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Blogres - Page 84

  • VOYAGER DANS SA CHAMBRE

     

     

    Antonin Moeri

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    Jacques Mercanton raconte dans un petit livre un voyage à travers le pays de Vaud qu’il fit en compagnie de Joyce. Celui-ci s’est étendu sur la banquette du train et, étant aveugle, il pria Mercanton de lui dire à haute voix les noms des villages qu’ils traversaient. La musique des syllabes des noms de villages dans la bouche de l’écrivain lausannois suffisaient largement à Joyce pour entreprendre son voyage à lui, sa traversée d’un pays de Vaud sans doute plus palpitante que celle du touriste armé d’un BlackBerry dernier cri, l’oeil rivé sur le moindre clocher, la moindre auberge et le moindre tas de fumier.

    Nous vivons à une époque où le récit de voyage est encensé. Ne nous parlez surtout pas de la chambre où vous tournez en rond avec vos aigreurs et vos borborygmes, parlez-nous je vous prie du désert de Gobi que vous avez parcouru, des crépuscules à Tahiti, de la traversée de la Californie que vous avez faite à moto, des minarets étincelants du Yémen que vous avez photographiés ou des rites séculaires de telle peuplade amazonienne que vous avez observée de près. Ce goût pour les relations de voyage à l’autre bout du monde m’a toujours semblé suspect, c’est pourquoi j’ai dévoré avec une voracité joyeuse l’essai de Pierre Bayard «Comment parler des lieux où l’on n’a pas été?»

    Un livre m’intriguait énormément dans la bibliothèque paternelle: «Moeurs et sexualité en Océanie» de Margaret Mead. Je l’ouvrais souvent, au lieu de faire mes gammes au piano, et contemplais les images de filles nues. Un détail retint mon attention: le capuchon qui entoure le pénis des garçons. Tout ça m’excitait vivement et les scènes décrites par l’anthropologue américaine ne pouvaient que refléter une réalité concrète. Or Pierre Bayard nous apprend que Margaret Mead n’a séjourné que dix jours sur l’Île Samoa, préférant la villa d’un ami pour rédiger son livre à partir de témoignages de jeunes Samoannes émoustillées à l’idée de contribuer à une réflexion sur la liberté sexuelle des habitants de cette île.

    En se basant sur les témoignages de jeunes informatrices qui venaient quotidiennement lui rendre visite, Margaret Mead a décrit une «île intérieure» qui lui servirait à faire avancer la thèse culturaliste qu’elle défendait et qui faisait alors rêver les Occidentaux. D’autres exemples (Marco Polo en Chine, Philéas Fogg autour du monde, Edouard Glissant visitant l’île de Pâques où il n’est jamais allé, Chateaubriand en Grèce et en Amérique) viennent corroborer l’hypothèse qu’il est littérairement beaucoup plus intéressant de décrire un lieu où l’on n’est pas allé que de décrire ce lieu après l’avoir systématiquement visité, exploré, photographié. L’invention étant plus passionnante que le document, le voyageur casanier faisant de plus belles descriptions que le pro du voyage, la puissance de l’imagination étant plus convaincante que l’observation participante.

    Mais inventer un pays imaginaire pour déployer sa propre fantaisie peut relever de la mythomanie, comme ce fut le cas de Jean-Claude Romand, cet homme qui fit croire à sa famille qu’il était médecin et qu’il se rendait aux quatre coins du monde pour assister à des séminaires et à des colloques. Cet homme a construit un univers parallèle qui n’avait rien à voir avec l’habitacle de sa voiture rangée sur une aire de stationnement et dans lequel il feuilletait des prospectus d’agences de voyages et des guides de pays où le pseudo-docteur devait se rendre. On sait ce qu’il advint de ce mythomane. Emmanuel Carrère l’a plusieurs fois rencontré en prison avant de rédiger L’Adversaire, roman dans lequel l’auteur signale des points communs entre sa propre vie et l’existence falsifiée du tueur.

    Pierre Bayard aurait pu ajouter Proust à sa liste de voyageurs casaniers. Proust qui préférait de loin la rêverie autour d’une ville italienne à la visite effective de cette même ville. Ce n’est pas pour contester ce que racontent les écrivains que Bayard propose de lire leurs récits sous un autre éclairage, mais pour apprécier ces récits «avec toute la force poétique et heuristique qu’ils possèdent dans l’invention des mondes possibles». Dans cet essai remarquablement écrit et allègrement mené, Bayard nous rappelle l’importance de la description littéraire, description qui peut se révéler utile quand vous devrez prouver, par exemple, qu’au moment de l’infraction, vous vous trouviez dans un lieu autre que celui où elle a été commise.

    Pierre Bayard: Comment parler des lieux où l’on n’a pas été? Minuit, 2012

     

  • Féminisme et littérature V

    Par Pierre Béguin

    Les «études genres» se sont développées à l’Université de Genève dans les années 2000. Très actif, et pour assoir logiquement sa légitimité, le groupe s’est investi notamment dans les séminaires de formation continue. La première année, la participation masculine était significative et dépassait largement la simple curiosité. Elle a rapidement décliné. Au point que, la troisième année, nous n’étions plus que trois «mâles» à fréquenter le séminaire à son ouverture, un seul (moi en l’occurrence) à sa conclusion. La qualité du séminaire n’était pas en cause. Il y avait autre chose. Une incongruité qui n’a soulevé, lors de la discussion finale, ni remarques ni étonnement chez ces dames participantes, plutôt satisfaites de se retrouver enfin «entre elles». L’année suivante, les «études genres» avaient disparu du programme, laissant place à «l’extrême contemporain».

    polony.JPG«Cette éviction de l’homme, autant que celle du père, est bien la pire défaite du féminisme. Car être débarrassé des hommes n’est certainement pas le meilleur facteur d’équilibre pour les femmes» (et inversement, pourrions-nous ajouter). Telle est la thèse principale de l’excellent essai de Natacha Polony, L’Homme est l’avenir de la femme, un brillant «droit d’inventaire» des travers et excès du féminisme, servi par un style et un sens de la formule remarquables, et qui a largement influencé ma démarche dans cette série de notes (une démarche que j’aurais entreprise dès la lecture de ce livre si la rédaction d’un roman m’en avait laissé le temps; c’est chose faite et justice rendue). Des positions «post féministes» à lire sans tarder pour celles ou ceux qui m’ont suivi cette semaine. On y découvre son auteur (sans «e», elle y tient) débarrassé de ce côté «maîtresse d’école» qu’elle montre parfois dans son rôle de sniper (snipeuse?) chez Laurent Ruquier, et qui pourrait en irriter plus d’un (moi, je l’adore même en maîtresse d’école).

    Cette entreprise d’éviction de l’homme que peut prendre la tendance radicale du féminisme, Natacha Polony en passe en revue les différentes manifestations. Ses dérives vers une remise en cause des catégories même de sexe et de genre (le concept queer dont nous avons parlé dans les notes précédents), le reformatage juridique, la suppression du patronyme, etc. Sans oublier le futur proche, les recherches scientifiques pour la création d’un utérus artificiel – l’ectogenèse (la gestation en dehors du corps de la femme) – fantasme absolu pour certaines, qui débarrasserait les femmes des contraintes de l’enfantement, source même de leur asservissement (la mode de l’adoption en série, pour certaines actrices, pourrait déjà s’inscrire dans cette logique). Stade ultime de la grande marche vers l’égalité (ou l’égalitarisme), l’utérus artificiel va libérer la femme du XXIe siècle plus sûrement que l’électroménager a libéré celle du XXe siècle. Sans compter que l’ectogenèse s’accompagnera inévitablement du clonage reproductif. «A ce stade la différence des sexes semblera un problème bien dérisoire» ajoute l’auteur. Non plus inégalité, non plus égalité, mais indifférenciation: «En faisant des hommes et des femmes des semblables, on occulte la question de l’égalité, qui se fonde justement sur la différence. C’est parce que les êtres sont différents qu’il est nécessaire de rappeler qu’ils naissent libres et égaux en droit. Eradiquer la différence hommes-femmes est une façon de ne pas régler le problème. Et prouve à quel point nous sommes incapables de penser l’égalité dans la différence et la préservation des spécificités de chacun». La vraie question est de savoir ce que l’être humain gagne ou perd à se détacher de sa part naturelle.

    Indifférenciation ou indifférence? La tendance sexless, pour laquelle la sexualité n’est que perte d’énergie, de temps et d’argent, incarne cette seconde option qui dérive logiquement de la première. L’indifférenciation des sexes, mais aussi le bien-être matériel, voire la pornographie galopante accessible d’un clic sur le net, a atomisé séduction et plaisir. La science aidant, tout est prêt pour que l’homme et la femme existent indépendamment l’un de l’autre, en totale autarcie. La différence des sexes n’aura bientôt plus aucune raison d’être. Et le problème qu’elle pose sera définitivement réglé. Reste à connaître les effets qui émaneront de cet état de fait.

    Le scénario est d’autant plus plausible que, selon Natacha Polony, la difficulté à se remettre en question est une sorte d’invariant dans le regard que les féministes portent sur elles-mêmes et qui finit par contaminer une bonne partie de la gente féminine: «Il leur est semble-t-il quasiment impossible d’admettre que les échecs du féminisme soient dus à autre chose qu’aux résistances de la société, donc à des horribles phallocrates (…) De même, si les femmes sont freinées dans leur carrière et n’atteignent pas des postes à responsabilités, c’est parce que les méchants misogynes les en empêchent. Pas du tout parce que, pour un certain nombre, elles choisissent de privilégier un rapport plus distant avec leur travail…» 

    Le pire, c’est qu’une partie du féminisme a été récupérée par l’impérialisme mercantile, comme l’ont été avant le flower power, les punks ou Che Guevara. Et Natasha Polony de montrer avec beaucoup d’humour comment l’émancipation se termine dans un choix infini de pommades antirides et de crèmes amincissantes pour les moins jeunes, de rêves béats de Star Ac, de mannequinat ou de cinéma pour les plus jeunes. On est tombés bien bas, bien bas, comme le chante Brassens. Bref, «Entre celles qui se battent aujourd’hui pour faire payer aux hommes des millénaires d’oppression, celles qui croient qu’affirmer leur spécificité féminine est le summum de l’émancipation, et celles qui croient que la différence des sexes peut et doit s’effacer comme relevant par essence de la domination de l’homme blanc hétérosexuel, la "cause des femmes" a peu de chance d’être autre chose qu’une parodie».

    Alors quelle autre perspective? Je laisse la conclusion à notre auteur: «En détruisant tous les acquis d’une véritable libération des femmes pour ne leur laisser que les hochets qui s’étalent sur le papier glacé des magazines, les sociétés occidentales ont renoncé à l’idéal des Lumières, dont un authentique mouvement féministe n’était que la continuation logique». Voilà qui est clair: le féminisme est un humanisme ou n’est rien. Il n’est pas à lui-même sa propre finalité. Il ne détruit pas, il n’éradique pas, il dialogue, il intègre les différences «fondées sur une haute idée de l’être humain comme individu responsable et autonome, sur le respect de l’humanité en l’autre et en soi-même, la pudeur et la dignité que les Grecs regroupaient en une vertu, l’aidôs, et la capacité à dépasser le cadre de sa propre vie pour s’inscrire dans une généalogie et une civilisation».

    Beau programme. En attendant sa réalisation, on peut toujours s’en délecter à la lecture de L’Homme est l’avenir de la femme.

    Natacha Polony, L’Homme est l’avenir de la femme, JC Lattès, 2008

    A lire aussi absolument:

    Corinne Chaponnière, Le Mystère féminin, Olivier Orban, 1989

    Un essai qui traque les différentes représentations du corps féminin, modelé par les fantasmes de l’homme, au niveau littéraire, artistique, scientifique et théologique.

  • Féminisme et littérature IV

    Par Pierre Béguin

    beauvoir.jpgLes mérites de l’auteur du Deuxième Sexe ne sont plus à souligner. Pourtant, les féministes de la deuxième génération n’ont pas ménagé leurs critiques envers la compagne de Sartre, accusée d’avoir voulu éradiquer la spécificité de la femme en l’affranchissant de son destin biologique et de sa fonction génitrice, considérée alors comme le point névralgique de sa soumission. Au fond, en voulant la conformer au modèle masculin, cette brave Simone serait passée à côté de ce qui constitue l’identité féminine et l’essence même du combat féministe.

    De fait, pas davantage que leurs consœurs naturalistes, les culturalistes n’ont été avares de paradoxes et d’anathèmes. A titre d’exemple, puisque nous célébrons le tricentenaire de la naissance de Rousseau, rappelons que Jean-Jacques fut excommunié des théories éducatives par une bonne partie du féminisme du XXe siècle, et considéré comme un affreux philosophe misogyne, parce qu’il développait l’idée d’une éducation différenciée pour la fille et le garçon. Cette différenciation, à y regarder de plus près, n’est peut-être pas si misogyne que cela (elle est même revendiquée maintenant par certaines féministes sous le prétexte que les garçons freinent l’apprentissage des filles). Mais c’est le principe même d’une différenciation qui était considéré alors comme inacceptable. Il serait d’ailleurs édifiant d’étudier l’histoire du féminisme à la lumière des anathèmes qu’il a lancés. La recherche viendra probablement quand sera admis le droit d’inventaire…

    L’exemple est révélateur. Dans ces années où se développent la mode et la coiffure «unisexe», admettre une différence entre les sexes est immédiatement perçu comme un abominable acte de domination. La femme est un homme comme un autre, au fond. Avant que la toute puissance consumériste ne trouve plus rentable d’inverser les termes de l’assertion. Le métrosexuel, homme débarrassé des oripeaux du machisme et converti aux «valeurs» féminines prônées par la doxa mercantile, avec son cortège de crèmes antirides, de thalassothérapies et de frénésie en périodes de solde, est enfin devenu une femme comme une autre.

    La dérive, comme toujours, est intervenue au moment où le légitime combat féministe a tourné en idéologie. La «libération sexuelle», qui n’était au fond qu’une possibilité enfin offerte à la femme de cloisonner sexualité et reproduction, est devenue un mouvement de concurrence, de performance, d’identification, de défi. Et l’acte sexuel lui-même un acte symbolique d’émancipation qui, paradoxalement, a surtout profité au «mâle», conforté dans sa position de dominant et dans sa capacité de jouissance.

    Curieuse époque où il fallait absolument passer par le phallus pour s’émanciper du pouvoir phallocratique, où le premier libidineux venu n’avait même plus à se baisser pour cueillir des fruits défendus qui lui tombaient tout crus dans la bouche, où le phallocrate le plus endurci adhérait spontanément à la cause féministe: «Libérez-vous mes demoiselles, nous sommes derrière vous!», où, pour les étudiants dont je faisais partie, «à poil orgasme!» était le cri de ralliement du dancing universitaire. On était soudain bien loin du droit de vote, de l’autonomie juridique, de l’autorité parentale partagée ou même de la maîtrise de son propre corps. On ne réfléchissait plus, on bandait sur des airs de libération. Le discours du plaisir avait envahi toutes choses jusqu’à la tyrannie. On devait jouir en lisant, en écrivant, en déféquant. La jouissance était devenue le mot d’ordre absolu et la finalité ultime des activités humaines. «Textes de jouissanceTextes de plaisir…» écrivait Roland Barthes dans une hiérarchisation significative, aussitôt reprise en chœur par tous les étudiants avertis. Toute forme d’indignation morale était considérée comme l’émanation d’une époque inférieure. On mesurait le progrès des mœurs aux panneaux des cinémas où l’on pouvait dorénavant lire en grosses lettres étincelantes: «Les suceuses» ou «Les branleuses»…

    Le côté caricatural de cette période, dans les revendications et les comportements, tenaient principalement au postulat d’une absolue symétrie des désirs hommes-femmes, extension logique des postulats existentialo-féministes de Simone de Beauvoir. Et les petites Lou Andréas-Salomé des amphithéâtres, à vouloir imiter les prétendues transgressions, provocations ou exubérances de la compagne de Nietzsche et de Rilke, promue modèle d’émancipation par les vertus du cinéma sous les formes délicieuses de l’actrice Dominique Sanda, ont probablement rarement ressenti le frisson espéré en éprouvant les limites de leurs libertés nouvelles. C’est justement pendant ces années folles que l’iconoclaste Brassens chantait Quatre-vingt quinze fois sur cent

    Car la symétrie des désirs est un déni de réalité, un de plus, hier soutenu par les sexologues, aujourd’hui nié par les mêmes sexologues. C’est bien d’asymétrie des désirs dont il faut parler. Même si les quelques résurgences de ce passé, telles la «célibattante» ou la «femme couguar» encensées comme icône féministe par quelques magazine qui en font leur beurre, entretiennent le paradoxe sans jamais l’aborder: peut-on échapper au pouvoir du phallus par le phallus? peut-on s’émanciper d’un modèle tout en voulant le concurrencer, voire l’imiter?

    C’est aussi pour sortir de cette contradiction que l’individu fut bientôt sommé, jusqu’à criminaliser toute pensée de la différenciation, de flotter entre deux eaux, d’être «bi» ou «transgenre», «métrosexuel» ou «queer», bref tout ce qui tend à l’avènement de l’ordre nouveau représenté par l’androgynie narcissique.

    Le paradoxe est surmonté certes, mais au prix de tous les dénis de réalité.

    A suivre

    Simone de Beauvoir, Le deuxième Sexe, Folio essais

     

     

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  • Féminisme et littérature III

    Par Pierre Béguin

    Les années 80 marquent la véritable entrée en politique de la femme. Mais attention! Comme s’il fallait justifier ontologiquement ce qui n’est finalement qu’une justice républicaine, elle fait de la politique «autrement», c’est-à-dire «mieux» que les hommes. Ses motivations pour la chose publique sont bien plus nobles, plus désintéressées que le vil carriérisme mâle, tant il est convenu – n’est-ce pas? – que la femme n’aime pas le pouvoir. Son lien ombilical avec la génération de demain est gage de compassion et bienveillance. Son atavisme domestique, curieusement (re)mis en évidence, l’a préparée de longue date au sens pratique, par opposition aux mâles qui n’en ont aucun, c’est bien connu (car la femme travaille 70 heures par semaine, toutes les statistiques l’affirment. Diable! 70 heures! De quoi vous culpabiliser les derniers bastions phallocrates et propulser ces dames au rang de sauveurs de la République). Dire qu’elles sont plus créatives, plus intuitives, plus sensibles relève de l’évidence. Plus souples, plus «psychologues», plus adaptables aussi. D’ailleurs, la vulgate psy ne cesse d’en abreuver ses lectrices consentantes dans tous les magazines féminins. Toute différence est acceptée et valorisée pour autant qu’elle penche du côté de la femme. Sinon, sus au macho!

    Un déferlement d’amour maternel envahit les instances de l’Etat avec d’autant plus d’intensité niaise que nos sociétés vont mal. L’homme a échoué. Puisqu’on n’a rien trouvé de mieux pour sauver le monde, essayons la femme! Et voilà nos politiciennes aux ovaires salvatrices soudainement investies de travaux dignes d’Hercule: supprimer les guerres, instaurer la concorde entre les peuples ou, plus difficile encore, gérer les problèmes de la police genevoise. Et gare à elles en cas d’échec!

    La campagne présidentielle de Ségolène Royale fut le point d’orgue de cette guimauve matricielle. En tenue blanche immaculée au milieu des sombres dinosaures de son parti, la «mère de famille» apparaît toute suintante de bons sentiments en «madone auréolée de son abnégation quasi sacrificielle». Le paradis existe, il est féminin, Ségolène est sa prêtresse et l’enfant son messie (encore heureux qu’elle ne nous ait pas fait le coup une seconde fois!) L’enfantement comme expression nombriliste! A quand une «Pregnant pride»? De la très loufoque «grossesse militante» de Sandrine Salerno aux actrices qui se font photographier, l’air béatement épanoui, le ventre rond fièrement découvert ou leur progéniture dans les bras, sous le titre «La maternité a changé ma vie», la pauvre Simone (de Beauvoir) aurait de quoi se lamenter dans sa tombe. Et pourtant, la nouvelle vague féministe, plus efficacement que la philosophe, a remplacé la puissance paternelle par la puissance maternelle. A l’image du couple «Brangelina», où le pauvre type a toujours l’air de suivre en se demandant ce qu’il fait là.

    Bon! On y a gagné la disparition du père Fouettard et une belle revanche sur des milliers d’années d’oppression. C’est déjà ça. Et maintenant? Tiens! Et si on effaçait toute trace de la lignée paternelle? Suffit de supprimer la transmission automatique du patronyme, le principal lien symbolique que le père noue avec son enfant, faute d’une vérité biologique certaine. Le paradoxe est que celles qui demandent au père de s’associer à la grossesse en les envoyant suivre des cours pour respirer comme des phoques et «pousser» comme des malades, de manier les couches-culottes et de se transformer en père kangourou, sont aussi, en partie du moins, celles qui œuvrent à la disparition programmée de l’instance paternelle.

    Badinter1.jpgCombien de femmes (et d’hommes) ont assis leur notoriété sur le cadavre de l’émancipation qu’elles (ils) ont dépouillé de tout sens pour nourrir leur carrière? C’est cet état des lieux qu’établit Elisabeth Badinter dans un brillant petit essai intitulé Fausse route. Un titre évocateur pour une condamnation du nouvel ordre moral féminin constitué en ligue de vertu à coup d’oukases, d’anathèmes et de diabolisations. Car mettre sur le même plan les affres de la bourgeoise occidentale peinant à concilier vie privée et vie professionnelle, ou les dérives de publicités sexistes – cf. ma note sur Blogres: Sandrine Salerno et les ligues de vertu, ou les récents, et non moins grotesques, coups de gueule de quelque députée opportuniste – avec des femmes frappées, martyrisées et violées non loin de chez nous pour quelque crime d’honneur relève de l’indécence et souligne les renonciations aux véritables objets du combat féministe.

    Puisse-t-on lire dans cet essai l’augure, comme dans le mouvement Ni Putes ni soumises, d’un féminisme enfin débarrasser de ses obsessions différentialistes, refusant la posture victimaire et identitaire? L’auteur (avec «e» ou sans «e») de L’un est l’autre veut y croire. Et nous avec elle…

    (A suivre)

    Elisabeth Badinter, Fausse route, Odile Jacob 2003

     

     

  • Féminisme et littérature II

    Par Pierre Béguin

    Il est très compliqué pour une société démocratique de penser en même temps l’égalité et la différence, et de ne pas céder, pour régler le problème, à la facilité d’assimiler le désir d’égalité au désir d’indifférenciation.

    Il en va de même pour le combat féministe de ces cinquante dernières années. Toujours un peu empêtré dans ses revendications catégorielles, il ne s’est jamais vraiment départi de cette tension entre deux pôles: nier les différences, jugées oppressantes et forcément au bénéfice de l’homme – amplifier les différences pour fonder l’idéologie victimaire, encenser le destin biologique de la femme pour consacrer sa supériorité ontologique et célébrer la grande kermesse humanitaire de la féminité, seule capable de mettre un terme aux crimes des sociétés machistes. Dans les deux cas, la concurrence entre les sexes, pour ne pas dire la compétition, voire la logique revancharde, a tendance à l’emporter sur le consensus. Parfois, reconnaissons-le, au prix de tartuferies invraisemblables dont les années 80 et 90 nous offrent une liste édifiante.

    La tendance à féminiser les termes épicènes n’est pas la moindre. Au prix d’affreuses distorsions lexicales et d’absurdités étymologiques, quelques féministes se sont employées à écorcher la langue pour la faire coller à l’idéologie du moment. L’administration étatique, sous l’impulsion de quelque magistrate, s’est immédiatement mise au goût du jour. Et l’on a vu alors passer en salle des maître(sse)s des formulaires «politiquement corrects» qui étaient des monuments de drôlerie… ou de stupidité, selon l’humeur du lecteur (trice). Heureusement, le vent épicène semble faiblir et le courant décliner!

    De même les vaticinations sur le féminin ou le masculin des mots. Ridicule débat qui oublie que les genres ne véhiculent aucun symbole ni idéologie subversive, qu’ils sont le fruit d’une pure convention, que tout développement, par exemple, sur les valeurs féminines de la lune et celles masculines du soleil ne résistent pas à la barrière de roestis où les genres s’inversent (der Mond et die Sonne). Sans parler du neutre qui domine outre Manche…

    Quoi qu’il en soit, les piacub.jpgrogrès de l’humanité se mesurent dorénavant à l’aune de l’émancipation féminine, émancipation qui elle-même se mesure essentiellement aux pouvoirs qu’acquièrent nos consœurs et, surtout, à celui qu’elles retirent aux hommes. Finie la lutte des classes! Le sous-prolétariat exploité! Dans les années 80, face à l’essor du pan-libéralisme et au déclin du monde communiste, l’opposition hommes-femmes reste le seul paradigme de la domination. Et une riche bourgeoise sera toujours plus exploitée qu’un mineur de fond. La femme devient le porte-drapeau de l’idéologie victimaire qui s’est répandue dans cette période. Chaque homme doit faire son mea culpa public et confesser sa honte d’appartenir à une lignée d’hormones barbares. Il est ringard, caduc, triplement disqualifié: le passé l’accable, le présent l’accuse, le futur l’exclut. Il doit payer pour sa rédemption, surtout à son divorce, afin d’alimenter un assistanat qui, soudainement, n’est plus contradictoire avec émancipation (lire à ce sujet L’Empire du ventre de Marcela Iacub, juriste spécialisée en bioéthique et chantre du post féminisme, qui montre comment le système judiciaire éjecte le père pour laisser la place centrale à la relation mère-enfant). Des chanteurs de variété, dégoulinants de sincérité bêlante, célèbrent le genre qu’ils n’ont pas à grands coups de «Femmes je vous aime», de Julien Clerc à Sardou et son inénarrable «Femmes des années 80» en passant par Renaud et sa Miss Maggie: «Car aucune femme sur la planète n's'ra jamais plus con que son frère ni plus fière ni plus malhonnête à part, peut-être, Madame Thatcher». On avait connu Renaud plus inspiré en pourfendeur de clichés…

    Le délire identitaire tourne au délire féminolâtre. On ne s’adresse plus aux femmes que sur le ton de la flagornerie et des ronds de jambes. Qui oserait émettre une critique, une réserve, sans risquer l’émasculation? Au cinéma, elles ne sont plus que juges, flics de choc, espionnes, présidentes, PDG, femmes d’affaires redoutables. Et lorsqu’un psychopathe de cent kilos agresse dans son appartement une de ces frêles créatures, elle l’estourbit en tour de main bien avant que son mari ou son petit copain, toujours en retard d’un épisode telle la cavalerie inutile, ne puisse jouer les sauveurs de service comme aux temps éculés de Gary Cooper. Partout, il faut rendre ce message bien visible: la femme n’a plus besoin de l’homme, elle est son avenir et «fait des enfants toute seule».

    (A suivre)

    Marcela Iacub, L’Empire du ventre, Fayard 2004

     

     

     

     

     

     

  • Féminisme et littérature I

    Par Pierre Béguin

    Les premières opérations du chercheur, ou de l’analyste, est de répertorier, classer, nominaliser des catégories, aussi arbitraire puisse être cette démarche. Littérature et féminisme n’échappent pas à cette règle.

    Dans cette optique, à l’aube du XXIe siècle, la déjà très ancienne querelle des femmes initiée par Christine de Pisan au début du XVe siècle (Dit de la Rose et La Cité des Dames) semble prendre quatre orientations distinctes:

    - L’option culturaliste qui s’est développée au cours du XXe siècle, plus spécialement à partir des années 1950, comme une réponse à la domination masculine dont la stratégie principale consistait (consiste toujours?) à s’appuyer sur de fausses évidences biologiques. La différence sexuée ne serait alors qu’une pure construction culturelle imposée dès l’enfance par une éducation et un enseignement différenciés selon les sexes dans le but de perpétuer la domination ancestrale. C’est l’option Simone de Beauvoir dans Le deuxième Sexe, cautionnée par les postulats existentialistes.

    - agacinsky.jpgL’option naturaliste, très tendance à partir des années 1980-1990, d’abord à gauche de l’échiquier politique (le mouvement de libération de la femme a toujours été récupéré par la gauche: «Je suis socialiste, donc féministe» disait Jospin), qui se place, au contraire des culturalistes, sur le même terrain biologique que les discours essentialistes auxquels elle s’oppose. La femme a bel et bien un destin biologique qui, loin de la reléguer aux rôles subalternes, la propulse légitimement sur l’avant scène politique, et même économique: son utérus et ses deux chromosomes X fondent sa supériorité en ce qu’ils lui permettent d’accueillir l’Autre en elle, lui conférant ainsi, par essence, une richesse de dispositions inconnues des pauvres chromosomes XY. Voilà pourquoi elle est doublement l’avenir de l’homme. C’est l’option Sylviane Agacinsky dans Politique des sexes, grande inspiratrice du féminisme dans les années 90 et égérie de la politique féministe jospinienne.

    Le point d’achoppement repose donc sur la différenciation sexuée mais les deux options se rejoignent dans leur aboutissement: la disqualification du mâle comme oppresseur, voire comme prédateur naturel des femmes.

    Entre ces deux extrêmes, entre celles (ou ceux) qui estiment que tout est culture, que la différence des sexes n’est qu’un effet de civilisation, qu’«on ne nait pas femme, on le devient», et celles (ou ceux) pour qui la biologie confère à la femme un destin spécifique par son rôle même de procréatrice, il reste un vaste espace pour des options plus nuancées. C’est pourtant par les extrêmes que se développent outre Atlantique deux nouvelles tendances:

    - Le concept du genre, tout droit sorti des universités américaines et largement influencé par le behaviorisme. Genre, qui se substitue à sexe, permettant par là-même de sortir des contradictions dans lesquelles tourne le discours féministe, désigne un fait psychologique par lequel on se sent homme ou femme et l’on adopte les comportements propres à l’une ou l’autre de ces identités. En fin de compte, seuls nos actes produisent l’illusion d’une essence. En littérature, le concept devient gender studies, débarqué dans nos latitudes universitaires sous l’appellation peu contrôlée de littérature genre. Judith Butler en est la grande prêtresse et Trouble dans le genre la Bible.

    - Plus récent encore, le concept du queer qui transcende non seulement les sexes mais aussi les genres, émanation de ceux qui se considèrent «transgenre» et de certaines lesbiennes radicales. Appelons cela l’option «indifférentialiste», si l’on me passe ce néologisme. Queer, en Angleterre, désigne l’homosexuel, mais en Amérique, sans exclure le sens britannique, tout en le réduisant à une insulte, le terme est plus vague, désignant l’étrange, le bizarre, l’inclassable (odd en Angleterre). Pour le queer, le genre ne fait que précéder le sexe. Les deux restent soumis au cadre normatif imposé par le discours dominant qui fait de l’hétérosexualité et de la différence hommes-femmes la norme soumettant les minorités (homosexuels, femmes, noirs, etc.) à ses intérêts ou à ses désirs. Tout un courant du féminisme contemporain, sorte d’hypertrophie à la sauce américaine de l’option culturaliste, est largement imprégné de cette idée que la différenciation sexuée n’existe que dans les diktats de la société machiste. L’homme hétérosexuel n’est qu’un agresseur potentiel et toute relation sexuelle impliquant une pénétration de facto associée à un viol. Le mâle «sexué» est clairement la cible à abattre. Le livre King Kong théorie, de Virginie Despentes, se fait l’écho de la tendance queer.

    Il n’est pas inutile de garder en mémoire ces distinctions lorsqu’on veut rendre compte de la littérature féministe et des postulats sur lesquels elle repose.

    (A suivre)

    Bibliographie

    Christine de Pisan, La Cité des Dames, Stock / Moyen Age

    Simone de Beauvoir, Le deuxième Sexe, Folio essais

    Sylviane Agacinsky, Politique des sexes, Seuil 1998

    Edith Butler, Trouble dans le genre, la Découverte / Poche

    Virginie Despentes, King Kong théorie, Grasset 2006

     

     :
  • Féminisme ou féminocratie?

    Par Pierre Béguin

    feminisme.jpgUne collègue écrivain – pardon! écrivaine –, peu après la création de «Blogres» à propos d’une note sur les quotas, m’envoyait un mail dans lequel elle précisait notamment: «Je reste rêveuse en lisant la composition de votre groupe de Blogres… Grands dieux, m’imaginerais-je qu’un beau jour vous vous êtes réunis et vous avez décrété: "pas de femmes parmi nous !" (…) Eh oui, même dans votre esprit progressiste, le masculin reste la norme».

    Aïe! me suis exclamé tout de go, voilà «Blogres», à peine né, déjà symboliquement investi par les féminocrates du pouvoir oppresseur du phallus, cette hydre toujours insidieusement renaissante. Voilà «Blogres», par la composition essentiellement masculine et vigoureuse de ses membres, réduit à l’incarnation d’une association misogyne reléguant la femme au rang d’éternelle victime de l’ordre phallocratique, lequel devrait être à tout prix être éradiqué, mis à bas, anéanti. Voilà cinq ou six copains réunis par le même goût des belles lettres assimilés à d’affreux primates aveuglés par leur libido dominandi en train de se gratter les burnes au réveil tout en se demandant s’ils allaient consacrer leur journée à chasser le cerf, à sabrer la gueuse ou à envahir la Pologne.

    Certes, il faut bien l’admettre, nous incarnons les quatre piliers de l’ordre dominant: l’intellectuel mâle blanc hétérosexuel. Mais tout de même. Je me suis donc interrogé. Un groupe d’homme peut-il encore exister sans être a priori et par définition suspect? Serait-il coupable-né par décret féministe? Devrait-il se dissoudre dans le féminin ou, par un «juste» retour de manivelle – la fameuse «discrimination positive» qui constitue le nouvel oxymore du fémininement correct – s’y soumettre entièrement pour obtenir sa grâce et gagner sa rédemption?

    Puis, très vite, je me suis désintéressé de la question, conforté par une coupable impression dont – je l’avoue – j’ai par moments peine à me départir à la lecture de certains propos féministes radicaux: que l’on abandonne trop souvent la réflexion à des personnes qui semblent vivre les rapports homme-femme sur un mode problématique, un peu comme si on confiait la rubrique gastronomique à des anorexiques. Oui, je sais, c’est là l’ultime parade du macho qui ne sommeille jamais vraiment! J’en demande humblement pardon.

    Pour prouver ma bonne foi et requinquer dans les cieux internautes les étoiles ternies de «Blogres», mais loin de l’opportunisme gluant des féminolâtres et des tartufes de plateaux télévisés toujours prompts à confesser leur honte d’être des hommes (j’ai les noms!), j’ai décidé de consacrer une suite de billets à la littérature «féministe», accompagnés d’une bibliographie élémentaire pour inciter des lecteurs (trices) novices en la matière à mieux comprendre la genèse et les tendances actuelles de cette noble cause. Une cause que «Blogres» ne pouvait décemment continuer à passer sous silence sans être désigné, à juste titre cette fois, bastion phallocrate et livré à la vindicte de légions furibondes estampillées doubles chromosomes X. Mes compagnons de plume et d’agapes, qui ne sont pas impliqués dans cette démarche, me remercieront certainement de leur avoir sauvé les choses!

    A demain donc, si vous le voulez…

  • Jean-Marc Lovay, Chute d'un bourdon

    Par Alain Bagnoud

     

     

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    Il y a une rumeur qui court, au sujet de Jean-Marc Lovay. Personne n'aurait jamais pu finir un seul de ses livres.

    C'est un peu péremptoire. Moi-même qui vous parle...

    Et même, d'accord, admettons que ce soit vrai. Les livres de Lovay ne sont pas des romans policiers où tous les éléments mis en place en cours de lecture ont un intérêt en fonction d'une fin. Ils fonctionnent différemment.

    Par exemple, Lovay dit volontiers qu'il n'écrit qu'un seul grand livre. Chaque parution serait donc... quoi? un chapitre? Admettons. Mais on voit bien qu'il est possible d'entamer un texte sans avoir lu tout ce qui précède. Il y a d'ailleurs des thématiques propres à chacun des volumes qu'il laisse publier.

    Dans Réverbération, il s’agissait de Krapotze, « ancien meilleur apprenti pleureur final », qui se présentait au poste de Grand Suicideur. Chute d'un bourdon, son dernier opus, sorti il y a quelques mois chez Zoé tourne autour de l'Accordéon, « conglomérat expérimental » dont « les bâtisses étaient serrées sous une immense toiture de façon à pouvoir se retenir de respirer comme l'accordéoniste qui bloquait le soufflet de son instrument chaque fois que les gaz se mélangeaient à l'innocence de l'air pour en faire une martiale atmosphère. »

    Cet Accordéon est une représentation du travail, du travail douloureux, observé et perçu par un narrateur changeant. Autour de lui, on trouve quelques personnages, l’employeuse Pie-Ronde, un perroquet, un bourdon. On éprouve une présence de la nature, un rapport à la machine. Mais il est impossible évidemment de résumer une quelconque histoire qu'on y trouverait.

    Tous ceux qui ont fait l'expérience de se plonger dans un texte de Lovay ont éprouvé que le sens, la logique, le rationnel, chez lui, s'effondrent au fur et à mesure de la lecture. Ça ne veut pas dire que cette lecture n'a pas d'intérêt, que le lecteur ne puisse goûter ces textes et en tirer un profit, le goût d’une certaine résistance, d’une ouverture, d’une liberté intérieure. jean%20marc%20lovay%20le%20chute%20d%27un%20bourdon--227x170.jpg

    Parce que c'est très beau, Lovay. En tout cas, moi, je suis sensible à cette langue hypnotique, somptueuse, imagée, oxymorique.

    Il y a deux manières de l'apprécier, me semble-t-il, qui dépendent de la vitesse qu'on adopte. Soit on lit assez rapidement, comme le fait Lovay lui-même (à la dix-huitième minute de l’émission Entre les lignes qui lui est consacrée et dans laquelle il répond à quelques questions) et on est capté par la longue phrase, ramifiée, rythmée par les oppositions sémantiques, souple mais charpentée. Soit on ralentit et on devient alors sensible aux éclatements de mots, aux surprises verbales, au surgissement des expressions et des images.

    Et bien sûr, il y a encore un autre rythme à prendre, dans une macrostructure différente, si l'on veut démentir la rumeur. Ne pas tenter d'arriver au bout du livre en un après-midi, ou une nuit. Le poser dans un endroit de chevet, le reprendre régulièrement, à raison de quelques pages à chaque fois, et se laisser aspirer, enlacer, bercer. Jusqu'à la fin.

    On n'aura peut-être pas appris alors qui est l'assassin de la vieille dame, mais on sera plus riche, et peut-être que la vie nous semblera plus large. Parce qu'on aura exploré une langue et une individualité singulière.

     

    Jean-Marc Lovay, Chute d'un bourdon, Editions Zoé

  • CORDICOPOLIS

    Par antonin moeri

     

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    On nous bassine avec la crise depuis plus de vingt ans. Ce mot est répété à toutes les sauces, sur toutes les ondes et tous les écrans. Ce serait une fatalité contre laquelle nous devons prendre les armes. Cette crise est comparée aux pires épidémies, choléra, peste, sida. Epidémies qu’il faut contrer en utilisant les grands moyens: déstabiliser les moins performants, dégraisser les effectifs, nettoyer les poches de comportements archaïques, exclure ceux qui ne sont plus aptes, susciter un climat de peur. Et ce avec le sourire du mâle satisfait, dont la bonne conscience illumine son visage à la fois bouffi et tendu.

    La guerre prônée partout a besoin de guerriers qui y participent avec zèle. Ainsi ai-je vu une dame qui adorait le théâtre et la poésie accéder au poste de directrice dans une école, l’équivalent d’une DRH. J’ai vu les traits de son visage se durcir au fil des ans et sa conception du monde (de gauche) fondre dans une vision managériale qui implique une rupture. Cette DRH ne voulait plus d’une prof en burn out qui avait demandé un congé maladie et recourait aux médicaments pour survivre. La DRH fit en haut lieu un rapport négatif sur cette pauvre prof qui désirait pourtant reprendre son activité, qui revint un jour et qui, craignant désormais de ne plus être à la hauteur, bredouillait, s’agitait, tremblait, transpirait beaucoup. Six mois plus tard, on lui souhaita un bon départ en organisant un raout sympa.

    Dans «121 curriculum vitae pour un tombeau», Pierre Lamalattie décrit avec ironie cette guerre saine. Lors d’une réunion de service, Le Goff (un cadre sup) déstabilise une employée qui fait une intervention, il lui reproche son incompétence. «S’il y en a qui ne s’intéressent pas aux élèves, ils n’ont qu’à aller voir ailleurs». Les collègues prennent leurs distances avec cette fonctionnaire qui donnera bientôt sa démission. Et pour soigner son image de marque, Le Goff entre les mots-clés discours/obsèques dans Google, il reprend les phrases des éloges funèbres de Bérégovoy et de Séguin pour écrire son propre discours d’adieu centré sur la question des valeurs humaines. «Vous avez incarné les vraies valeurs pour nous tous». Emotion dans l’assemblée. Applaudissements nourris.

    On assiste à d’autres scènes de ce genre dans le magnifique roman de Pierre Lamalattie. Ces scènes lucidement observées, ironiquement rapportées  ou malicieusement imaginées disent une chose: la machine de guerre économique ne pourrait fonctionner sans l’adhésion de certains individus à des valeurs qui n’ont rien à voir avec les valeurs invoquées dans les éloges funèbres ou les discours d’adieu. C’est en quoi le geste de Lamalattie est remarquable. Il n’incrimine pas un système mais le zèle avec lequel les individus, pour réussir leur ascension dite sociale, sont prêts à dénoncer, disqualifier, calomnier, pousser dehors et trancher dans le lard. Ce sont le plus souvent des individus à problèmes, manipulateurs, ternes, déçus, tristes et procéduriers. Cette focalisation sur les soldats de la guerre saine donne une dimension tragi-comique au roman de Pierre Lamalattie, qui ne se pose pas en rebelle de salon mais en observateur très attentif du «coeur humain».

    Pierre Lamalattie: «121 curriculum vitae pour un tombeau», L’Editeur, 2011

     

  • Les carrefours sentimentaux de Georges Ottino

    Par Alain Bagnoud

    On se demande parfois à quoi servent les rencontres d’écrivains. Eh bien, justement, à rencontrer des écrivains. C’est ainsi qu’il y a déjà quelques jours, le 31 janvier exactement, lors de l’inauguration de la nouvelle MRL (Maison de Rousseau et de la Littérature), on m’a présenté pour la première fois à Georges Ottino dont j’avais déjà lu quelques textes et dont l’agréable conversation m’a donné envie d’ouvrir le dernier en date de ses ouvrages parus.

    Né en 1925 à Genève, ancien professeur apprécié, Ottino est en effet l’auteur de 11 livres publiés en deux salves. Les trois premiers ont paru chez Gallimard entre 1955 et 1958. Les huit autres sont à L’Age d’Homme et s’échelonnent entre 1991 et aujourd’hui.

    Son dernier recueil de nouvelles, Carrefours sentimentaux, date de 2010. Une définition tirée du Petit Robert et mise en exergue explicite ce titre: « Carrefour: Endroit où se croisent plusieurs voies ».

    Souvent construites sur des monologues intérieurs qui permettent les analepses du souvenir, ces nouvelles tenues et légèrement ironiques parlent effectivement de croisements affectifs, à l’exception d’Opus 4, qui contient une dénonciation un peu convenue de certaines supercheries de l’art contemporain. Des nouvelles avec parfois des références délicieusement obsolètes. Les allusions à l’homosexualité à travers Gide et Rimbaud, par exemple, laisseraient pantois des personnages non lettrés.

    C’est que le monde de Georges Ottino est un monde de culture: peinture, littérature, musique. Un bon exemple en est la nouvelle, Un virtuose, la plus longue du recueil, qui raconte une aventure amoureuse entre une amatrice de musique et un pianiste professionnel. Une histoire qui se finit mal.

    C’est le cas en général dans ce recueil, quand les rencontres n’échouent pas tout simplement, par la faute des circonstances ou par la volonté délibérée d’un des partenaires. Une prise de contact sensuelle dans le train se conclut piteusement, un admirateur platonique provoque un drame involontaire, un musée fermé empêche un jeune garçon de retrouver sa surprenante amoureuse...

    Ottino explore avec élégance ces moments où quelque chose peut se passer, changer notre vie, et s’interroge sur les circonstances de ces moments que nous ne maîtrisons pas. Pas de réponse définitive, bien sûr. Mais, comme le dit la dernière phrase du livre: L’enquête continue.

    Georges Ottino, Carrefours sentimentaux, Nouvelles, Contemporains, L’Age d’Homme, 2010