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Blogres - Page 89

  • ah si seulement...

     

     

    par antonin moeri

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    Une femme très vive, portant de longues jupes, membre d’un jury littéraire et aimant donner son avis sur les livres qui paraissent tout au long de l’année, aurait émis des réserves à propos d’un de mes livres. “La scène d’exposition est ratée, je m’excuse, le lecteur n’a qu’une envie, jeter le bouquin au panier et puis, surtout, il y a ce subjonctif imparfait dans la bouche d’un serveur portugais, ça écorche l’oreille, c’est invraisemblable!”. La femme très vive aurait dit: “Il ferait mieux de relire Tchékhov avec un esprit critique».

    Dans “Récit d’un inconnu”, l’auteur russe donne la parole à un valet de chambre: “J’étais entré au service d’Orlov à cause de son père, un homme d’Etat célèbre que je considérais comme un ennemi sérieux de ma cause”. La femme vive d'esprit aurait froncé le sourcil: ”Mais enfin! Comment un valet russe de la fin du XIXè aurait-il pu écrire de cette façon? C’est tout simplement invraisemblable!” A quoi j’aurais ajouté: “Un valet se décrivant lui-même en train de regarder, avec la femme de chambre, leur maître en train de boire son café et de grignoter des biscuits secs, un tel valet n’est effectivement pas vraisemblable. Mais ce valet-là est spécial: il est instruit, il scrute les visages avec la curiosité d’un enfant, il est rêveur. Il rêve de faire des études, d’entreprendre le tour du monde sur une corvette, de contempler un coucher de soleil sur le golfe du Bengale”.

    Au comble du bonheur, la femme vive d'esprit me signalerait une autre incongruité: ”Peut-on raisonnablement imaginer un valet de chambre, à la fin du XIXè, utilisant au moins trois cents mots pour décrire l’aspect physique de son maître: ”épaules étroites, buste long, tempes creuses, yeux d’une couleur indéterminée, sur la tête, les joues et les lèvres une maigre végétation de teinte terne”? Non, c’est tout simplement extravagant!” Tirant nerveusement sur sa longue mèche taillée par un grand coiffeur de la place, elle déclarerait d’une voix haletante: ”Et je te passe la description de la femme de chambre, digne de Maupassant ou plutôt de Balzac, tout ça dans la bouche d’un valet, certes instruit mais tout de même! On ne peut guère y croire à cette fiction, je regrette, même si l’auteur laisse entendre que son valet est un individu qui cherche à assouvir une vengeance. Or Tchekhov nous dit plus loin que son “inconnu” n’est pas un valet mais qu’il se fait passer pour un valet. Il a besoin de ce subterfuge pour dérouler son histoire qui entraînera le lecteur dans des péripéties romanesques peu originales. Ce qui prouve, une fois de plus, qu’un auteur de fiction rencontre toujours des problèmes techniques précis et que l’invention n’était pas la qualité principale de Tchekhov. Pour ce qui est du “Récit d’un inconnu”, il ne faut pas oublier qu’il fut rédigé en 1893. Les lecteurs étaient alors plus indulgents”.

    C’est avec beaucoup d’attention que j’aurais écouté les propos de cette femme, en me disant: “Quelle chance elle a de savoir ce qui est juste et bon en littérature! Et quelle chance j’aurais, si je connaissais personnellement cette femme!”

     

  • Le Misanthrope à La Fusterie

     

    Par Alain Bagnoud

    Le Misanthrope

    Un spectacle à ne pas rater: Le Misanthrope de La Fusterie, par le Théâtre du Saule rieur, mis en scène par Cyril Kaiser.

    Ses atouts: un environnement exceptionnel, un a-priori esthétique fertile, d’excellents acteurs, du mouvement, de la fantaisie, de la vie et une lecture attentive du texte qui fait se déployer la langue de Molière dans un lieu bâti pour accueillir celle, plus austère, de la Bible.

    L’Espace Fusterie, ou le Temple de la Fusterie, comme vous voulez, est un bel endroit classique: colonnades, orgue monumental, solennité des lieux. Le scénographe Roland Deville a imaginé de construire dans son chœur un petit théâtre, le théâtre de Célimène, fermé d’un côté par une image du douanier Rousseau, ouvert de l’autre sur une jungle de plantes.

    La tension entre les styles évoque celle qui oppose les deux personnages principaux de Molière. Alceste, rude, sévère dans sa névrose de pureté, de sincérité, vise à la vérité, à l’explication, à l’isolement fusionnel des amants. Célimène, pleine de joie de vivre, coquette, comédienne, attache à elle tous les cœurs et en jouit.

    Vincent BabelAlceste, c’est l’excellent Vincent Babel, qui joue avec maîtrise des facettes de son grand talent, campe un personnage écorché vif et subtilement comique. Ce n’est pas la moindre réussite de cette mise en scène que d’avoir réussi à réinsuffler de la drôlerie dans ce personnage que Molière jouait en faisant rire, mais qui est devenu, ensuite, l’archétype du romantique pathétique.

    Célimène, elle, est incarnée par Julie Kazuko Rahir. C’est une Célimène comme vous ne l’avez jamais vue. On connaissait le personnage coquet, manipulateur, elle lui rajoute une joie de vivre, un goût de l’amusement, de la fantaisie, et de la clownerie aussi, quand il s’agit d’amuser la galerie des petits marquis. Cette Célimène est très contemporaine: elle utilise son capital sexuel pour ses plaisirs et ses procès. Elle est bouleversante d’intensité et de force quand, face à la prude Arsinoé, elle défend sa soif de bonheur, et poignante à la fin, lorsque les Marquis qui dénoncent sa rouerie l’exécutent socialement.

    Il faudrait citer tous les acteurs, Nicole Bachmann en Arsinoé puissante, orgueilleuse et fragile, Joël Waefler en Oronte irrésistible et touchant, les deux marquis Blaise Granget et Miguel Fraga, beaux, drôles et vifs, les jeunes Jeremy Perruchoud et Frédéric Eberhard en valets amoureux de leur maîtresse.

    Et Philinte (Marc Zucchello), et Eliante (Héloïse Chaubert), très humains tous deux, qui sont les deux seules personnes de l’entourage de Célimène finalement épargnés par la bourrasque, même si Molière ne condamne personne.

    Pour Cyril Kaiser, il n’y a pas dans cette pièce de vertueux purs et de salauds définitifs, à part peut-être les Marquis. Le metteur en scène n’aime pas les parti-pris monolithiques. Dans un travail fin sur les personnages, il donne une chance à chacun, démontre que Molière, finalement, voit dans chacun la médaille et le revers, l’apparence et l’intérieur, et englobe dans son humanité chaque caractère. Kaiser intègre à la pièce tout l’espace de la Füsterie, ses galeries, ses colonnes, son orgue, rythme les actes de morceaux classiques ou de musiques plus contemporaines.
    La mise en scène, baroque, très attachée au texte, recherche le contraste, le
    mouvement, la fantaisie, dans un retour aux sources de l’esprit de Molière. On passe rapidement du rire aux larmes, du solennel au lazzi, du distrayant au tragique. Une réussite.

     

    Espace Fusterie, 18, place de la Fusterie, Genève, jusqu’au 23 octobre 2011, par le Théâtre du Saule Rieur. 19h mercredi, samedi; 20h30 jeudi, vendredi; 17h dimanche; Relâche lundi et scolaires les mardis. Réservations: 079 759 94 28.

    Bande-annonce du spectacle

  • un "héros" de notre temps

     

     

    par antonin moeri

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    Il y a, dans le «Limonov» d’Emmanuel Carrère, une scène émouvante. Après avoir raconté l’enfance, la jeunesse, la vie de voyou d’Edouard Savenko, le fils de Hélène Carrère d’Encausse évoque la vie du Russe émigré à New York dans les années 70. Flanqué d’une très belle femme, Elena, le Russe fréquente la jet qui fascine surtout celle qui préférera se faire enculer par un photographe plus ou moins à la mode. Fou de jalousie, le Russe va boire comme savent boire les Russes.

    Dans un jardin public, il rencontre un jeune black défoncé. Il le suce longuement et dit, comme lui disait Elena au moment d’offrir son cul: «Fuck me». Le black «crache sur sa bite et la lui met». Clochard à New York, c’est un des chapitres les plus romanesque du livre. Car Ed Limonov, le raté des ratés, a toujours rêvé d’un destin héroïque. Pour le moment, il porte des chemises à jabot de dentelles et des bottines à talons bicolores. Il vit dans un hôtel minable exclusivement fréquenté par des noirs toxicos. Avec cette dernière image, on se croirait dans du Koltès, rêve du grand soir compris.

    Après avoir publié un livre qui eut du succès, Ed va rencontrer Jean-Edern Hallier qui vient de créer «L’Idiot international» et qui rameute des plumes brillantissimes: Philippe Muray, Nabe, Patrick Besson, Jacques Vergès, Sollers, Matzneff. Ed deviendra la coqueluche d’une bande de réfractaires que le politiquement correct de la gauche bien-pensante faisait hurler. Il écrira une dizaine de livres (dont l’excellent «Journal d’un raté») que les éditeurs parisiens s’arracheront. Le premier livre qu’il publiera en Russie sera tiré à 300.000 exemplaires. On présentera Ed comme une rock-star littéraire.

    Mais Limonov ne peut se contenter d’une carrière de lettreux à la d’Ormesson, avec prix à la clé, conférences, radios et signatures dans les ambassades et les salons du Livre. Cette perspective le fait gerber. Son destin le conduira près des braseros, en Ex-Yougoslavie, «où des hommes mal rasés réchauffent leurs mains gonflées», où les héros serbes n’hésitent pas à massacrer des populations, à scier les côtes d’un suspect, à violer les filles. Où l’odeur de poudre, de sueur et de mort exalte les tueurs comme la fumée d’un joint ou un litre de slivovica.

    Dans la Russie post-Gorbatchev, où prolifèrent les mafias de toutes sortes, Ed va jouer un rôle parmi les communistes nostalgiques et les nationalistes furibonds. Il va créer un journal et le Parti National-Bolchévik, organiser des meetings où viendront l’écouter des retraités miséreux, «des garçons désoeuvrés, moroses, tatoués qui traînent dans les squares, pâles et vêtus de jeans déchirés», les floués de la perestroïka qui rêvent d’une Russie relevant la tête, retrouvant le lustre d’antan.

    C’est avec quatre de ces paumés au crâne rasé qu’Ed va se rendre en Asie centrale, dans une république qui jouxte le Kazakhstan: une sorte de retraite ou de camp d’entraînement dans un paysage de rêve, sous la houlette d’un vieux hippie adepte du sauna, de la méditation et de la pêche à la truite. Et ce sont ces singuliers «terroristes» que les forces spéciales viennent arrêter à l’aube. Résultat: Limonov, condamné à quinze ans de réclusion, passera quatre ans dans les geôles de Poutine, où il écrira un livre très beau paru chez Actes Sud: «Mes prisons». Il y parle des autres détenus avec une attention, une empathie et une bienveillance qui lui étaient peu communes.

    Edouard Limonov, ce personnage ambigu, pour qui bonté, douceur et abandon sont des qualités de femmelette, qui rêve encore d’un destin héroïque et dont «la vie raconte quelque chose sur notre histoire depuis la fin de la seconde Guerre mondiale», ce personnage on peut définitivement le classer, comme le fait un peu hâtivement Bagnoud, dans la catégorie des minables. Carrère choisit une autre approche. Il décide de laisser sa chance à ce salaud des bas-fonds. Ce qui est sûrement la seule manière de construire un «roman». Un livre fascinant, qui rivalise avec la fiction et se lit d’une traite, vous entraîne dans un vertige et un questionnement, un livre auquel je donne mon adhésion sans réticence.

    PS: Je n’ai pas parlé du rapport qu’entretient Limonov avec la femme, à la fois amante, soeur, pute et muse. Ce chapitre mériterait un article à lui seul.

    Emmanuel Carrère: Limonov, POL, 2011

     

  • Olivier Rolin, Un Chasseur de lions

    Par Pierre Béguin

    rolin80[1].jpgLe roman d’Olivier Rolin, Un Chasseur de lion, appartient à un pan important de la littérature moderne depuis trois décennies: la fiction biographique, ensemble qui repose sur un personnage historique avéré, en l’occurrence «le vaste et rubicond Pertuiset», tour à tour et à la fois chasseur de lions, trafiquant d’armes, aventurier et, accessoirement, ami du peintre Manet. Ces caractéristiques très composites du héros Pertuiset ouvrent les multiples dimensions et registres de ce récit baroque qui se mélangent et se font écho.

    Un peu à la manière de ces romans «archéologiques» qui prennent l’Histoire comme une succession de strates (cf. Claude Simon, Le Jardin des Plantes, ou Jean Rouaud, Les Champs d’honneur), Un Chasseur de lions superpose les époques et les lieux. Au gré des chapitres, nous évoluons au XIXe ou à la fin du XXe, à Paris ou au Chili. Cette superposition spatiale et temporelle confère au texte sa dimension mélancolique par la confrontation des souvenirs (ce qui n’est plus, ce qui a disparu), une mélancolie à la fois propre à la trajectoire personnelle de l’auteur mais qui s’inscrit également dans un rapport à l’Histoire (ce que l’Histoire a raté, ce dont elle n’a pas accouché – par exemple la révolution romantique de 1848). Cette dimension mélancolique n’est qu’un aspect du livre d’Olivier Rolin. Je l’ai dit en introduction, il en comprend bien d’autres qui s’amalgament par des procédés de collage, un type de structure narrative que j’affectionne tout particulièrement.

    Tout d’abord, le héros étant un aventurier, l’auteur y prend prétexte pour réinstaller son roman dans une forme abandonnée par la littérature moderne – le picaresque – mais pour la détourner aussitôt: le récit d’aventures s’inscrit d’emblée dans un jeu de parodie du genre à l’intérieur même de la fiction biographique, tant l’outrance de Pertuiset fait pencher le récit du côté du comique et du satirique.

    Pertuiset est aussi l’ami de Manet. Cet élément biographique fournit prétexte à une réflexion sur l’Art (Manet, c’est l’époque où s’invente l’Art moderne) qui ne se limite pas à la peinture mais s’ouvre aussi sur le roman: comment écrit-on un roman? «l’Art doit se mesurer à tout» même si «le roman ne sait pas tout». Par ces mots, Olivier Rolin reflète bien la conscience contemporaine: la littérature (le roman en particulier) n’est plus le grand Art majeur qu’elle fut au XIXe siècle; mais si elle ne peut pas tout, elle doit néanmoins se confronter à tout.

    Un Chasseur de lions, c’est surtout trois biographies principales – éclatées et incomplètes – qui s’entremêlent et sur lesquelles viennent se greffer des biographies secondaires (par exemple celle du capitaine Rossel, héros français lors de l’invasion prussienne de 1870):

    - La biographie de Pertuiset bien sûr, mélange de Tartarin, de Sancho devenu Don Quichotte mais avec la verve et l’outrance d’un Alexandre Dumas, qui se veut le fil conducteur du récit et sur les traces duquel se lance l’auteur, de Paris au Chili en passant par Lima, comme dans une véritable enquête. Car Pertuiset, comme Edmond Dantès, est en quête d’un trésor inestimable: l’or des Incas. Mais, à l’inverse de Tintin – bien évidemment cité dans le texte –, il ne le trouvera pas.

    - La biographie de Manet, prétexte surtout à un commentaire sur quelques œuvres du grand peintre à l’origine de la modernité artistique.

    - Des éléments autobiographiques donnés dans une sorte d’errance qui n’est pas sans rappeler celle du narrateur de Zone d’Apollinaire (une similitude implicite mais sans doute voulue par l’écrivain). Olivier Rolin est donc bien présent dans son texte (c’est la mode), des bribes de sa vie s’y glissent en filigrane, des souvenirs d’enfance émergent et sa propre enquête sur Pertuiset est mise en scène. Scrupules, souci d’authenticité ou reste d’influences du nouveau roman, l’auteur écrit une aventure et montre en même temps comment on écrit une aventure, se revendiquant ainsi d’une littérature à la fois transitive et intransitive (pour citer Roland Barthes).

    Enfin, la dimension historique qui regroupe pèle mêle plusieurs strates et épisodes: relevons entre autres la Commune, l’invasion prussienne de 1870, la guerre d’indépendance du Chili, la guerre partisane entre les Pardistes et les Echeniquistes au Pérou.

    A tout cela s’ajoutent de multiples anecdotes sur la vie artistique parisienne digne du Journal des Goncourt. Au détour des pages et au fil du hasard, on croise dans les rues de Paris les peintres Whistler, Gauguin ou Courbet, les écrivains Hugo, Zola, Villiers de l’Isle Adam, et pratiquement tous les autres. Et dès qu’on appareille pour l’Amérique latine, ce sont mutineries sanguinaires, coups d’Etat, conquêtes qui se succèdent… Un Chasseur de lions, c’est tout cela et c’est encore autre chose. On ne s’y ennuie jamais, on n’en a guère le temps.

    Tout commence par une description d’un tableau de Manet intitulé Un Chasseur de lions pour lequel l’ami Pertuiset avait servi de modèle, et par cette interrogation de l’auteur: «Pourquoi Manet, "Ce riant blond Manet / De qui la grâce émanait", a-t-il peint ce gros lard?». La suite est une tentative de réponse qui mènera Olivier Rolin et son lecteur jusqu’en Patagonie et dans le Paris du XIXe siècle. Un voyage dans le temps et l’espace à ne pas manquer. Alors n’hésitez pas, il est temps! levez l’ancre sur les traces de Pertuiset!

    Olivier Rolin, Un Chasseur de lions, Editions du Seuil, 2008

     

     

     

     

  • Emmanuel Carrère, Limonov

    Par Alain Bagnoud

    Emmanuel CarrrèreCarrère (1957- ) écrit sur Limonov (1943- ).

    Ils se sont connus dans les années 80 à Paris après que Limonov a publié Les poètes russes préfèrent les grands nègres, quand il était un jeune écrivain branché qui collaborait à L’Idiot international de Jean-Edern Hallier, passait chez Ardisson, s’habillait avec des vareuses de l’armée rouge...

    Il a eu une trajectoire agitée, Edouard Limonov. Fils de tchékiste du KGB, successivement petit voyou russe, poète, star de l’underground soviétique, clochard à New York, valet de chambre, écrivain branché parisien, guerrier pro-serbe, fondateur et directeur d’un parti d’extrême-droite russe, le Parti national-bolchévique.

    Carrère l’a choisi comme sujet de cette biographie-roman parce qu’il pense que son destin révèle quelque chose sur l’Histoire. Il a raison.

    Limonov, hanté par l’idée de devenir un héros, s’est collé à beaucoup d’événements importants du dernier demi-siècle. Dans le livre, il sert d'illustration à plusieurs moments historiques. Sa vie éclaire le communisme soviétique, le libéralisme US, la guerre des Balkans, la Russie elstinienne ou le système Poutine.

    C’est cette fonction de révélateur, les anecdotes autour de cette trajectoire, l’écriture de Carrère aussi, vivante et maîtrisée, qui rendent le livre palpitant. Il est ambigu aussi.

    En le lisant, on ne peut qu’admirer l’énergie d’Edouard Limonov, sa vitalité, son désir accompli d’être toujours du côté des plus faibles, pas par Edouard Limonovcompassion, plutôt par une sorte de haine contre ceux qui sont au-dessus de lui, qui lui bouchent le passage, lui qui voudrait être tout en haut. Carrère lui-même montre de la fascination et une sorte de jalousie pour ce destin, sentiments qui refluent parfois devant une horreur de bien-pensant pour les positions et les actes de son héros. Mais de manière générale, il suspend son jugement, dit-il, ne tranche pas la question de savoir si Edouard est un salaud ou un type admirable. Malgré tout, on est amené globalement à trouver que Limonov est un grand homme.

    Mais il y les vidéos sur youtube. Je vous mets ci-dessous celle où on voit notre Russe écouter respectueusement Karadzic devant Sarajevo. Le moment intéressant, qui a d’ailleurs fasciné Carrère, est celui où Limonov tourne autour d’une mitraillette et finalement s’installe pour lâcher des rafales sur Sarajevo. Qu’il ait visé des civils ou qu’il ait tiré en l’air, comme il se justifiera plus tard, a certes une importance cruciale.

    Mais ce qui ressort surtout de ces images, c’est que ce type qui s’est voulu un héros toute sa vie, un surhomme, un dominant, donne l’image d’un petit gamin admiratif fasciné par la puissance et les outils de morts: un type finalement assez minable.

    Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L.

  • de sang froid

     

    par antonin moeri

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    Quand j’ai entendu à la radio qu’une voiture piégée avait tué huit personnes à Oslo et qu’un jeune homme en avait tué soixante-neuf autres sur l’île d’Utoya, j’ai retenu mon souffle. Comme chacun, j’ai songé aux victimes de ce massacre innommable, mais mon attention se porta ensuite sur le tueur: un blond de trente-deux ans aux yeux bleus, ambitieux et optimiste, créatif et pragmatique, doué et déterminé, d’une intelligence exceptionnelle et parfaitement intégré socialement, qui prépara pendant deux ans et dans les moindres détails cet acte d’une barbarie que les belles âmes voudraient révolue.

    Me suis alors dit que les médias offriraient une explication de cette tuerie qui ne me satisferait pas. Seul un romancier de talent, me dis-je, pourrait raconter cette «folie»-là. J’ai songé à Norman Mailer, Truman Capote, Dostoïevski, Emmanuel Carrère. J’ai surtout voulu lire «Le journal d’Edith» de Patricia Highsmith qui s’est intéressée au naufrage d’une journaliste de gauche et à Cliffie, son fils aboulique, déscolarisé et violent, qui va peu à peu se transformer, au fil des pages, en un monstre capable de tuer.

    Comme les pédagogues bien intentionnés, Edith recherche constamment chez son fils les actes plus ou moins méritoires qu’on pourrait mettre à son actif. Elle n’aime pas le «réel» et préfère la fuite dans l’imaginaire. Elle va imaginer son fils faisant une carrière d’ingénieur, épousant une fille ravissante, élevant une fillette chou chou. Or il lui arrive tout de même de constater chez ce fiston des comportements singuliers: il essaie d’étouffer la chatte sous l’édredon, il se jette un soir de Noël dans le fleuve, il adore les films d’horreur, il se masturbe dans ses chaussettes que maman s’empressera de laver, il passe ses journées devant la télé en buvant de la bière ou du scotch, il échoue systématiquement aux examens, il participe à un viol collectif, il déteste qu’on le critique, il colle son oreille contre les portes pour surprendre les conversations et donner libre cours à une paranoïa grandissante.

    Et voici que le père de Cliffie, succombant au démon de midi, quitte le domicile pour aller s’établir avec une jeune et pulpeuse secrétaire. Cliffie prend peu à peu sa place. Comme sa mère déteste les conflits et préfère se réfugier dans une chambre pour rédiger des articles édifiants ou sculpter des bustes, Cliffie n’a aucune peine à imposer sa loi. Quant au vieil oncle de l’ex-mari qui refuse d’aller en maison de retraite et ne quitte plus son lit, il développe chez Edith et Cliffie un sentiment de haine: après une première tentative d’assassinat, Cliffie mettra fin aux jours de George en lui faisant avaler un mélange de codéine, d’aspirines et de somnifères. Pressentant la manoeuvre et désirant cette mort de toute son âme, Edith attendra de longues heures avant d’appeler un médecin. Après la levée du corps, Cliffie boit triomphalement une tasse de scotch. Heureux, il propose de nettoyer la chambre du défunt. Son sourire je-m’en-foutiste plaît tellement à sa mère qu’elle décide de le protéger, quoi qu’il arrive. Sur quoi les deux complices se jettent sur un flacon de scotch. Lorsque Cliffie allumera son transistor, elle se surprendra à aimer cette musique pop qu’elle avait toujours détestée. Pour la première fois de sa vie, Cliffie fera de l’ordre dans sa chambre et offrira ses services pour repeindre la maison.

    Dans son journal, Edith imagine que son fils, désormais grand ingénieur, va de succès en succès, flanqué d’une ravissante épouse au visage pâle, aux yeux marron. Elle tricote pour leur bébé un manteau blanc. Comme la réalité (Cliffie travaille occasionnellement dans un bar) ne correspond pas à son fantasme, elle sculpte un buste du fiston et continue d’écrire le roman du fils qui travaille au Koweit, grimpe dans la hiérarchie et travaille à de vastes projets de barrages et d’irrigation. Or le vrai Cliffie, les gens le considèrent comme l’idiot du village. Elle, Edith, les gens la considèrent comme une cinglée qui devrait consulter. Et le 5 avril, jour où elle doit recevoir son ingénieur de fils, l’épouse de celui-ci et leurs deux enfants, c’est un médecin qui débarque pour donner à Edith les adresses de psychiatres. Elle ressent cette visite comme une intrusion et se tue en chutant dans l’escalier.

    La trajectoire de Breivik n’est pas celle de Cliffie, mais le naufrage que décrit Highsmith pourrait ressembler à celui de Breivik. Un père absent, ignorant totalement l’existence d’un fils qu’il voit comme un dangereux serpent, a une fonction dans l’histoire de ces deux personnages, l’un fictif, l’autre réel. Et pour raconter l’effrayante épopée du tueur d’Oslo, il me plaît d’imaginer Patricia Highsmith dans une prison de haute sécurité en Norvège, posant des questions au blondinet qui s’est retranché du monde pour réaliser son «idée».

    Patricia Highsmith: Le Journal d’Edith, Livre de Poche, 1992

     

  • Jacques Périer, Le Sourire de Pan

    Le dieu Pan, le saviez-vous, n’est pas mort.

    Dieu de la nature, protecteur des bergers, des troupeaux, dieu unique de l’orphisme, il hante encore les campagnes, court le monde et habite le roman de Jacques Périer, Le Sourire de Pan (Editions de l’Aire).

    « Musicien ultime », « dieu de la vie », il est le fil rouge de ce livre d’aventures, libre, imprévu, érudit, qui raconte finalement une quête musicale vers le son ultime, l’harmonie complète, la « musique des sphères » dont parlent Platon, Cicéron et Pline l’Ancien.

    Georges Safran, jeune chercheur américain, arrive dans un monastère perdu au nord de la Grèce pour y poursuivre ses études de musicologie. Il prépare une thèse sur la genèse de la musique sacrée byzantine et ses relations hypothétiques avec les musiques hellénistiques et antiques. Les anciens manuscrits du monastère doivent lui fournir de la matière.

    Tout ça serait très sérieux si le dieu Pan ne le repérait pas, et ne le lançait pas vers la fraternité humaine, le charnel et le spirituel.

    Dans Le Sourire de Pan, on suit donc Safran en Grèce, puis à la bibliothèque du Vatican, puis aux confins de la Chine, à travers le Triangle d’Or à la recherche d’un monastère perdu dans les montagnes, dont les moines, flûtistes comme Pan, cherchent justement cette musique des sphères.

    Jacques PérierA cette histoire s’en mêle une autre.

    Safran découvre et traduit le manuscrit d’un aventurier byzantin du XIIème siècle, Michel Panourianos, qui est capturé par des pirates maures, gagne leur confiance, entreprend des expéditions à Oman et Yaman, visite Constantinople, Trézibonde... Le texte de Panourianos fascine Safran parce que, hanté aussi par une quête de sagesse, le byzantin évoque également l’harmonie, et notamment un chantre qui cherchait lui aussi la note ultime, autre indice utile à notre chercheur.

    Constituant un puzzle à la narration souple, Jacques Périer, grand voyageur, passionné de musique, unit tous les éléments dans une quête qu’on devine autant personnelle que littéraire.

    Malgré ses nombreux éléments, le Sourire de Pan est tout à fait homogène. Certes, j'avoue m'être quand même un peu perdu à la fin, dans les montagnes de la Chine, mais ne boudons pas notre plaisir. Ce n’est pas si souvent qu’on rencontre un livre original, bien documenté, suivi, en plus, par une bibliographie costaude et une discographie qui permettra aux amateurs de s’initier à la musique traditionnelle byzantine, grecque, balkanique, tzigane ou chinoise.

     

    Jacques Périer, Le Sourire de Pan, L’Aire

     

    Yves Uzureau, Le Grand Pan, Intégrale Brassens 2010. Accompagné par Gilles Qutin et Anne Gouraud, dimanche 24 octobre 2010,

  • L'odyssée amoureuse de Serge Bimpage

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    par Jean-Michel Olivier

    On voyage beaucoup avec les livres de Serge Bimpage. Dans l'espace comme dans le temps. Après Pokhara*, qui racontait les retrouvailles de deux amis partis faire un trekking au Népal, voici Le Voyage inachevé**, un roman ample et profond qui emmène le lecteur faire le tour du monde, sur les pas du héros, Anteo, et de sa dulcinée, joliment prénommée Nomia. On voit que, chez Bimpage, tout se joue déjà dans le nom des personnages qu'il met en scène, prédestinés à ne jamais se comprendre. À se poursuivre sans se trouver.

    Anteo mène une vie trop tranquille à Genève où il dirige une galerie de peinture. Il est marié à Solange, une femme énergique et solide, qui a su « le mettre au pas ». Il a beaucoup rêvé d'horizons lointains, « incapable de se construire une vie héroïque dans ce foutu pays qui non seulement n'a pas d'histoire, mais la subit ». Il a beaucoup roulé sa bosse avant de revenir s'installer dans sa ville, d'ouvrir sa galerie et de vivre auprès de Solange. Dans ce bonheur un peu trop calme, Anteo reçoit un jour un message de Nomia, une femme qu'il a aimée et avec qui, vingt ans plus tôt, il est parti, sac au dos, faire le tour du monde. Nomia est de retour. Elle propose de lui rendre le journal de bord qu'Anteo a tenu lors de ce fameux voyage, qu'on pourrait dire initiatique. Anteo est troublé. Il ne sait s'il doit (ou non) revoir Nomia. En attendant ces improbables retrouvailles, il revisite son passé, avec un luxe de détails (car sa mémoire est féconde). Il cherche à déchiffrer le mystère de Nomia. Pourquoi sont-ils partis ensemble ? Et pourquoi, au milieu du voyage, la jeune femme l'a-t-elle quitté ?

    Retournant, par la mémoire, sur les lieux du voyage (certains paysages sont âpres et obsédants ; d'autres sont toujours enchantés), Anteo ne tarde pas à s'interroger sur le sens de sa propre vie. Tout se passe, remarque-t-il, comme s'il était toujours dehors. images.jpeg« Au bord de lui-même. Ne se penchant sur son moi que par incidences hasardeuses et dans la crainte d'y tomber. » Le récit nostalgique vire alors au voyage intérieur. Et l'on n'est pas surpris, dans cette odyssée amoureuse, de retrouver la figure familière d'Ulysse. Se consolant, ici, du départ de Nomia dans les bras de la belle Calypso. Ou, là, cherchant à échapper au charme des sirènes ou à l'appel de Circé.

    Ce voyage mémoriel se double, dans le livre de Bimpage, d'un voyage « réel », puisque le héros, accompagné de Solange, son « ange gardien », décide de partir pour le Cambodge. Un voyage recouvre l'autre comme un palimpseste. Les images surgissent, au gré de la mémoire, parfois réelles, parfois réinventées (car nous inventons bien souvent notre passé). Paysages, virées en mer, visages de femmes : le narrateur est pris dans un tourbillon de souvenirs qui l'empêchent de vivre le présent. Bimpage évoque admirablement cette foule disparate et muette, surgie du passé, qui hurle et veut sortir de l'ombre. Il est quelquefois dangereux d'exhumer des souvenirs…

    Nomia ou l'empreinte de l'amour : tel pourrait être le titre du livre de Serge Bimpage — s'il n'était déjà le titre d'un autre livre du même auteur ! Qui poursuit, ici, son interrogation sur les pouvoirs de la mémoire, le désir d'ailleurs, l'empreinte torturante du premier amour. Dans le Voyage inachevé, Bimpage creuse ces thèmes, au risque de s'y perdre. Mais c'est la force des bons écrivains d'oser poser de telles questions. Et de tenter, par le roman, d'y répondre.

    * Serge Bimpage, Pokhara, roman, L'Aire, 2006.

    ** Le Voyage inachevé, roman, L'Aire, 2011.

     

  • Roman ou non?

     

    par antonin moeri

     

     

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    La différence entre Simenon et Nabe : l’un disparaît devant ses personnages pour les faire exister, l’autre occupe tellement l’espace que ses personnages peinent à exister. Personnages réduits à des tics langagiers, comme la fille qui traverse les 700 pages de « L’Homme qui arrêta d’écrire » en terminant toutes ses phrases par « non, je rigole ». Au début le procédé fait rire. Puis, il fatigue. Les discours de tous les personnages sont articulés dans une même langue, rapide et dégraissée, habile et gouailleuse, mimant le sabir contemporain des djeunes branchés, celle que Nabe a mise au point et qui est la même lorsque son narrateur prend la parole. Ce sont alors des considérations de donneur de leçons sur la société occidentale actuelle, sa décadence et sa monstruosité, la fin de l’art, de la musique et de la littérature, le règne incontestable de la laideur et du kitch, de l’arrogance et du vide.

    Il y a des pages drôles dans ce livre : quand par exemple le narrateur, poussant un landau contenant un bébé, traverse les salons du Train Bleu où l’on remet à un auteur transgressif le Prix de la plus belle langue française, celle qu’on a coupée sur un malade qui vient de mourir et qu’on a trempée dans un bain d’acétone et que Beigbeder vient embrasser dans un élan juvénile. C’est alors un défilé de tous les auteurs parisiens qui occupent le devant des estrades et ne sont, selon le narrateur qui surplombe la scène, que les figurants d’une farce grotesque. Ainsi Sollers, que Nabe admirait et qui défendit avec quel enthousiasme « Au régal des vermines », nous est-il présenté comme un vieux tocard « grossi, aigri, la peau rougeaude, les dents tordues jaunes et noires », un insupportable poussah qui « a donné des leçons de stratégie à tout le monde et qui s’est avéré pour lui-même le pire des stratèges », qui a choisi l’enfer des médiocres et qui nage voluptueusement dans ces eaux troubles comme un poisson pourri.

    Il y a du règlement de comptes dans ce pavé et le lecteur comprend vite que Nabe aligne les strophes du : C’était mieux avant, à l’époque de Hara-Kiri et de Charlie Hebdo, quand on savait rire et critiquer, quand on reconnaissait la bonne musique, le bon jazz etc. Et pourtant, on poursuit la lecture, comme si on lorgnait par le trou d’une serrure pour suivre en se tortillant un spectacle hallucinant, celui qu’offrent les animateurs télé, les starlettes éphémères, les écrivains de plateaux de télé, les couturiers myopes et les people de « Voici » se croisant dans un club échangiste. Ce qui retient l’attention, ce sont la méchanceté et l’agressivité de l’auteur, excellent acide pour l’écriture.

    Mais cela suffit-il à faire un roman ? On a plutôt affaire à une chronique mondaine désabusée qui ferait suite aux interminables tomes du Journal de Nabe et dont on ressort, non pas épuisé, mais un peu agacé. On songe alors aux 80 pages que Simenon consacre à l’agonie de sa mère et dont on se dit : Je n’ai jamais été à Liège, je n’ai pas connu cette mère ni sa maison et, cependant, j’ai l’impression d’y avoir été, dans cette chambre d’hôpital où la dame s’éteint et dans la maison où elle a vécu. C’est peut-être cette posture devant les personnages qui distingue le romancier du non-romancier.

     

    Marc-Edouard Nabe : L’Homme qui arrêta d’écrire

    Georges Simenon : Lettre à ma mère, Livre de poche.

     

  • Michel Vinaver, 11 septembre 2001

    Par Pierre Béguin

    Vinaver2.PNG«Je pense que, aujourd’hui, on ne peut pas comprendre le monde, notre relation au monde, par le tragique.» Cette phrase de Michel Vinaver m’est revenue en mémoire durant les multiples commémorations du 10e anniversaire des attentats du 11 septembre 2001, notamment lors des nombreuses diffusions sur toutes les chaînes de télévision de reportages qui insistaient parfois un peu lourdement sur la pathos et le tragique des événements, là où l’on aurait souhaité peut-être davantage de recul.

    La pièce de Michel Vinaver, 11 septembre 2001, écrite dans les semaines qui ont suivi les attentats – ou plutôt composée, devrais-je dire, comme un montage de phrases récupérées ça et là dans les médias – semble effectivement évacuer la dimension tragique de l’événement. Le chœur n’a pour fonction que de faire entendre inlassablement l’importance du bruit américain qui continue en arrière-plan du drame, de souligner le cynisme du système financier et l’omniprésence des slogans publicitaires. Quant aux deux chefs, ils n’incarnent pas des héros mais des personnages communs, des sortes de marionnettes conditionnées par leur dogme respectif. Bush et Ben Laden, réunis le temps d’un faux dialogue en contrepoints et similitudes qui frisent le grotesque, n’ont rien d’Achille et d’Hector, et leur pseudo croisade n’a pas la grandeur de la guerre de Troie. La dimension du mal est inexistante, si ce n’est dans le discours stéréotypé des deux chefs. Elle n’est en réalité que manifestation de violence sauvage à laquelle répond une même violence sauvage. Quant aux personnages, hors de toute dimension psychologique, et même s’ils empruntent leur nom à des hommes et des femmes «réels», ils s’apparentent à des fragments de voix désincarnées qui font sourdre le chaos angoissant des attentats. Le seul personnage, en fait, c’est le système économique, personnage caricatural dont l’unique caractéristique est le cynisme. Le monde moderne semble avoir tué tous les ingrédients du tragique antique. Même si le 11 septembre 2001 de Vinaver s’inscrit dans la tradition de Les Perses d’Eschyle, en posant la question de cette dimension particulière de la vie politique que l’on nomme événement, et en tenant en contrepoint, ou en écho, les rapports que peuvent entretenir le Pouvoir et le peuple, elle souligne à l’évidence que l’aube du 21e siècle est le crépuscule des héros, que les humains ne sont plus que des rouages souvent sacrifiés sur l’autel d’un système inhumain.

    Que reste-t-il donc? Dans la vision de Vinaver, l’éviction du tragique livre l’espace théâtral à l’ironie exclusivement. Mais comment traiter de l’ironie, voire de la drôlerie, dans une pièce au sujet essentiellement dramatique sans tomber dans le mauvais goût? L’ironie, ici, ne touche pas les personnages, elle ne s’inscrit pas dans leurs discours, leurs témoignages ou leurs répliques, elle se situe essentiellement dans les jointures des discours, dans les rapprochements ou les collusions qui détournent le sens des propos (notamment dans le faux dialogue entre Bush et Ben Laden), dans les accidents du texte, les trous, les pannes dans les dialogues, les surgissements incongrus de rimes ou les témoignages entrecoupés. Elle est avant tout décalage entre ce qui est attendu et ce qui se produit réellement, dans le langage comme dans les faits rapportés (par exemple dans l’anecdote du laveur de vitre du World Trade Center, rescapé miraculeux alors qu’il était particulièrement exposé à recevoir le Boeing sur la figure, ou plus généralement lorsqu’un «rouage» ne fait pas ce qu’on attend de lui).

    En ce sens, l’ironie, véritable ciment des répliques, est constitutive du texte, elle lui est en quelque sorte consubstantielle. Si on l’enlève, la pièce s’écroule aussi sûrement que les «Twin Towers». Elle montre surtout que le montage de Vinaver, provenant de la lecture de la presse quotidienne américaine dans les semaines qui ont suivi les attentats (et traduite par l’auteur), pour facile qu’il pourrait paraître à certains, est en réalité un minutieux travail sur la langue où les phrases s’enchaînent les unes aux autres selon une organisation musicale proche «de la cantate ou de l’oratorio» (dixit l’auteur), avec alternances de parties chorales et solistes. C’est bien par l’ironie et non par le tragique, semble dire Vinaver, que l’on peut aujourd’hui «comprendre notre relation au monde».

    Pour celles ou ceux qui voudraient découvrir cet événement sous un angle différent, plus complexe, moins réducteur que les habituelles interprétations manichéennes qui divisent le monde en axes du mal et du bien:

    Michel Vinaver, 11 septembre 2001, Edition de l’Arche

    A voir aussi jusqu’au 23 septembre à Pulloff, Lausanne, Rue de l’Industrie 10, sur une mise en scène d’Yvan Walther, texte déclamé par François Florey.