Le début de D'un château l'autre (11/11/2011)
Par Alain Bagnoud
Au début de D'un château l'autre, Céline se trouve dans une situation où se reconnaîtront pas mal de ceux qui se piquent d'écrire.
Son dernier livre, Normance, a été, de son propre aveu, un four. Les lecteurs n'en aiment ni le fond (le bombardement sur Paris raconté dans Normance n'a pas existé), ni la forme (les lecteurs s'ennuient). On lui parle toujours du Voyage au bout de la nuit, qui date d'une vingtaine d'années, qui est son premier livre et son dernier grand succès. Les pamphlets, bien sûr, entre deux, ont été un triomphe, mais il s'agit pour tout le monde de les oublier.
Du coup, Céline accuse son éditeur, Gallimard, Achille Brottin dans le roman: il ne fait rien pour faire connaître ses textes, il ne les pousse pas, il les oublie dans sa cave. Achille accuse notre auteur d'avoir perdu sa verve. On ne s'amuse plus en le lisant, alors que, pourtant, il fait toujours rire en parlant.
Voici ce que développe Céline, avec quelques descriptions de la banlieue où il vit désormais, quelques rappels de ses prisons au Danemark, quelques considérations sur son métier de médecin, qui sont une manière aussi d'attirer la sympathie: il pratique gratuitement, sans demander d'honoraire, ce qui d'ailleurs ne suffit pas pour lui attirer une clientèle.
La solution, il va la trouver. Elle vient lentement, on la voit accoucher. Pour la forme, encore plus d'oralité, de trouvailles comiques et de rythme. Pour le fond, puisqu'on lui reproche d'être infâme, il va parler de l'endroit où on considère qu'il l'a été le plus. Sigmaringen.
(Siegmaringen dans le roman).
Pour y arriver, il faut une transition efficace. Ce sera une hallucination due à la fièvre.
Le narrateur, en visite chez une de ses rares malades, voit un bateau mouche amarré sur la Seine. Des morts essaient d'y entrer, sont refoulés implacablement s'ils ne peuvent pas verser leur obole. Le propriétaire s'appelle Caron. L'acteur Le Vigan, ami de Céline qui l'a suivi à Sigmaringen et qui l'a défendu pendant son procès avant de se réfugier en Argentine, est chargé d'encaisser le droit de passage.
Ce délire permet l'ouverture. On avait, dans les premières pages, une situation bloquée. L'après-guerre (la prison au Danemark, le pavillon de Meudon) et la fin de la guerre en France, symbolisée par les vols dont Céline a été victime: il affirme qu'on a vidé son appartement rue Girardon et volé ses manuscrits.
Entre deux, un trou. Grâce à la barque de Charon, on va enfin pouvoir passer de l'autre côté. En Allemagne, avec le gouvernement français en exil. Chez les futurs morts. Et on va pouvoir comparer.
D'une part les vertueux qui pillent les affaires des absents, de l'autre les infâmes confinés par les nazis dans une petite ville et en attente de leur destin.
Et on verra bien, c'est ce que semble suggérer Céline, qui sont les plus monstrueux.
10:40 | Lien permanent | Commentaires (7)
Commentaires
Oui, c'est vrai, moi aussi, quand je n'ai pas de succès avec mes livres, je dis que c'est de la faute de mes éditeurs, qui ne les diffusent pas. Mais avec le temps, même chez des éditeurs qui ne diffusent pas, je me rends compte que certains en ont réellement plus que d'autres, de telle sorte que ce que dit Céline me paraît un peu dépassé.
Écrit par : RM | 11/11/2011
les pires sont sans doute les plus vertueux qui pillent les affaires des absents. Ta présentation de ce début de roman est parfaite, cette fois, on sent que tu as lu lentement, dans le détail cette prose somptueuse dont je ne me lasse jamais, ce doit être une maladie, ou bien l'auteur m'a peut-être ensorcelé, en tout les cas, je conseille la lecture de Nord et d'un château à tout insomniaque que les doses de somnif ne suffisent plus à calmer. Bravo, Alain, de lire cet auteur dont tu condamnes noblement les partis pris, les errements, les errances, les trahisons et les fanfaronnades. Un jour peut-être seras-tu convaincu que le style, on peut le séparer de la vie, et qu'une vie de salopard ne condamne pas forcément l'oeuvre. Faudrait-il être un petit saint aux oreilles humides, au sourire falot et à l'honnêteté irréprochable pour écrire les chefs-d'oeuvre immortels. Je préfère alors de loin les infâmes cochons salauds traîtres pornographes sadiques, mais qui, eux, construisent au lieu de détruire. Amen
Écrit par : am | 11/11/2011
Construire, c'est une vertu. Mais innover dans le domaine de la technique du style, cela peut s'avérer indifférent en soi. Pour la superposition du mythe de Charon, cela a été fait souvent, et Corneille, dans "Mélite", a passé toute une belle scène à faire confondre par un personnage la réalité physique et une hallucination nourrie de la vision des enfers. Alain ne donne pas trop d'exemples de sa méthode. Sinon, un certain Jean-Alfred Mogenet, de ma famille, et qui était poète dialectal à Samoëns, eu ses papiers et manuscrits dispersés et détruits après sa mort parce que ses cousins restés en vie pendant la Seconde Guerre mondiale avaient épousé comme Céline le parti de Pétain. Lui-même est mort en 1939, et il était certainement un vieux catholique rigide, y compris dans ses préjugés. Mais dans sa poésie, il n'a jamais fait que chanter la vie d'autrefois à Samoëns, les symboles locaux, les éléments naturels environnants; il n'a qu'épisodiquement médit du monde moderne. Le monde n'est pas juste, mais enfin, se focaliser sur ce qui est arrivé à Céline parce qu'il avait un style très inventif ou est resté célèbre est un peu étrange.
Écrit par : RM | 11/11/2011
(Alain ne donne pas trop d'exemples de la méthode de Céline.)
Écrit par : RM | 11/11/2011
Tu sais, cher am, je me dis souvent qu'il se peut que je retrouve et repousse en Céline "les partis pris, les errements, les errances, les trahisons et les fanfaronnades" qui sont des tentations personnelles. Et je suis persuadé depuis longtemps qu'"une vie de salopard ne condamne pas forcément l'oeuvre". Tous les écrivains que j'aime vraiment ont eu des vies moralement douteuses.
Écrit par : ab | 11/11/2011
Personnellement, j'aime beaucoup Tolkien, qui a eu moralement une vie tout à fait saine.
Écrit par : RM | 12/11/2011
Entre sainteté et diablerie, les oeuvres ont besoin du talent d'un artiste. On peut être un salaud et ne pas avoir de goût à transmettre une oeuvre ou un saint et être identique à cette absence de goût. Et puis il y a aussi tous les personnages dont on ne sait si leur oeuvre tient de Satan ou de Dieu. ça devient intéressant... Sade est-il pour Justine, finalement?
La première critique de "Justine" connue paraît fin 1791 dans la Feuille de correspondance du libraire et accepte le point de vue de l’auteur défendu dans la préface :
« Si pour faire aimer la vertu on a besoin de connaître l’horreur du vice tout entière, (…) ce livre peut être lu avec fruit. »
Finalement, la vie des auteurs n'est pas la priorité. C'est ce qui se dégage de leurs oeuvres qui le devient pour nous.
Écrit par : pachakmac | 12/11/2011