Ecrivains voyageurs (20/05/2012)

Par Pierre Bbourlingue2.PNGéguin

«Quand je me sens des plis amers autour de la bouche, quand mon âme est un bruineux et dégoulinant novembre, quand je me surprends arrêté devant une boutique de pompes funèbres ou suivant chaque enterrement que je rencontre, et surtout lorsque mon cafard prend tellement le dessus que je dois me tenir à quatre pour ne pas, délibérément, descendre dans la rue pour y envoyer dinguer les chapeaux des gens, je comprends alors qu’il est grand temps de prendre le large. Ça remplace pour moi le suicide

Ainsi parlait Hermann Melville. Ou, plus exactement, Ishmael, le narrateur de Moby Dick, en guise d’introduction au célèbre roman. Le voyage comme l’appel irrépressible d’un ailleurs qui pourrait tout guérir. Ou détruire. Au bout des vagabondages, on trouve rarement sa baleine blanche. Ou si on la trouve, c’est elle qui nous mange.

Et pourtant, il guérit. Parfois. Pour autant qu’on trouve son équilibre dans cette oscillation de pendule entre solitude et rencontres, découragement et émerveillement, souffrances et ravissement. Pour autant que l’enrichissement humain parvienne à compenser l’appauvrissement matériel qui vous laisse un soir naufragé au bout d’un quai, exilé au bord d’une route ou déprimé dans un hôtel minable.

«Je voyage pour vérifier mes rêves» écrivait Gérard de Nerval. Enfant, je n’avais au-dessus de mon lit aucune photo de sportifs ou de chanteurs, mais une grande carte du globe. Bien avant d’avoir pris l’avion, j’en avais déjà fait plusieurs fois le tour. Mes sirènes étaient les villes dont le nom se terminait en O: Valparaiso, Paramaribo, Acapulco… Maracaibo devait être la plus belle ville du monde, elle fut sans doute la plus laide. Le lac est brun et l’on y sent le pétrole à plus de 40 kilomètres à la ronde. Les autres, Valparaiso surtout, ont leur charme, mais bien en deçà de mes attentes. Peu importe. A Pierre Lazareff qui lui reprochait de n’avoir jamais pris le Transsibérien, Cendrars répondit: «Qu’est-ce que cela peut vous foutre si je vous l’ai fait prendre?» Maracaibo m’a fait rêver pendant près de 20 ans et Valparaiso a servi de décor à mon premier roman.

Voilà pourquoi je nourris une affection particulière pour les écrivains voyageurs. Même si cette appellation correspond à un label anglo-saxon et aurait fait sourire les auteurs francophones qui pourraient y prétendre. Qu’ils soient issus de bonnes familles, en rupture avec un monde trop policé, comme Bruce Chatwin, ou désireux de s’immerger dans un continent qui avait baigné leur enfance, comme Rudyard Kipling; ou qu’ils soient avant même l’âge d’homme rudoyés par l’existence, comme Jack London, Joseph Conrad ou Nikos Kavvadias, j’admire ces auteurs en rupture de ban qui ont choisi la difficile bohème de la bourlingue et les chemins de traverse pour trouver un travail aléatoire, manger à la table du hasard et espérer une famille d’adoption. Sans oublier ces femmes qui devaient de surcroît transgresser leur propre condition: Alexandra David-Néel, Isabelle Eberhardt, Ella Maillart...

Qui sont aujourd’hui les écrivains voyageurs susceptibles de marquer le XXIe siècle? Jean Rolin, Sylvain Tesson, Jonathan Raban, Kenneth White... En Suisse romande, Blaise Hofmann... Notre époque ne se prête plus guère à un voyage comme celui de Nicolas Bouvier. L’aventure s’embourbe et devient vite une non aventure, à l’image des romans d’Alvaro Mutis: «El Gaverio» ne vogue plus. Difficile de faire rêver le monde quand il se partage entre territoires en guerre et espaces conquis par les agences de voyage. Les prétendants devraient pour le moins se rappeler ces paroles avisées de Nicolas Bouvier: «Il ne faut jamais que l’écrivain bouche le paysage. Il faut qu’il perde cette corpulence, et le voyage, s’il s’y soumet, s’en chargera pour lui. Quant à son écriture, elle doit devenir aussi transparente et mince qu’un cristal légèrement fumé». Modestie et humilité, lenteur et silence, solitude et dépouillement constituent la meilleure façon de parcourir le monde avant de le donner à voir par des mots cristallins.

Récemment, c’est par Le Voyage inachevé de Serge Bimpage que j’ai revécu une partie de mes bourlingages d’antan à l’autre bout du monde. Avec émerveillement et nostalgie. Tu as raison, Serge, un voyage est toujours inachevé. Comme le prétendait l’acteur et écrivain Bernard Giraudeau, qui s’y connaissait en vagabondages précoces: «Il ne faut jamais finir un voyage, seulement l’interrompre».

Maintenant que l’âge et les responsabilités paternelles ont transformé mes voyages en vacances, il me reste les écrivains voyageurs pour en reprendre le cours interrompu...

 

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