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Blogres - Page 80

  • Génération béate

    par Jean-Michel Olivier

    images.jpegAvant eux, à Paris, il y a eu les existentialistes, qui mélangeaient le jazz et la philosophie dans les caves de Saint-Germain-des-Près. On refaisait le monde en rêvant de révolutions, ici et maintenant, de justice et de liberté. Après eux, il y a eu les zazous, les beatniks, les hippies, les punks, les grunges, inspirés par Kurt Cobain, le chanteur du groupe Nirvana. Entre les deux, marquée par Sartre et Camus, il y a eu la Beat Generation, mouvement initié par un petit groupe de poètes américains en rupture, parmi lesquels Allen Ginsberg, William Burroughs et, bien sûr, le ténébreux Jack Kerouac, auteur de Sur la Route*, le roman qui lança véritablement la mode beat dès sa sortie en 1957. Plus encore qu'un mouvement littéraire, il faudrait parler de phénomène sociologique. Au début des années 50, on voit apparaître des films avec Marlon Brandon et James Dean, mettant en scène des personnages de rebelles. En musique, Elvis Presley invente le rock 'n roll. Et en littérature, Kerouac, Québécois d'origine bretonne, publie un livre culte qui poussera des milliers de jeunes gens à prendre la route, comme Dean Moriarty et Sal Paradise, les héros du roman.

    images-1.jpegBien sûr, cette quête de soi dans le voyage n'est pas nouvelle. En Occident, elle commence avec les aventures d'Ulysse qui erre pendant dix ans en Méditerranée avant de retrouver son île et son épouse. Mais avec Kerouac, l'exploration du monde n'est pas seulement géographique : elle est quête de sens et de sensations fortes, d'expériences nouvelles. Beat, en anglais, signifie à la fois battu, perdu, rythmé (on le retrouve dans Beatles et beatniks). En français, il ouvre les portes de la béatitude, qui doit nécessairement arriver à la fin de la quête. Mais cette béatitude s'obtient par toute sorte de dérèglements et d'excès : drogues, alcool, frénésie sexuelle, etc. C'est dire qu'elle n'est pas sans danger. Pour soi, comme pour les autres. D'ailleurs les héros de la Beat Generation n'ont pas fait de vieux os : Jack Kerouac meurt à 47 ans, en 1969, des suites de son alcoolisme. Son compère (et idole) Neal Cassady meurt à 42 ans après une nuit d'excès. D'autres « rebelles sans cause » n'ont pas une fin plus glorieuse.

    Mais brûler ne vaut-il pas toujours mieux que durer ?

    images-2.jpegUn film, tiré du roman de Kerouac, et un livre de Jean-François Duval nous invitent à replonger dans ce mouvement qui a marqué tant de routards et d'écrivains (dont Nicolas Bouvier ou encore Bob Dylan). Le film, d'abord, signé Walter Salles, est une adaptation trop sage du roman, qui ne rend pas justice à la folie de l'écriture de Kerouac. En revanche, le livre de Duval**, qui se présente comme une enquête policière, est passionnant. images-3.jpegL'auteur a retrouvé, au fil des ans, tous les protagonistes, proches ou lointains, de Sur la Route, qu'il a interviewés longuement : la femme de Cassady, la petite amie de Kerouac, Ginsberg, le prophète du LSD Timothy Leary, etc. Il livre un document exceptionnel sur cette génération perdue qui n'a pas fini de fasciner le monde.

     

    ·* Jack Kerouac, Sur la Route, Folio.

    ** Jean-François Duval, Kerouac et la Beat Generation, PUF, 2012.

  • devenir-animal

     

    par antonin moeri

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    Le narrateur du «Journal d’un fou» voit la fille de son directeur descendre d’une calèche pour entrer dans un magasin. Mais la petite chienne de cette femme ne franchit pas le seuil du magasin et le narrateur se demande s’il délire en voyant de ses yeux Medji (la petite chienne) prononcer ces mots à l’adresse d’un autre chien «J’ai été ouah ouah j’ai été ouah ouah très malade». Finalement, le narrateur n’est pas si étonné puisqu’il a entendu dire qu’en Angleterre un poisson était sorti de l’eau pour prononcer deux mots et qu’il a lu dans les journaux que deux vaches étaient entrées dans une boutique pour y acheter une livre de thé. Le narrateur sera étonné quand il entendra Medji dire à l’autre chien qu’elle lui a écrit une lettre. Et quand le narrateur lira les lettres que Medji a envoyées à Fidèle, sa stupéfaction n’aura plus de limites.

    Ces longues lettres font entrer le lecteur dans une zone d’étrangeté: le foyer de perceptions du chien. Gogol ne cherche pas, ici, à répondre à la question «Comment l’animal voit-il le monde?», il ne cherche pas à décrire minutieusement l’univers du chien, ce monde à lui, lié à son système perceptif. Et pourtant, Gogol installe le lecteur dans un état d’alerte qui est un autre mode de présence au monde. Gogol use de ce subterfuge avec humour puisque son héros découvrira, à travers les lettres de Medji, la vie intime de la fille du directeur dont il est amoureux. Ce devenir-chien a également une autre fonction, celle d’accélérer le naufrage d’Auxence Ivanovitch.

    J’ai alors songé aux souris qui évaluent les performances de «Joséphine la cantatrice», aux chiens qui assistent à la levée de corps du vieil alcoolique dans «Même les chiens», au cafard de «La métamorphose» qui ne parvient plus à se retourner sur le ventre et qui se demande comment réagira son patron quand il apprendra l’absence au bureau de Grégoire, au «Colloque des chiens» de Cervantès qui a marqué le jeune Freud, à l’inégalable devenir truie de la psychanalyste Marie Darrieussecq.

    Songeant à ces divers devenir-animaux, je me disais que le devenir-animal offrait la possibilité d’écrire un texte de pure imagination. J’ai alors commandé «Milieu animal et milieu humain» du baron von Uexküll qui ne cesse de s’émerveiller devant la diversité des mondes où évoluent les êtres et dont Gilles Deleuze a reconnu l’originalité.

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    Jakob von Uexküll: Milieu animal et milieu humain, Rivages, 2010

     

  • Aimons nos prochains

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    Pascal Rebetez vous dit quelque chose ? Journaliste à la télévision romande, éditeur, auteur, marcheur. Vous y êtes. Notre (bel) homme vient de publier un petit bijou dans sa propre maison : Les prochains. Un titre parfaitement approprié puisqu’il y est question du destin de ces femmes et de ces hommes restés sur le quai du train de la vie.
    Très émouvante mais sans pathos, cette suite de portraits se déroule le plus souvent sur le zinc de quelque improbable bar. Camille, ancien chasseur d’hôtel qui se retrouve clochard à l’âge de quatre-vingt ans ; le Tcho, copain d’enfance qui finit par faire sauter le caisson par asphyxie au gaz de sa tondeuse à gazon ; Madame Mei, réfugiée de l’Indochine en son minuscule établissement de vingt mères carrés ; ou encore Marian, sans-abri à Genève qui compte vendre l’un de ses reins, de quoi tenir le coup un bout de temps. A leur lecture, on saisit comme le fil qui relie la normalité de la marge est ténu. Efficace et poétique, la plume de Rebetez les transforme en or.
    Serge Bimpage
    Les prochains, vingt-cinq portraits, par Pascal Rebetez. Editions d’autre part. 158 pages.

  • Le hasard du coin du feu de Crébillon fils

    Fragonard, Jeune fille jouant avec un chien

    La marquise est fidèle au duc mais lui accorde quelques passades. Célie, amie intime de la marquise, profite de son absence au chevet d'une mère malade pour séduire le duc. Tout ça est théâtralisé, galant, libertin, et farci d'analyses amoureuses subtiles et brillantes. On joue, on a des stratégies, on se devine, on s'évite, on cède.

    Il y a d'abord un long échauffement verbal. Enfin, Célie s'impatiente. Elle laisse apercevoir ses charmes pour faire craquer le duc, qui ne résiste plus. Il saute sur elle, la besogne, mais refuse de lui dire qu'il l'aime.

    Crébillon filsC'est un problème. Seul l'amour pourrait excuser leurs débordements. Comment faire ensuite ? Le duc s'en sort en l'entreprenant une deuxième fois. Comme s'il n'y pouvait tenir, que ses charmes à elles étaient irrésistibles.

    Puis on est fatigué et on cause encore, on rejoue la comédie. Le duc veut garder la marquise. Il démontre à Célie qu'elle serait perdue dans le monde si on savait qu'elle a volé l'amant de sa meilleure amie. Soit. Ils le feront en cachette de la marquise.

    Et pour que celle-ci ne se doute de rien, Célie prendra un amant. Le duc lui en choisit un. Du coup, il pense s'être tiré du mauvais pas où il s'est fourré.

    C'est brillant, tortueux et coquin. Et quel sens de la double négation a ce Crébillon fils  (1707-1777):

    « … un aveu de cette espèce ne saurait être fait avec succès à quelqu'un qui, en ne voulant pas l'entendre, lui en fait, de son indifférence pour elle, un tort tacite, il est vrai, mais pourtant on ne peut pas plus marqué. »

  • Hommage à Muriel Cerf

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    par Jean-Michel Olivier

    Pour les gens de ma génération, Muriel Cerf fut à la fois un modèle et un éblouissement. Un modèle, tout d'abord, parce que, née en 1950, elle est l'une des premières à prendre la route, à 17 ans, sur la trace des hippies, pour le fameux périple des trois K (Kaboul, Katmandou et Kuta). Voyage initiatique dont elle rapportera, un peu plus tard, deux livres extraordinaires : L'Antivoyage (1974) et Le Diable vert (1975), qui ont marqué une génération de voyageurs et d'écrivains (dont Nicolas Bouvier). Muriel Cerf nous a montrés les chemins de la liberté, quelquefois décevante ou illusoire, et la richesse du voyage. poster_177703.jpgÉblouissement, ensuite, d'un style unique dans la littérature française : ni relation de voyage au sens strict, ni récit purement imaginaire, ces deux livres nous proposent un tableau sensuel des impressions laissées par les lieux, les personnes, les événements rencontrés. L'écriture, déjà saluée par Malraux en 1974, est flamboyante, pleine de couleurs, d'odeurs, de saveurs insolites. Un éblouissement.

    images-5.jpegMuriel Cerf est décédée d'un cancer il y a dix jours. Aucun journal, en Suisse, n'en a parlé. Injustice scandaleuse, mais qui n'étonne personne, quand on connaît la presse de ce pays. Pourtant, elle a donné à la littérature française ses plus belles pages et incité de nombreux écrivains à partir sur ses traces. Elle a publié une trentaine de livres, essais et romans. Parmi les plus connus, citons Une passion (1981), hommage à Belle du Seigneur, d'Albert Cohen, ou encore Ils ont tué Vénus Ladouceur (éditions du Rocher, 2000).

    En hommage, je me permets de reproduire deux pages magnifiques de son Antivoyage.

    « Jamais je n'ai vu tant d'étoiles et si près, sauf au Planétarium du Grand Palais; elles ont l'air accrochées si bas, juste un peu plus haut que des fruits sur un arbre, il suffit de se hausser sur la pointe des pieds pour les cueillir, faire un bouquet de nébuleuses spirales avec des queues en tentacules de gaz et des paillettes de strass autour, faucher une rivière de diamants qui brille trop pour être vraie, un peu de toc génial jeté aux quatre coins du ciel et qui reste figé là, dans un fourmillement à donner le vertige. Toutes les galaxies palpitent et tremblotent dans l'air si pur qu'on croit voir des pépites à travers un torrent de montagne. Regarde les étoiles, elles sont aussi grosses que les diamants en poire de la princesse Rosine, dis-je à Coulino qui n'a pas lu la comtesse de Ségur. On a nettoyé le vieux ciel usé par les regards des amoureux qui se chatouillent en regardant la lune, et on en a mis à la place un tout neuf, prêt pour de nouveaux poèmes.
    images-6.jpegLes Himalayas, on les sent près, sans les voir. L'air de la nuit nous saoule de bouffées d'herbe humide. Les temples luisent sous la lune, recourbent les pointes dorées de leurs triples étages au milieu d'une mer de tuiles. De Katmandou, on ne distingue que le forme des toits qui lui donne déjà l'aspect d'une vraie cité asiatique, aussi différente des cités indiennes que des villes géantes d'Amérique. On respire l'haleine qui monte du fleuve proche, les parfums de santal brûlé dans les rues, le souffle glacé de la montagne, en écoutant les cloches des temples, les klaxons des voitures, les tintements des bicyclettes, imaginant le théâtre grouillant derrière les rideaux de la nuit; allongées sur la terrasse dans le châle de Coulino, ouvrant des yeux énormes, cherchant à deviner ce qui se passe en bas, on prend le pouls de cette ville nouvelle, on résiste à l'envie que l'on a d'y plonger, on préfère l'écouter, la respirer, la rêver, la plus belle la plus inquiétante, la plus légendaire, le décor le plus fou pour des dieux déguisés en hommes, de toute une mythologie vivante. Le taureau de Nandin doit crotter sur la place du marché, Krishna faire du marché noir, Jésus et Judas se balader dans les sentiers en robe blanche, le meilleur haschisch du monde pousser dans des pots, banal comme un géranium en France. Coulino, on en plantera un dans le jardin de notre maison, on le laissera grandir jusqu'au ciel et on grimpera dessus pour atteindre le sommet de L'Himalchuli et y planter un drapeau noir. Coulino ?
    Géniale. Elle est géniale. Elle a disparu pour aller chercher à manger. Vendredi la renarde frisée reparaît avec deux plats en terre contenant de gigantesques yaourts couverts d'une crème verte épaisse et d'une montagne de sucre. La peau verte, on la pousse délicatement sur le bord, et on déguste le pur chef-d'oeuvre qui doit être un bouillon de culture pour amibes, mais on s'en fout, ah, mais qu'est-ce qu'on s'en fout. Le plat lèché, Coulino m'offre un baiser bonne nuit à pleines lèvres, frotte son nez contre le mien à l'esquimaude, et on s'enroule dans la couverture qu'elle a montée de la chambre, dormir nous allons en plein dans la grande nuit maternelle. »

    Extrait de L'Antivoyage, collection J'ai Lu, pp. 69-70

     

  • Au pays de Heidi

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    par Jean-Michel Olivier

    C’est le propre des livres culte : peu de gens les ont lus, mais tout le monde les connaît. Ainsi de la petite Heidi laquelle, au fil des ans, a déserté nos bibliothèques pour devenir vedette de cinéma (incarnée par Shirley Temple en 1937), de dessin animé (japonais) ou de série télévisée (allemande). C’est-à-dire, peu à peu, un vrai mythe. images.jpegIl faudrait ajouter : un mythe suisse, tant les valeurs qu’elle incarne (pureté, authenticité, amour de la nature) semblent être celles de ce pays.

    Mais qui était Heidi ? Non le produit dérivé qui fait encore vendre et fantasmer, mais le personnage de roman créé en 1880 par Johanna Spiri, une écrivaine zurichoise, grande lectrice de Goethe, Lessing et Gottfried Keller, et amie de Richard Wagner ?

    images-1.jpegDans un livre passionnant*, Jean-Michel Wissmer, essayiste et romancier, mène l’enquête en Heidiland, au cœur de notre suissitude.

    Pour Johanna Spiri (1827-1901), digne émule de Rousseau, le mal contemporain se loge toujours dans les villes : promiscuité, tintamarre, tentations dangereuses. Pour échapper à cette corruption, il n’y a qu’un remède : se réfugier sur l’Alpe, loin des hommes dénaturés, face aux montagnes sublimes, près des torrents d’eau pure. En un mot : près de Dieu.

    L’univers d’Heidi ressemble à celui de son auteur, Johanna Spiri, fille de médecin, prêchant la charité chrétienne et confrontée, quotidiennement, à la douleur et à la maladie. Orpheline adoptée par un vieux fou, qui vit seul sur la montagne, Heidi va grandir dans son petit paradis, puis partir dans l’enfer des villes, en Allemagne, où elle sera la dame de compagnie d’une petite infirme, Clara, qui s’attachera très vite à elle. Au point de venir retrouver son amie sur l’Alpe, quelque temps plus tard, et de connaître enfin les plaisirs purs de la vie rupestre. images-3.jpegMiracle ! Grâce à Heidi, cet ange perdu parmi les hommes, Clara retrouvera l’usage de ses jambes et pourra marcher à nouveau !

    images-2.jpegÀ la suite de Wissmer (photo de gauche), nous relisons Heidi d’un œil neuf, et souvent ironique (Heidi est une parfaite Putzfrau, qui astique sa cabane jour et nuit, dans un désir obsessionnel d’ordre et de propreté). Nous revenons en Heidiland, ce paradis perdu de toutes les enfances.

    Nous comprenons aussi mieux pourquoi elle incarne à ce point les vertus helvétiques : dévouement, compassion, amour de la nature. Sans oublier la pédagogie, autre marotte helvétique, car Heidi sait parler aux enfants, et leur montrer le droit chemin.

    On ne lit plus guère Johanna Spiri, et c’est dommage. La petite fille qu’elle a créée a fait le tour du monde. Elle a donné son nom à des plaquettes de chocolat et des briques de lait. Elle a inspiré des films, des pièces de théâtre et même des mangas. En nous, elle restera toujours la part de l’enfance et du rêve.

    * Jean-Michel Wissmer, Heidi, enquête sur un mythe suisse qui a conquis le monde, Métropolis, 2012.

    PS : Hum, une Heidi moderne s'est glissée, par erreur, dans ce billet. Excusez le blogueur…

  • Monique Saint-Hélier, Les Oiseaux du matin et autres nouvelles inédites

    Par Alain Bagnoud

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    Cinq nouvelles inédites de Monique Saint-Hélier. C'est un événement. D'autant plus que ce sont les derniers inédits de cette grande écrivaine.

    Qui ça ? Monique Saint-Hélier.

    Vous n'en avez que vaguement entendu parler ?

    « Monique Saint-Hélier, née Berthe Briod, est le pseudonyme de Berthe Eimann-Briod, écrivaine suisse romande, née à La Chaux-de-Fonds le 2 septembre 1895, morte à Pacy-sur-Eure (27), le 9 mars 1955 » écrit Wikipédia qui ne donne aucun autre détail sur cet auteur profondément original et novateur,

    C'est qu'elle avait quelques désavantages pour occuper une place dans le monde littéraire. Elle était femme, suissesse, malade. Mais s'il y avait une justice, on trouverait Monique Saint-Hélier dans tous les manuels de littérature du XXème siècle.

    Ses romans qui constituent le cycle des Aléracs (Bois-mort (1934), Le cavalier de paille (1936), Le martin-pêcheur (1953) et L’arrosoir rouge (1955), tous publiés par Grasset) ont obtenu un grand succès et déclenché des polémiques littéraires. Certains lecteurs conquis la comparaient à Katherine Mansfield ou Rosamond Lehmann.

    « Comme elles – et comme Proust aussi d’ailleurs – elle soumet son lecteur à une espèce d’envoûtement, écrit Régis Messac en analysant Le Cavalier de paille dans Les Primaires en février 1937. Une fois qu’on est pris par son charme, on ne peut plus s’arracher à cet univers étrange, pathétique, bouleversant, gonflé d’appels déchirants et traversés de visions radieuses ou cauchemardesques. »

    st_helier_oiseaux.gifD'autres lecteurs, moins raffinés peut-être, n'y comprenaient rien, perdaient leurs repères et étaient agacés. Le cadre, la temporalité, l'onomastique des romans sont volontairement brouillés. Le cycle a pour décor la ville de La Chaux-de-Fonds, ce qui n'est pas évident à saisir. Les noms, par exemple, mêlent patronymes anglais et français.

    De plus, Monique Saint-Hélier ne raconte pas linéairement cette histoire familiale menacée. Son texte est allusif, fragmenté. Il change souvent de points de vue, fait alterner des discours indirects libres, saute d'un niveau de narration à un autre, au risque de déconcerter. On a parfois vu en elle un précurseur du Nouveau Roman.

    Les nouvelles publiés dans Les Oiseaux du matin sont issues de ce cycle des Alérac. Suite à la décision de Grasset de réduire le projet original proposé par l'auteur, certains fragments sacrifiés se sont transformés en récits autonomes qu'on retrouve ici. On y rencontre les personnages, les ambiances, les décors et le style des romans, parfois poussé dans une direction originale. Les textes sont suivis d'une excellente préface de Stefana Squatrito qui les replace dans leur contexte, les analyse et donne l'occasion de s'approcher de cette œuvre et de cette écrivaine singulière.

    « Née à La Chaux-de-Fonds en 1895, écrit Bibliomédia.ch, elle fait des études de médecine, puis de lettres, à Lausanne et à Berne où elle épouse Blaise Briod en 1917. Deux ans plus tard, elle est contrainte d’interrompre ses études à la suite d’une intervention chirurgicale qui l’immobilise durant trois ans dans une clinique. En 1926, elle part avec son époux pour Paris où ce dernier est nommé à l’Institut international de coopération intellectuelle de la Société des Nations. Dans la capitale française, elle tombe à nouveau gravement malade et est obligée de garder la chaise roulante jusqu’à sa mort. Elle décide alors de se mettre à écrire et de rassembler ses rêves et ses souvenirs du Jura neuchâtelois, afin d’y puiser les matériaux de son univers imaginaire. »

     

    Monique Saint-Hélier, Les Oiseaux du matin et autres nouvelles inédites, Éditions de l'Aire

     

  • texte sur Bernhard en grec

    Mon texte sur Thomas Bernhard en grec

     

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    antonin moeri

  • jubilations du désamour

     

    par antonin moeri

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    Pour scruter les moeurs de notre temps, rien de mieux que le décalage. Ne pas adhérer aux codes, aux normes et aux poncifs attendus dans le commerce avec nos semblables permet la distance et l’ironie. Selon Philippe Muray, ce serait la seule posture pour écrire un roman. Le narrateur de «La Ligne de courtoisie» maintient cette distance avec un brio fragile. «Cela se fait, de se donner un peu de mal pour ceux qu’on aime». Même si le fils, invité pour le repas d’adieu (le narrateur part en Inde pour renaître à la vie), arrive les écouteurs dans les oreilles et un sac bourré de linge sale. Même un pareil «petit con d’époque», il faut le recevoir, le mettre à l’aise, parler avec lui. Ainsi que sa copine qui tient un yorkshire dans les bras et ne supporte pas qu’on lave ses strings avec une lessive bourrée d’allergènes.

    Quant à son père que le narrateur va voir avant son départ, il est entortillé dans les ondes télé. Rafael Nadal l’intéresse beaucoup plus que ce fils (qui se prétend écrivain) et dont on ne voit plus le nom dans les journaux ni sur la toile. «Et puis, il faut dire que ce n’est pas très gai non plus, ce que tu écris. Il faut les détendre les lecteurs, pas les déprimer. Regarde L’Alchimiste». C’est que le père aimerait bien que son fils renoue avec le succès, un succès qu’il a connu dix ans plus tôt, quand on lui réservait une suite dans un palace et que, chez un étoilé du Michelin, il mangeait des sarrans à la criste-marine et que son éditeur le prenait dans ses bras et que les sollicitations étaient incessantes: télé, radio, presse écrite, séances photos, librairies. C’est que les gens ont raison: «La légitimité d’un écrivain tient à son public et à rien d’autre».

    Changement de lieu. Rien de plus agréable, pour un lecteur de ma sorte, que les longues descriptions désabusées du narrateur découvrant Pondichéry. En effet, je n’ai jamais compris pourquoi certains écrivains avaient des élans lyriques, fondaient avec un ravissement extatique devant le moindre visage, le moindre pied, la moindre odeur, la moindre saveur dès que ce visage ou ce pied leur apparaissait à des milliers de kilomètres de leur habituel lieu de résidence. Ces élans lyriques ressemblent beaucoup à ceux des touristes qui trouvent tout fantastique dès qu’ils foulent un sol étranger. C’est à quoi ne peut se résoudre le héros de Fargues, qui va entreprendre une radiographie des fameux expats (ceux qui gèrent des pensions citées par le Routard par exemple), ou de ceux qui traversent l’Inde en quête de je ne sais quelle spiritualité. Comme cette attachée commerciale en communication (anglaise) qui ne cesse de s’enflammer devant le festival des couleurs, le grand 8 des senteurs, les bijoux, les costumes sans oublier les temples et les paysages. Ou ce commercial retraité qui piaffe d’impatience dans une file de «candidats à une séance minutée de méditation».

    C’est une mise en demeure qui accélère le retour au réel. Une ex réclame 200.000 euros à l’écrivain qui s’était vanté, sur la toile, d’avoir gagné le prix d’une Ferrari avec son livre à succès. A son retour en France, l’écrivain franchira la ligne de courtoisie dans un bureau de poste en assénant un coup de poing à un usager impertinent. Il y a, dans ce personnage d’écrivain «en voie d’anonymisation définitive», une force d’inertie qui n’est pas sans rappeler celle d’un certain Flaubert devant les reptations d’une bougresse orientale qui lui dit qu’il a de beaux yeux ou devant les flamboiements apaisés d’un crépuscule sur le Nil. Une force d’inertie qui déclenche une intense attention à d’infimes détails comme «cette blatte lucifuge en quête effrénée d’une fracture dans la discontinuité linéaire du trottoir». Et si c’était ça, écrire: rester assez longtemps devant une chose pour pouvoir le raconter comme personne ne l’a jamais raconté? Etonner le lecteur «en lui parlant d’un caillou, d’un tronc d’arbre, d’un rat, d’une vieille chaise», pour reprendre les termes de Maupassant?

    Nicolas Fargues: La Ligne de courtoisie, POL, 2012

     

  • Ecrivains voyageurs

    Par Pierre Bbourlingue2.PNGéguin

    «Quand je me sens des plis amers autour de la bouche, quand mon âme est un bruineux et dégoulinant novembre, quand je me surprends arrêté devant une boutique de pompes funèbres ou suivant chaque enterrement que je rencontre, et surtout lorsque mon cafard prend tellement le dessus que je dois me tenir à quatre pour ne pas, délibérément, descendre dans la rue pour y envoyer dinguer les chapeaux des gens, je comprends alors qu’il est grand temps de prendre le large. Ça remplace pour moi le suicide

    Ainsi parlait Hermann Melville. Ou, plus exactement, Ishmael, le narrateur de Moby Dick, en guise d’introduction au célèbre roman. Le voyage comme l’appel irrépressible d’un ailleurs qui pourrait tout guérir. Ou détruire. Au bout des vagabondages, on trouve rarement sa baleine blanche. Ou si on la trouve, c’est elle qui nous mange.

    Et pourtant, il guérit. Parfois. Pour autant qu’on trouve son équilibre dans cette oscillation de pendule entre solitude et rencontres, découragement et émerveillement, souffrances et ravissement. Pour autant que l’enrichissement humain parvienne à compenser l’appauvrissement matériel qui vous laisse un soir naufragé au bout d’un quai, exilé au bord d’une route ou déprimé dans un hôtel minable.

    «Je voyage pour vérifier mes rêves» écrivait Gérard de Nerval. Enfant, je n’avais au-dessus de mon lit aucune photo de sportifs ou de chanteurs, mais une grande carte du globe. Bien avant d’avoir pris l’avion, j’en avais déjà fait plusieurs fois le tour. Mes sirènes étaient les villes dont le nom se terminait en O: Valparaiso, Paramaribo, Acapulco… Maracaibo devait être la plus belle ville du monde, elle fut sans doute la plus laide. Le lac est brun et l’on y sent le pétrole à plus de 40 kilomètres à la ronde. Les autres, Valparaiso surtout, ont leur charme, mais bien en deçà de mes attentes. Peu importe. A Pierre Lazareff qui lui reprochait de n’avoir jamais pris le Transsibérien, Cendrars répondit: «Qu’est-ce que cela peut vous foutre si je vous l’ai fait prendre?» Maracaibo m’a fait rêver pendant près de 20 ans et Valparaiso a servi de décor à mon premier roman.

    Voilà pourquoi je nourris une affection particulière pour les écrivains voyageurs. Même si cette appellation correspond à un label anglo-saxon et aurait fait sourire les auteurs francophones qui pourraient y prétendre. Qu’ils soient issus de bonnes familles, en rupture avec un monde trop policé, comme Bruce Chatwin, ou désireux de s’immerger dans un continent qui avait baigné leur enfance, comme Rudyard Kipling; ou qu’ils soient avant même l’âge d’homme rudoyés par l’existence, comme Jack London, Joseph Conrad ou Nikos Kavvadias, j’admire ces auteurs en rupture de ban qui ont choisi la difficile bohème de la bourlingue et les chemins de traverse pour trouver un travail aléatoire, manger à la table du hasard et espérer une famille d’adoption. Sans oublier ces femmes qui devaient de surcroît transgresser leur propre condition: Alexandra David-Néel, Isabelle Eberhardt, Ella Maillart...

    Qui sont aujourd’hui les écrivains voyageurs susceptibles de marquer le XXIe siècle? Jean Rolin, Sylvain Tesson, Jonathan Raban, Kenneth White... En Suisse romande, Blaise Hofmann... Notre époque ne se prête plus guère à un voyage comme celui de Nicolas Bouvier. L’aventure s’embourbe et devient vite une non aventure, à l’image des romans d’Alvaro Mutis: «El Gaverio» ne vogue plus. Difficile de faire rêver le monde quand il se partage entre territoires en guerre et espaces conquis par les agences de voyage. Les prétendants devraient pour le moins se rappeler ces paroles avisées de Nicolas Bouvier: «Il ne faut jamais que l’écrivain bouche le paysage. Il faut qu’il perde cette corpulence, et le voyage, s’il s’y soumet, s’en chargera pour lui. Quant à son écriture, elle doit devenir aussi transparente et mince qu’un cristal légèrement fumé». Modestie et humilité, lenteur et silence, solitude et dépouillement constituent la meilleure façon de parcourir le monde avant de le donner à voir par des mots cristallins.

    Récemment, c’est par Le Voyage inachevé de Serge Bimpage que j’ai revécu une partie de mes bourlingages d’antan à l’autre bout du monde. Avec émerveillement et nostalgie. Tu as raison, Serge, un voyage est toujours inachevé. Comme le prétendait l’acteur et écrivain Bernard Giraudeau, qui s’y connaissait en vagabondages précoces: «Il ne faut jamais finir un voyage, seulement l’interrompre».

    Maintenant que l’âge et les responsabilités paternelles ont transformé mes voyages en vacances, il me reste les écrivains voyageurs pour en reprendre le cours interrompu...