jubilations du désamour (22/05/2012)

 

par antonin moeri

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Pour scruter les moeurs de notre temps, rien de mieux que le décalage. Ne pas adhérer aux codes, aux normes et aux poncifs attendus dans le commerce avec nos semblables permet la distance et l’ironie. Selon Philippe Muray, ce serait la seule posture pour écrire un roman. Le narrateur de «La Ligne de courtoisie» maintient cette distance avec un brio fragile. «Cela se fait, de se donner un peu de mal pour ceux qu’on aime». Même si le fils, invité pour le repas d’adieu (le narrateur part en Inde pour renaître à la vie), arrive les écouteurs dans les oreilles et un sac bourré de linge sale. Même un pareil «petit con d’époque», il faut le recevoir, le mettre à l’aise, parler avec lui. Ainsi que sa copine qui tient un yorkshire dans les bras et ne supporte pas qu’on lave ses strings avec une lessive bourrée d’allergènes.

Quant à son père que le narrateur va voir avant son départ, il est entortillé dans les ondes télé. Rafael Nadal l’intéresse beaucoup plus que ce fils (qui se prétend écrivain) et dont on ne voit plus le nom dans les journaux ni sur la toile. «Et puis, il faut dire que ce n’est pas très gai non plus, ce que tu écris. Il faut les détendre les lecteurs, pas les déprimer. Regarde L’Alchimiste». C’est que le père aimerait bien que son fils renoue avec le succès, un succès qu’il a connu dix ans plus tôt, quand on lui réservait une suite dans un palace et que, chez un étoilé du Michelin, il mangeait des sarrans à la criste-marine et que son éditeur le prenait dans ses bras et que les sollicitations étaient incessantes: télé, radio, presse écrite, séances photos, librairies. C’est que les gens ont raison: «La légitimité d’un écrivain tient à son public et à rien d’autre».

Changement de lieu. Rien de plus agréable, pour un lecteur de ma sorte, que les longues descriptions désabusées du narrateur découvrant Pondichéry. En effet, je n’ai jamais compris pourquoi certains écrivains avaient des élans lyriques, fondaient avec un ravissement extatique devant le moindre visage, le moindre pied, la moindre odeur, la moindre saveur dès que ce visage ou ce pied leur apparaissait à des milliers de kilomètres de leur habituel lieu de résidence. Ces élans lyriques ressemblent beaucoup à ceux des touristes qui trouvent tout fantastique dès qu’ils foulent un sol étranger. C’est à quoi ne peut se résoudre le héros de Fargues, qui va entreprendre une radiographie des fameux expats (ceux qui gèrent des pensions citées par le Routard par exemple), ou de ceux qui traversent l’Inde en quête de je ne sais quelle spiritualité. Comme cette attachée commerciale en communication (anglaise) qui ne cesse de s’enflammer devant le festival des couleurs, le grand 8 des senteurs, les bijoux, les costumes sans oublier les temples et les paysages. Ou ce commercial retraité qui piaffe d’impatience dans une file de «candidats à une séance minutée de méditation».

C’est une mise en demeure qui accélère le retour au réel. Une ex réclame 200.000 euros à l’écrivain qui s’était vanté, sur la toile, d’avoir gagné le prix d’une Ferrari avec son livre à succès. A son retour en France, l’écrivain franchira la ligne de courtoisie dans un bureau de poste en assénant un coup de poing à un usager impertinent. Il y a, dans ce personnage d’écrivain «en voie d’anonymisation définitive», une force d’inertie qui n’est pas sans rappeler celle d’un certain Flaubert devant les reptations d’une bougresse orientale qui lui dit qu’il a de beaux yeux ou devant les flamboiements apaisés d’un crépuscule sur le Nil. Une force d’inertie qui déclenche une intense attention à d’infimes détails comme «cette blatte lucifuge en quête effrénée d’une fracture dans la discontinuité linéaire du trottoir». Et si c’était ça, écrire: rester assez longtemps devant une chose pour pouvoir le raconter comme personne ne l’a jamais raconté? Etonner le lecteur «en lui parlant d’un caillou, d’un tronc d’arbre, d’un rat, d’une vieille chaise», pour reprendre les termes de Maupassant?

Nicolas Fargues: La Ligne de courtoisie, POL, 2012

 

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