêcher des téléchargements sauvages de contenus protégés, voire intervenir de manière musclée pour fermer certains sites (avec, bien entendu, l’arrière pensée de se donner les moyens de contenir des foyers de pensées jugées subversives) en est un autre. Et les actes de résistance des premiers, dignes de la guérilla, montrent qu’ils ne cèderont pas et que leur potentiel de révolte a de quoi inquiéter les seconds, les inciter à lâcher du lest et à «accompagner» le mouvement au lieu de s’y opposer de force.

    Le mouvement des «indignés» et, plus récemment, en Espagne, la fronde populaire «Yo no pago» (je ne paie pas) soulignent la nouvelle capacité d’organisation des masses et précisent clairement la direction que prend peu à peu cette révolte qui gronde partout dans le monde: c’est bien la toute puissance néolibérale initiée au début des années 80 sur le modèle anti keynésien de l’Université de Chicago et du prix Nobel Milton Friedman qui est en train d’être sérieusement menacée, ébranlée sur ses bases, et peut-être, dans un futur proche, détruite. Du moins si l’on entend par néolibéralisme l’intrusion d’une idéologie du profit et de la performance dans chaque strate de l’activité humaine, dans chaque relation sociale entre individus, aux dépens de toutes les autres valeurs qui encadraient la société et qui en fondaient «le vivre ensemble». En colonisant l’espace social par le mercantilisme systématisé, en atomisant la personne par le culte du profit, le néolibéralisme n’offre finalement au monde que le commerce comme valeur absolue, que l’idéal de la performance comme réalisation de soi, que l’obsession des belles voitures, des piscines privées ou des crèmes amincissantes comme stade ultime du progrès humain, que le nombrilisme, le narcissisme infantile («parce que je le vaux bien!») et le bien-être égotiste comme religion, qu’une dictature aux allures de libération comme modèle politique. Pour les exclus de la fête, la promesse de plus de pain et, surtout, de beaucoup de jeux. Et pour objectif avoué l’élimination de tout ce qui s’oppose à l’extension généralisée de la consommation comme principale activité sociale, et sa célébration comme horizon radieux d’une humanité enfin libre et béate, pleinement épanouie dans des supermarchés ouverts 24 heures sur 24.

    Pas de quoi tenir en laisse les «foules sentimentales»! Et il fallait bien toute l’arrogance stupide des chantres du libéralisme pour croire qu’elles pourraient longtemps se contenter d’un tel programme. Pas en temps de crise, en tous cas! Le libéralisme était condamné à réussir pour se maintenir.

    Ce formatage mercantile est donc destiné à être happé par le vide même de son programme. Et ce n’est qu’un début. Je l’ai déjà dit, répété, et j’en suis de plus en plus convaincu, Le Grand Soir viendra du Net et de la capacité de ses utilisateurs à s’organiser en cellules guerrières quand ils réaliseront l’énorme pouvoir qu’ils possèdent en tant que consommateurs, et qu’on leur a retiré en tant que citoyens. On assistera bientôt à des boycotts ciblés de telle entreprise pétrolière dont un cargo échoué aura souillé des kilomètres de rivages, à des attaques sur des organismes financiers ou des Banques peu respectueuses de l’éthique, voire à d’autres foyers de guerre pour des causes moins nobles. Il ne peut tout simplement pas en aller autrement, ne serait-ce que par le seul fait qu’on puisse aisément imaginer un tel scénario.

    D’autant plus que, pour nettoyer le terrain de toute résistance à ses objectifs, le néolibéralisme a installé le règne de l’individu et de la logique privée triomphante au détriment des institutions républicaines chargées de constituer le corps politique comme garant du bien général (la destruction de l’école publique n’est qu’une variante de ce programme: souvenons-nous des attaques incessantes du parti libéral genevois contre l’école publique et les enseignants dans les années 90), consacrant ainsi l’autonomie de l’individu sur tous les cadres structurants. Et ce même libéralisme voudrait maintenant que ce qu’il a sciemment affaibli puisse contenir les débordements de ce qu’il a résolument fortifié!

    La «toile» précipitant le déclin de la pensée unique paraît d’autant plus ironique qu’elle en fut une émanation importante, pour ne pas dire un des symboles phares. Ironique aussi la vision d’un futur parti libéral réduit à la taille d’un groupuscule de vieux combattants, à l’image… du parti communiste actuel. Quant à savoir s’il faut se réjouir d’une telle perspective, c’est une autre question. Personnellement, et même si je verrais d’un bon œil la chute de l’empire néolibéral, je crains que la mort des cellules cancérigènes n’entraîne aussi celle des cellules saines…

     

  • Arnaud Maret, Les Ecumes noires

     

    Par Alain Bagnoud

    Arnaud Maret, Les Ecumes noires

    A 25 ans, Arnaud Maret publie un roman de 500 pages.

    Le fait déjà tient de l’exploit. Il y en a un deuxième dans Les Ecumes noires: le roman est habité par un souffle qui pousse le lecteur jusqu’au bout de l’histoire. Histoire ici est d’ailleurs à prendre dans ses deux sens: la fiction et l’étude du passé.

    Le personnage principal s’appelle Julien Kelsen. Il est jeune professeur à l’Université de Fribourg, là où Arnaud Maret a obtenu justement un Master en histoire, avec, comme titre de mémoire: Le national-socialisme à travers le regard de la presse valaisanne francophone. Représentations de l'Allemagne et dérives antisémites à la lumière du facteur confessionnel, 1933-1938.

    Ce qui n’est pas sans rapport avec le roman qu’il publie, comme on le verra.

    Donc, en 1989, Julien Kelsen apprend que son père a été assassiné à Münich où il vivait. Abasourdi, il s’y rend, rencontre un commissaire humaniste nommé Hertling, et apprend que tout l’accuse de cette mort.

    Si Hertling était un simple flic borné, Kelsen serait vite condamné pour parricide. Mais il parvient à se disculper et commence sa propre enquête, qui va réveiller quelques fantômes.

    Pendant la guerre de 39-45, son père n’était pas exactement qui il croyait. Une photographie, puis la confession d’un de ses anciens complices font apparaître un épisode monstrueux, arrivé en Hongrie en 1944.

    Pour comprendre, Kelsen fouille ce qu’il peut trouver, reconstitue une époque sombre, découvre un nouveau visage à son père. Il n’est pas seul à s’intéresser à son histoire. Une femme mystérieuse agit en coulisses, en parallèle de ses recherches, poursuivant une vengeance que Kelsen va peu à peu cerner, et dont la découverte va le transformer.

    LArnaud Mareta forme du livre, comme on le voit, est celle d’un polar, dont les révélations successives font avancer l’intrigue et retiennent le lecteur. L’écriture est simple, claire, efficace, évocatrice.

    Il y a bien évidemment quelques petites longueurs, comment n’y en aurait-il pas dans un livre de cette ampleur? Les trajets décrits, par exemple, dressent une topographie minutieuse des villes traversées. Le procédé est d’ailleurs utile au genre du polar: le ralentissement des événements exacerbe le suspense.

    Réussite, donc, pour le prometteur Arnaud Maret, Valaisan originaire de Bagnes, né en 1986. Actuellement, il vit entre Fribourg, Lausanne et le Valais, poursuit des études de droit en parallèle de son activité professionnelle dans le domaine de la conservation du patrimoine écrit et sonore, annonce le quatrième de couverture. Et il écrit. On se réjouit de le suivre.

     

    Arnaud Maret, Les Ecumes noires, Editions de L’Aire

  • Victor Hugo en ZEP

    ANTONIN MOERI

     

     

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    «On aurait bien aimé réciter un poème» est une nouvelle d’Annie Saumont parue dans un recueil intitulé «Pages noires», chez Gallimard, en 1998. Ça se passe dans un collège de banlieue, une ZEP comme on dit. Dans une classe à problèmes, un élève voudrait réciter un poème de Victor Hugo qu’il a appris. Mais le chahut est tel qu’il ne parviendra pas à se faire entendre. Il trouve que la récitation d’un poème est un bon entraînement pour devenir comédien. Il essaie de comprendre ce texte. Il compare les pêcheurs mis en scène par Hugo aux pilotes de F1 qu’il admire à la télé. Or le prof stagiaire n’arrive pas à s’imposer, c’est le monstre bordel dans la classe, les gars pètent, sifflent et gueulent. Les filles ne parlent que de Bruel.

    Le stagiaire loue une chambre chez la mère de Lahi, une métisse qui deviendra sans doute aide-ménagère. Les élèves se demandent si le stagiaire va se mettre en ménage avec la mère de Lahi. Lahi parle des gros bras venus foutre la merde dans sa classe de rattrapage pour ceux qui ont du mal à s’instruire. Le père du narrateur trouve les profs cons. Le stagiaire ne sait plus quoi faire. Il hurle des menaces alors que certains élèves voudraient réciter leur poème. Un caïd se ramène et assomme le prof. Les flics débarquent. «Petit salopard, t’as fait du beau travail» qu’ils disent, au narrateur peut-être qui aurait tant voulu réciter son poème.

    Imaginer un ado né dans la zone et qui voudrait s’instruire n’est pas saugrenu. Ça existe les gars qui veulent lire, apprendre et se sortir du marasme. Annie Saumont en imagine un, elle se glisse dans la peau de celui qui regarde avec passion les courses de F1, qui ne comprend pas pourquoi son père méprise les profs à ce point. Il cherche un sens. Il essaie de comprendre ce que Victor Hugo a voulu dire avec ses pêcheurs, ses crépuscules obscurs, ses rudes batailles, ce bonnet de forçat mouillé, ces bourrasques, ces logis pleins d’ombre et ces gouffres qui tordent leurs plis démesurés.

    Annie Saumont n’idéalise pas ce garçon. Elle le fait exister dans un texte de dix pages qui n’a rien d’un constat sociologique, qui ne propose pas des solutions mais laisse les questions ouvertes. Que peut-il advenir d’un fils de pauvres rêvant d’apprendre pour sortir de la zone? Lui donne-t-on réellement sa chance, en ce début de XXI e siècle, pour construire une identité autre? Je me demande quelle réponse donnerait Annie Saumont. En tout cas, elle ne le fait pas dans cette singulière nouvelle, modulée comme un chant sur les incertitudes de la vie moderne. Le conditionnel passé du titre «On aurait bien aimé...» pourrait signaler un certain pessimisme, une sorte de résignation que seul son travail sur les mots, le langage contemporain, les ruptures et la ronde des points de vue, son habileté à tisser dialogue et récit en un flux très maîtrisé peut redéployer dans un film où la poésie bouscule l’ordinaire.

    Annie Saumont: Pages noires, Gallimard, 1998

     

  • Fracas, de Pascale Kramer

    Par Pierre Béguin 

    La vanité est un instinct. Il n'en est pas d'intelligente. Comme il n'est pas d'homme qui ne soit avant tout vaniteux. Ainsi, la position du paillasson approbateur est-elle à peu près l'unique attitude par laquelle les êtres se tolèrent. Que les frustrations, les rancœurs, les jalousies l'emportent sur le mensonge ou l'hypocrisie et tout le monde se débraille aussitôt, pourrit et se met invariablement à puer de la gueule. Même, ou parfois surtout, en famille. Comme l'écrit Céline: «On rote, on fait ensemble en famille. On se hait à plein sang, c'est le vrai foyer mais personne ne réclamPascale Kramer.PNGe, parce que c'est tout de même moins cher que d'aller vivre à l'hôtel».

    Que se passe-t-il lorsqu'un événement inattendu fait éclater le mensonge, l'hypocrisie familiale, et qu'un (ou plusieurs) membre(s) «réclame(nt)»? C'est cette situation qu'explore le roman de Pascale Kramer, Fracas, paru en 2007 au Mercure de France.

    Un double événement, dans ce cas, ou plutôt un double séisme:

    Le premier, bien réel, provient du déluge qui s'est abattu sur cette région désertique de la Californie où se trouve la villa familiale. Valérie, la fille, et Cyril, le fils accompagné par sa tribu - Ellen, sa femme, et ses enfants, Lucie, Aude et Théo - viennent le week-end pour aider leurs parents à remettre de l'ordre dans le jardin dévasté. D'autant plus que des éboulements ont laissé un gros rocher en équilibre précaire, menaçant de s'écraser à tout moment dans la propriété.

    Le second, qui touche la sphère intime, est déclenché par un téléphone, reçu le matin même, annonçant l'accident très grave de Cindy, la jeune «nounou» des enfants de Cyril... et accessoirement la maîtresse occasionnelle du père, un médecin retraité dont on va progressivement, en même temps que Valérie et sous l'impulsion de Cyril, découvrir l'insondable veulerie.

    Le péril du rocher constitue la véritable colonne vertébrale de l'action. En ce sens, il représente bien davantage qu'un effet de tension dramatique ou qu'un symbole des dangers qui menacent le fragile équilibre familial avec ses secrets inavouables. Il est avant tout un révélateur de la personnalité et des comportements de chacun. Tout personnage se détermine, se révèle même, par le regard qu'il porte sur le danger - réel ou imaginaire selon les points de vue - que constitue ce bloc de pierre en suspension sur le jardin. Ainsi, le père, narcissique, indifférent, peu concerné par son ménage et dont «la capacité de résistance ou d'imperméabilité au drame» semble sans limite, n'est pas du tout inquiet par la menace du rocher: «L'envie de ne pas s'inquiéter pour le rocher participait chez lui de cette même insoumission à l'effort». Tandis que Cyril, le fils, violent, sauvage et cynique (on songe à Joseph dans Barrage contre le Pacifique), s'active pour dynamiter le rocher au plus vite comme il veut secouer l'hypocrisie familiale, la candeur paresseuse de sa sœur, et la soumission stoïque de sa mère aux infidélités et aux mensonges incessants de son mari. Quant à Valérie, dont la naïveté face aux mensonges de son père semble solidement ancrée dans son égoïsme, elle hésite, penchant tantôt vers la solution du dynamitage, tantôt vers le laisser-faire. La mère, elle, se tait, fait semblant de ne rien voir et s'active à effacer toute trace du déluge comme elle efface toutes celles susceptibles de ternir la réputation de la famille.

    Il est 17 h 30. Les enfants et petits enfants quittent la villa. Le dernier regard de Valérie sur son père le révèle «sous la masse toujours plus sombre du rocher», comme si sa réputation, cette fois, n'allait pas échapper au «fracas» de la chute: l'annonce du rétablissement de Cindy devrait révéler au grand jour sa veulerie et les détails de sa liaison. Du moins le pense-t-elle.

    Rien n'est moins sûr, pourtant. Le courage semble manquer à toute la famille pour aller vraiment au fond des choses. Ignominie pour ignominie, il est possible qu'ils préfèrent tous, sans vraiment se l'avouer, celle qui ne fait pas de bruit à celle qu'on étale sur la place publique. C'est la loi de la famille et de ses secrets. La journée terminée, la terrasse nettoyée, les transats rangés, la barrière de scotch retirée - toute chose remise à sa place, toute trace du désastre effacée par la diligence insatiable de la mère - ils s'en retournent à leur insipide histoire personnelle, à leurs petites blessures. Dont on comprend, aux états d'âme de Lucie (que Valérie perçoit avec une complicité révélatrice) et à la plaie ouverte de Théo, qui a posé le pied sur les dents du râteau utilisé pour nettoyer le jardin, qu'elles ne vont pas épargner les petits enfants. Ainsi en va-t-il des névroses familiales qui se propagent d'une génération l'autre aussi sûrement qu'un virus. Et l'on imagine très bien le père, bien que principal artisan de cette contamination névrotique, s'en retourner lui aussi en toute bonne conscience s'empiffrer froidement de la poule, avant de se gratter les burnes avec une indifférence d'éternité. Peut-être...

    Il y a du Chabrol dans ce huis clos des hypocrisies discrètes de la bourgeoisie où règnent les non-dits, même si la comparaison fait un peu cliché. Disons qu'il y a quelque chose de très cinématographique. Le visuel domine à chaque phrase. Tout dans les apparences nous est donné à voir parce que seuls des détails anodins soulèvent le voile sur ce que les uns essayent de dissimuler, et les autres de ne pas remarquer. Chaque précision compte - et elles sont légions -, égrenées, comme les cailloux du petit Poucet, avec une grande maîtrise narrative. Il suffit de suivre les pistes. Ainsi les objets révèlent-ils ce que les sujets s'efforcent le plus souvent de cacher. Le pull over par exemple - ses positions successives, tantôt noué sur les épaules, tantôt posé sur la chaise ou sur les genoux - raconte quelque chose des états d'âme de cette caricature de «mère courage» qui s'efforce de ne rien laisser filtrer de ses ressentiments. C'est une croûte de pain pincée entre les doigts de Cyril, ou une égratignure qu'il s'est fait dans les buissons, et dont il gratte machinalement le sang séché, qui révèle sa violence à peine contenue. Même le râteau a son histoire, ce râteau que la mère, dans sa volonté de tout «prendre sur elle», a retourné dents contre terre pour éviter qu'un enfant ne s'y blesse, et qui blessera pourtant Théo. Comme pour suggérer la vanité de ses efforts et donner raison à Valérie qui se demande, en la regardant s'évertuer seule à maîtriser le chaos, «à quoi rime tant de souffrance et d'humiliation, à quoi sert tant d'obstination à soigner l'apparence des choses quand la réalité n'est que cela, qu'on le sait, et qu'on sait que tôt ou tard, elle se saura».

    Le style est dense. Il n'épargne pas l'adjectif et s'avance comme un chasse-neige ramassant de front plusieurs plans ou idées dans une même phrase, le plus souvent à prédominance complexe. Comme la multiplication des détails, il requiert l'attention du lecteur, pour ne pas dire sa participation. Mais ce dernier ressentira alors la véritable jouissance de la lecture, la magie qui fait découvrir, une fois la mince couche narrative soulevée, le bouillonnement, la complexité de tout un monde...

    Pascale Kramer, Fracas, Mercure de France, 2007

  • Saumont scandale

    ANTONIN MOERI

     

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    L’idéalisation de l’enfant m’a toujours semblé suspecte. Quand il veut connaître ou savoir quelque chose, l’enfant est prêt à tout, à frapper, casser, blesser ou crever l’oeil d’un chat. A l’âge de sept ans, mon fils a lancé une pierre sur une grenouille, lors d’une sortie scolaire. Sa maîtresse nous a convoqués, ma femme et moi, elle a évoqué le caractère impossible de notre fils, elle nous a conseillés de prendre rendez-vous chez un psychologue.

    Dans «Marie», Annie Saumont met en scène une gamine qui écrase les fourmis, accroche des vers de terre aux branches du groseillier, empale une chenille sur un piquant d’aubépine, donne un coup de pied au chien. Ce que Marie aime faire, c’est déranger le bon ordre de l’univers. Elle ne supporte pas la fille au pair qui s’occupe d’elle quand papa est en voyage d’affaires et que maman est en cure. Or maman s’entend très bien avec Louise, la fille au pair. Marie les a vues se caresser sur le lit conjugal. Elle menace de rapporter la chose à papa. Une vraie emmerdeuse cette gamine! Bientôt, une autre fille au pair va arriver, car Louise doit partir, pour aller retrouver maman dans sa station thermale. Marie a très envie de l’empoisonner, cette Louise qui finira par proposer à la petite garce de l’accompagner dans la jolie ville d’eaux. Mais maman est trop impatiente de revoir, de caresser Louise qui partira finalement seule à la gare.

    Toute la cruauté de l’enfant ulcéré par les simagrées, la veulerie, les mensonges, les faux semblants et l’hypocrisie des adultes, cette cruauté impitoyable, raffinée, que les bonnes âmes voudraient ranger dans le placard d’un passé honni, cette férocité est subtilement, ironiquement montrée, racontée, mise en mots par un auteur qui ne craint pas de ridiculiser la nouvelle religion universelle de l’Enfant, cette sacralisation d’un enfant qui n’existe que sur les affiches publicitaires, dans les films idiots et le jargon des enseignants: c’est-à-dire une image, un stéréotype.

    Je préfère de loin l’enfant qu’Annie Saumont met en scène. L’humour noir de cet écrivain n’interdit pourtant pas la tendresse. Une tendresse qui n’a strictement rien à voir avec le baratin compassionnel qu’on entend partout à longueur de semaines, de mois et d’années, dans cette fabrique de la positivité qu’Annie Saumont affronte, décortique, tourne en ridicule et piétine avec un malin plaisir qui n’est pas sans rappeler celui de Marie empalant une chenille sur un piquant d’aubépine.

    Annie Saumont: «Moi les enfants j’aime pas tellement», Julliard, 2001

     

  • Quand Rousseau dit tout

     

    Par Alain Bagnoud

    Jean-Jacques Rousseau

    L’année Rousseau a donc été lancée officiellement avant-hier. Ce qui nous donne un bon prétexte pour lire ou relire cet auteur genevois.

    Je conseille évidemment Les Confessions, qui est un récit éminemment vivant. Ce livre autobiographique, qui nous fait connaître la vie de Jean-Jacques, a un aspect qui intéressera surtout notre époque. Rousseau est le premier sans doute qui a parlé clairement de sa sexualité.

    Il y avant bien avant lui les romans lestes du XVIIIème, mais ils appartenaient à des catégories convenues qui mènent en droite ligne à ces productions actuelles que sont la pornographie et l’érotisme. Lui, Jean-Jacques a parlé de sa sexualité propre avec ce que celle-ci avait de personnel, de spécifique - et a révélé aussi en passant la vie intime de ceux qui l’entouraient, Mme de Warens, Mme de Larnage, par exemple.

    C’est ça qui choquait si fort Chateaubriand. Lui, grand séducteur pourtant – ce que Rousseau n’était assurément pas – glisse sur ses amours dans ses Mémoires d’outre-tombe, lâche parfois une allusion, garde le plus souvent le silence. Ce n’est pas le cas de Jean-Jacques qui s’attache à tout dire.

    Et pour l’irruption de l’intime, dans la littérature, c’est une irruption explosive. L’auteur ne cache rien. Sur Thérèse: « je n’ai jamais senti la moindre étincelle d’amour pour elle, [...] je n’ai pas plus désiré de la posséder que Mme de Warens et [...] les besoins des sens, que j’ai satisfaits auprès d’elle, ont uniquement été pour moi ceux du sexe, sans avoir rien de propre à l’individu. » Il a tout de même connu l’exaltation charnelle grâce à Mme de Larnage, qui avait vingt ans de plus que lui, et était mère d’une fillette de quinze ans, dont elle lui avait promis qu’il serait fort caressé. Ce qui plongeait Jean-Jacques, qui en avait 26, dans des rêveries délicieuses et coupables...

    Plus choquant, on apprend tout sur son masochisme, son exhibitionnisme, son goût du plaisir solitaire. Ce qui est surtout moderne dans cet étalement, c’est qu’en bon analyste, Rousseau, après avoir dévoilé ses goûts, tente de remonter à leur source.

    Mlle Lambercier, sœur du pasteur chez qui il était en pension enfant, serait ainsi à l’origine de son attirance pour un amusement qu’il a pratiqué seulement avec la petite Goton de la rue de Coutance, faute d’oser le demander à ses autres partenaires, parce qu’il était trop honteux pour le faire. La fessée. C’est ainsi qu’elle l’a puni à deux reprises. Voici la cause et voici l’effet.

    L'explication a le mérite d'exister. Mais on ne peut s'empêcher de penser que tous les enfants de l'époque se faisaient fouetter. Pourtant ils ne développaient pas systématiquement cette envie qu’avait Jean-Jacques d'être aux genoux d'une maîtresse impérieuse, d'en recevoir des ordres, d'obéir avec délices...

  • révolution sexuelle (Holder toujours)

     

     

    ANTONIN MOERI

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    Dans les années septante, la mode était de préférer la campagne à la ville. On allait dans le Sud s’acheter une ferme et cultiver les choux, la vigne ou les radis. C’est ce que firent les parents du narrateur. La pompe hydraulique ayant besoin de réparation, le père fait appel à Antoine qui répare l’appareil en moins de deux. Antoine a quitté une bonne situation dans le Nord pour faire plombier dans le Sud. Sa compagne, Blandine, est une blonde canon qui vit en autarcie avec son copain. Le narrateur a alors quatorze ans, il va prendre des leçons de piano chez cette femme qui croit en Jésus-Christ et qui va à la messe tous les dimanches. Un jour de pluie, la leçon de piano est interrompue par l’arrivée de Renato, un électricien tendre et viril, meilleur ami d’Antoine.

    Le lecteur ne saura pas qui a fait des confidences au narrateur. Ce dernier apprendra que Blandine a hésité avant de s’abandonner dans les bras du bel Italien. Renato «verrouille la porte, la déshabille en un tournemain». Blandine attendait ce moment avec impatience, ne supportant plus l’ennui où Antoine la confinait. Renato a du doigté, il sait y faire avec les femmes, il colle la bouche contre le sexe de Blandine et aspire le bourgeon. Les cuisses de Blandine tremblent, ses orteils se recroquevillent. Non! supplie-t-elle quand elle touche au paroxysme.

    Intrépide, fougueuse, passionnée, elle se glisse sous lui pour laper ses bourses et lécher sa verge. Elle a décidé de s’offrir «un festin de voluptés défendues», car l’époque prône la «révolution sexuelle». Ce corps nouveau, elle va le dévorer. Elle jouit plusieurs fois. «Il lui souriait avec bienveillance, comme s’il était fier d’elle». «Tou aimes la bite». La crudité des mots fait sauter le verrou. Elle ne s’empêche plus de hurler. Renato lui ouvre la porte d’une autre vie, à Lecce, Gallipoli ou Bari, où elle mangera des salades aux pieuvres fondantes, le sarago grillé, on ira brûler des cierges à Jésus, j’ai de l’argent, nous ouvrirons un commerce.

    Tout le village est désormais au courant de cette relation torride, car on entend des hurlements dans la maison du plombier. «Vous entendez ça? Le brame du cerf, à côté?» C’est en l’enculant que l’électricien finit ces séances. Les hurlements sont tels que les mères enferment les bambins dans leur chambre et augmentent le volume de la radio. Après avoir été cognée par Antoine, Blandine part à Vintimille avec Renato, où ils ouvriront une pizzeria. Antoine vivra avec la mère de Blandine. Elle aussi, poussera des rugissements qui rendront les voisins songeurs. Le narrateur imagine, pour terminer, qu’ils vivent toujours ensemble, Antoine et la mère de Blandine, et qu’ensemble ils vont à la messe.

    Comment raconter mieux cette génération post-68? On connaît les évocations de Houellebecq, beaucoup plus grossières, moins nuancées, j’aurais envie de dire beaucoup plus lourdes, moins enchantées. Et ceci parce que l’écriture de Holder n’est jamais aguicheuse, clin-de-l’oeillesque, relâchée ou vulgaire. L’auteur n’a pas besoin de s’appesantir sur les empoignades et les emmanchements. Il y a une économie et une délicatesse dans la phrase désencombrée de Holder qui permet au lecteur d’asseoir la beauté sur ses genoux, d’inventer «de nouveaux astres, de nouvelles chairs», d’entendre «le récit des ébats» de Blandine.

    Je vous recommande l’achat de ce bijou. Il vaut des pépites.

    Eric Holder: Embrasez-moi, Le Dilettante, 2011