Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Blogres - Page 81

  • Lire, écrire, vivre et aimer : ça ne peut être qu’un.

    images.jpeg

    par Jean-Michel Olivier

    Certains racontent leur vie comme un roman, en falsifiant les dates, en maquillant l’histoire, en imposant des masques aux personnages qu’on pourrait reconnaître. On appelle ça l’autofiction. Le plus souvent, c’est ennuyeux. Ça sonne faux. Pourtant, ça se vend bien. Les librairies en sont pleines. C’est un signe des temps.

    D’autres ne trichent pas. Ils racontent leur vie au fil du rasoir. Ils la passent au scanner de la langue. Sans complaisance, ni narcissisme. Ils tentent de déchiffrer l’énigme d’être en vie, encore, ici-bas, au milieu des fantômes, près de la femme aimée (on ne dira jamais assez l’importance de ces fées protectrices), en voyageant à travers les pays et les livres.

    Je parle ici de Jean-Louis Kuffer, journaliste et écrivain, mais surtout immense lecteur, découvreur de talents, infatigable chroniqueur de la vie littéraire de Suisse romande. Son dernier livre, Chemins de traverse*, s’inscrit dans la lignée de L’Ambassade du Papillon (2000), de Passions partagées (2004) et des Riches Heures (2009). Il s’agit à la fois d’un journal de lecture et d’un carnet de bord qui couvre les années 2000 à 2005.

    Kuffer est un vampire assoiffé de lectures : Kourouma, Nancy Huston, Chappaz, Chessex, Amos Oz. images-1.jpegIl a besoin des livres pour nourrir sa vie, et lui donner un sens. Chez lui, le verbe et la chair sont indissociables. Il faudrait ajouter le verbe aimer. Car la lecture du monde, comme l’écriture, procède d’un même sentiment amoureux. Impossible, dans ces pages imprégnées de passion, tantôt mélancoliques et tantôt élégiaques, de distinguer l’amour du monde de l’amour des livres ou de la « bonne amie ».

    Lire, écrire, vivre et aimer : ça ne peut être qu’un.

    Le livre commence au bord du gouffre : dépression sournoise, vieux démons qui reviennent (l’un d’eux a le visage, ici, de Marius Daniel Popescu, compagnon des dérives alcooliques), tentations suicidaires. Grâce à sa « bonne amie », aux lectures et aux rencontres (car lire, c’est toujours aller à la rencontre de quelqu’un), Kuffer remonte la pente. Il voyage. Il se lance dans un nouveau livre. Il ouvre un blog devenu culte pour tous les amateurs de littérature (http://carnetsdejlk.hautetfort.com). La vie, toujours, reprend ses droits.

    images-2.jpegSon journal de bord, entre Amiel et Léautaud, rassemble ces éclats de lumière qui éclairent nos chemins de traverse. Ce sont les fragments d’une vie éparse — images fulgurantes, aphorismes, rêves, méditation sur la douleur, l’amitié ou le partage — qui trouvent leur unité dans l’écriture. Écrire, n’est-ce pas résister à ce qui nous divise ?

    Le 15 mai, Jean-Louis Kuffer a quitté son poste de chroniqueur littéraire au journal 24Heures après 40 années de bons et loyaux services. Pour lui, sans doute, rien ne changera. Il continuera à lire et à écrire, à vivre et à aimer. Mais ses lecteurs redoutent ce moment. Le vide qu’il va laisser dans la presse romande.

     

    * Jean-Louis Kuffer, Chemins de traverse, Olivier Morattel éditeur, 2012.

  • quid des pamphlets?

     

    par antonin moeri

    louis-ferdinand-celine-enfant.jpg

     

    Dans la première partie de son essai écrit à la fin du siècle passé, Eric Seebold présente un descriptif des quatre pamphlets, dans lesquels Louis-Ferdinand Céline donne libre cours à un délire raciste qui a consterné la plupart des critiques de l’époque. En effet, Céline était, jusqu’à Mea Culpa, considéré comme un écrivain de gauche: pacifiste, pourfendeur des hypocrites, proche du populo, critique féroce de la bourgeoisie, vengeur des faibles. Quelques motivations de cette oeuvre pamphlétaire sont avancées: mésaventures personnelles, angoisse de mort à l’approche de la guerre, antisémitisme du père qui lisait avec passion les livres de Drumont. La question que pose Eric Seebold est la suivante: comment un auteur qui, dans ses deux premiers romans, a ridiculisé le patriotisme, le courage, la famille, le travail, l’amitié, la foi, comment cet auteur a-t-il pu écrire des textes partisans dont l’invective farcie d’argot, la verdeur ordurière, l’outrance, la férocité forcenée sont telles qu’aucun antisémite de l’époque, ou presque, n’a pu les prendre au sérieux, ces textes?

    Dans la seconde partie, Eric Seebold donne la parole à ceux qui ont parlé de ces pamphlets dans la presse de l’époque. On est étonné, aujourd’hui, de lire, à propos de «Bagatelles pour un massacre» et de «L’Ecole des cadavres», des phrases du genre: «chef d’oeuvre de la plus haute classe», «Céline n’est jamais meilleur que lorsqu’il est moins mesuré» (André Gide), «Céline est un sceptique qui s’amuse», «Le cri nécessaire et averti du suprême danger qui menace la civilisation», «un certain plaisir littéraire qu’il est seul à nous apporter», «il y a une manière de démesure qui touche à la grandeur» (Henri Guillemin), «je reconnais toujours un vrai livre quand j’en vois un» (Ezra Pound).

    Sur le plan politique, personne ne considère Céline comme fiable. Droite et gauche rejettent cet agité farfelu qu’ils voient comme un dément, un paumé provocateur, un cinglé halluciné, donc un mauvais propagandiste. Dans la presse plus récente (post-holocauste), on met l’accent sur l’irresponsabilité de Céline qui «a exprimé des passions qui menaient aux camps», on insiste sur la nausée que provoque la lecture de ces textes, on porte un jugement définitif sur ce «salaud», ce «vendu», ce «traître».

    Dans la troisième partie, Seebold étudie quelques procédés stylistiques utilisés par Céline dans les pamphlets (enchassement, formules répétées, exclamation, superlatifs, néologismes, insulte, comique...) et il émet une hypothèse: ces quatre textes pourraient être considérés comme la recherche d’un second souffle. En effet, c’est à partir d’eux que la syntaxe se hache, vole en éclats, que les points d’exclamation et de suspension prolifèrent, que les trouvailles et les acrobaties verbales se succèdent à un tempo d’enfer, que ce qu’il est convenu d’appeler le style célinien se structure avec force. Ce que suggère Seebold, c’est que, sans cette plongée dans les régions les plus nauséabondes de l’âme humaine, Céline n’aurait pas écrit, comme il les a écrits, les chefs-d’oeuvre incomparables que sont Féerie pour une autre fois, D’un château l’autre, Nord et Rigodon.


    Ce petit livre, publié en 1985 et écrit par un partisan de la réédition des pamphlets (toujours interdits selon le voeu de Lucette Almanzor), pourrait intéresser tout lecteur que le scandale Céline irrite, agace ou exaspère.

    celine_1_louis-ferdinand-celine-0045.jpg

     

    Eric Seebold: Essai de situation des pamphlets de Céline, Ed.Du Lérot, 1985


     

  • Bagatelles pour un massacre: un pamphlet antisémite de Céline

     

    Par Alain Bagnoud

    Je n'avais jamais lu les pamphlets de Céline, cet auteur dont j'admire les romans. Il fallait s'y mettre un jour, pour compléter ma vision du problème Céline. C'est en effet une grande question, et finalement de toutes les époques : la responsabilité morale du créateur. En a-t-il une ? Doit-il être jugé sur les seuls critères de l'esthétique ? Faut-il séparer les œuvres et les idées ?

    Les réponses fluctuent d'après les périodes, entre la théorie de l'engagement et celle de l'art pour l'art. De nos jours, on a tendance à ne pas dissocier le contenu et la forme. Nous sommes dans une période idéologique. Y en a-t-il eu vraiment d'autres ?

    Bref, les pamphlets. Ils ne sont plus republiés, non qu'ils soient interdits, mais d'après la volonté de Lucette Destouches, femme de Céline et centenaire, qui s'oppose à leur reparution parce qu'ils ont fait, dit-elle, tellement de mal : à elle et à son mari! Étant donné l'âge de Lucette, les textes seront probablement bientôt en librairie. On les trouve déjà en quelques clics sur le net.

    C'est ainsi que j'ai obtenu Bagatelles pour un massacre. Le livre commence par une rencontre avec un ami juif de Céline, Léo Gutman (dont le modèle est René Gutman, personnage réel). Le narrateur, qui donne toutes les apparences d'être Céline lui-même, explique à Léo que seules les danseuses l'intéressent désormais. Il veut faire jouer un ballet, « La naissance d'une fée ». On lit ensuite le livret de ce premier ballet, puis d'un deuxième que Céline veut proposer pour l'exposition universelle de 1937. Tous deux sont refusés. A cause des Juifs, dit Céline (la majuscule est de lui). Vient ensuite un monologue intérieur ponctué par des rencontres avec deux personnages, Popaul (son modèle est l'artiste Gen Paul) et Gustin Sabayote, le cousin de Céline.

    Autant le dire tout de suite, ça devient vite insoutenable. Les Juifs sont responsables de tout ce qui va mal et insultés avec une férocité variée.

    Son délire et sa paranoïa provoquent deux sentiments alternés. Parfois on rit, tellement c'est énorme, comme devant un théâtre de guignol où on se retrouve devant de simples silhouettes sans contenu, et où l'intérêt est le plaisir du jeu, de la verve, la poursuite entre Guignol et le gendarme. Parce que dans son hystérie maladive, Céline trouve le ressort d'une inventivité, d'une créativité virtuose. Puis on retombe dans le référent, le réel, et on se sent avili par cette lecture, entraîné vers le bas, pris dans cette haine concentrée qui refuse de toutes ses forces la possibilité même qu'il y ait quelque chose de commun entre soi et d'autres, qui met toute son énergie à dresser des barrières et à nier les ressemblances, qui vise à la construction d'une altérité incommunicable.

    On voit rapidement que pour Céline le mot juif ne recouvre pas seulement sa définition, c'est-à-dire « qui vit dans le royaume biblique de Juda ou qui en est originaire... qui appartient au peuple issu d'Abraham et dont l'histoire est relatée dans la Bible, qui appartient aux descendants du peuple ci-dessus... qui se réclame de la tradition d'Abraham et de Moïse » selon le CNRTL. Le mot enfle tellement qu'il n'a plus de référent, ou fantasmé à l'extrême. Céline maudit sous ce terme tout ce qui le contrarie. Les critiques qui n'ont pas aimé son dernier livre, Mort à crédit. Les artistes qui réussissent (Cézanne, Modigliani, Picasso). Les écrivains comme Montaigne, Racine, Stendhal, Maupassant... Les élites. Les hommes politiques. Les journalistes. Les riches. Les communistes... Tout le monde, en fait, est juif, à part lui et ses amis.

    Bien que Céline revienne finalement toujours à son obsession, il a d'autres cibles. L'alcoolisme des Français. Les communistes. L'URSS (superbe description de Saint-Pétersbourg vers la fin du livre). Ou ses confrères écrivains.

    Il oppose le français « lycée » qu'ils parlent tous (un français de robots, dit-il, enjuivé, naturellement), et son style à lui, qui transmet et provoque l'émotion, un style lié à la vraie vie. Ce sont des oppositions classiques : l'école-la vraie vie, l'intellect-l'émotion. Le problème, assure-t-il, c'est que les critiques juifs des journaux juifs (tous les journaux, répète-t-il), pCélinerônent le français « lycée » et blackboulent ses livres parce qu'ils ne veulent pas que son émotion atteigne les lecteurs aryens et leur fasse sentir quelque chose qui les réveillerait de leur esclavage. D'autres attaques visent les livres traduits, notamment de l'anglais, ceux de Faulkner, Dos Passos, Lawrence, Huxley, Shaw, livres, dit-il évidemment, de juifs ou d'enjuivés, célébrés, couronnés par des prix, achetés par les lecteurs. Ce qui fait que les siens ne se vendent pas.

    Profondément dérangeant, Bagatelle pour un massacre permet en fait de mieux comprendre le fonctionnement de Céline, qui fut raciste toute sa vie. A ce moment de son existence (on est en 1937), il proclame un antisémitisme dont il ne s'excusera jamais. Plus tard, forcé par les circonstances de se taire sur le sujet, il va se fixer sur une autre cible : les Chinois.

    C'est qu'il croit aux races, et à la lutte entre elles. Il aurait trouvé ses idées chez Gobineau, dans L'Essai sur l'inégalité des races humaines, que je n'ai pas lu. Ce livre, d'après les encyclopédies, crée l'idée du mythe aryen. Mais les Aryens, la race la plus vitale, risqueraient pour Gobineau de se dissoudre dans le métissage. Le principe de vitalité s'étant ainsi affaibli jusqu'à mourir, la civilisation disparaîtra.

    Ces idées sont présentes chez Céline. Il croit dur comme fer à la guerre entre les races, chacune cherchant à dominer les autres, à les mettre en esclavage pour son propre profit. Il semble ne pas craindre les noirs, se concentre plutôt sur les asiatiques, dont la force vitale lui semble dangereuse malgré leur abrutissement par l'opium.

    Sa vision des juifs est différente : nous sommes déjà conquis par eux, fantasme-t-il en 1937. Ils se seraient installés à la tête de toutes les sociétés européennes, disposeraient de tous les pouvoirs qu'ils concentrent encore, et les aryens seraient devenu leurs serviteurs, leur bétail. Ceci quelle que soit la forme du gouvernement. En URSS, par exemple, ils dominent tout. On lui rétorque que Staline n'est pas juif ? C'est une preuve de plus de leur fourberie : ils ont mis un paravent pour qu'on ne les découvre pas.

    Cette paranoïa sert à Céline pour comprendre ses échecs et faire porter ses ressentiments sur une cible. Elle explique tout. Les échecs et les refus ? A cause des Juifs. La mévente de ses ouvrages ? Le dernier tableau de Gen Paul qui n'est pas accepté au salon ? Les Juifs. La guerre menace ? Les Juifs. La société s'enfonce dans la décadence ? La publicité abrutit tout le monde ? Les Juifs, les Juifs...

    On se croirait face à un de ces braillards de bistrot, souvent ennuyeux à force de ressasser, parfois ordurier, au ton populiste et abject, écœurant de bassesse, mais dont la conversation est bourrée de fusées jaillissantes. C'est tellement grotesque qu'on en rirait sans arrière-pensée, pris dans l'inventivité verbale de ce grand écrivain, qui rend ce délire électrique. Car Céline est un éblouissant manieur de langue, d'une énorme créativité.

    On en rirait, disais-je, s'il n'y avait pas tout ce qui a suivi 1937.

  • mots rares

     

    par antonin moeri

    1606092.jpg


    Il m’arrive de lire le livre d’un auteur qui aime particulièrement les mots peu usités. Je me souviens des séances de traduction avec Madeleine Hohl qui me disait: «Quand trois ou quatre mots se présentaient à l’esprit de Ludwig, il choisissait toujours le plus courant». En lisant le dernier livre de Nicolas Fargues, le lecteur sent que cet auteur aime particulièrement l’usage de mots rares, très spécialisés ou peu employés. Ainsi parle-t-il, avec la malice du premier de classe qui prouve une fois de plus son intelligence, des «incisives supérieures linguoversées et jaunies d’un maniaco-dépressif». Alerte! Où trouver le sens du mot linguoversé? Autre expérience du même genre avec le «trolley en polycarbonate».

    Il est vrai que je n’ai pas l’habitude de voyager en avion. Je connaissais l’existence de ce bagage pour en voir vu dans la rue, dans un tram, devant un guichet ou à l’aéroport (les rares fois où j’ai pris l’avion), mais je ne connaissais pas le ou les mots pour désigner ce bagage très courant à l’heure du transport aérien à prix plancher et que n’importe quel péquin peut se procurer dans une grande surface. J’avais déjà utilisé le mot «trolley» pour désigner le véhicule public où je suis susceptible de monter le vendredi pour me rendre à la gare, mais je n’avais jamais entendu quelqu’un utiliser ce mot pour parler de cette fameuse valise à roulettes que les voyageurs tirent, la main énergiquement serrée sur la poignée qui couronne une tige en alu.

    Vous me direz: «Mais enfin, Monsieur Vermisseau, vous ne connaissez pas la langue anglaise, vous ne savez pas que «to troll» veut dire rouler et que «trolley» signifie chariot ou petit wagon qui roule!» En effet, je n’ai jamais appris cette langue (je suis allergique à l’anglais d’aéroport), préférant de loin l’italien, le russe, l’allemand ou l’arabe, langues dont les musiques sont agréables à mon oreille. Vous voyez que je fais un très mauvais lecteur de Fargues, dont «La Ligne de courtoisie» me plaît cependant. Je vous en dirai les raisons la semaine prochaine.


    Nicolas Fargues: La Ligne de courtoisie, POL, 2012

     

  • Les prochains de Pascal Rebetez

    Par Alain Bagnoud

    Les prochains, Pascal Rebetez

    Il y a Yves, enterré depuis trois ans, un acteur plein d’auto-dérision et de verve, drôle, provocateur, que la bouteille a conduit jusqu'au cimetière, en passant par quelques années tristes sur son divan à se soûler avec de mauvais alcools devant la télévision. Il y a Nicole, la Mamie blanche, venue à Ouagadougou pour enseigner la philosophie et qui, cinquante ans plus tard, veuve et sans enfants, fait vivre sur sa retraite une trentaine de personnes dans sa petite maison, famille adoptive qui l'adore et qu'elle adore. Il y a le Tcho, le fils des voisins d'enfance, le camarade en mal d'utopie, fraternel et chaleureux, qui finit volontairement asphyxié par le moteur de sa tondeuse à gazon...

    Et bien d'autres. Vingt-cinq personnes que Pascal Rebetez a croisées ou connues et dont il parle avec empathie. Vingt-cinq portraits de quelques pages, pour dire l'amitié, la tendresse ou la compassion.

    Les prochains. « Tout homme ou l'ensemble des hommes par rapport à l'un d'entre eux », dit le Larousse. « Personne, être humain considéré comme un semblable », dit le Petit Robert.

    L'idée de semblable est ici essentielle. Épingler l'autre comme un papillon dont un entomologiste veut froidement exposer les caractéristiques n'intéresse pas Pascal Rebetez. Il s'attache à ce qui ressemble, ce qui rassemble. Ce qui fait qu'on est humain, difficilement parfois, dans la détresse, les différences, dans la dignité ou l'infortune.

    Si on reconnaît ici ou là un personnage public (un écrivain, un acteur...) la plupart des modèles sont des humbles, de ceux qu'on croise sans toujours les remarquer, de ceux dont on parle rarement. Pour chacun d'eux, Rebetez cherche à suggérer l'intérêt et le mystère dans le tremblement de l'existence, quand la cuirasse se fissure et que l'humain surgit.Pascal Rebetez

    Tout livre est bien sûr autobiographique. Celui-ci n'échappe pas à la règle. Il y a un vingt-sixième portrait en filigrane des textes. Non que Pascal Rebetez parle de lui-même, ou alors en passant, pour expliquer le rapport qu'il entretient avec l'un de ses prochains, pour définir les circonstances d'une rencontre ou le suivi d'une relation. Mais un portrait de l'auteur se dessine peu à peu : un homme curieux des individus, intéressé par les formes du monde et les manifestations du moi, de l'identité, du lien.

    Un homme qui, pour écrire sur ses prochains trouve la bonne distance entre intérêt et respect, dans une langue travaillée par les rythmes de l'oralité, souple, coulante et expressive, qui colle au(x) sujet(s). Et ce n'est pas le moindre charme de ce recueil que l'adéquation de la forme et du fond.

     

    Pascal Rebetez, Les prochains, vingt-cinq portraits, Editions d'autre part

     

  • Lucette Destouches a cent ans

    images-2.jpeg

    par Jean-Michel Olivier

    Au mois de juillet, elle va avoir cent ans et vit toujours à Meudon, dans le petit pavillon qu’elle occupait avec son mari, Louis Destouches, médecin des pauvres et écrivain maudit. Plus connu sous le nom de Louis-Ferdinand Céline. Le plus grand romancier du XXe siècle.

    Elle, c’est Lucette Almanzor, née en 1912, abandonnée par sa mère et devenue, à force de discipline, une danseuse hors norme. Lucette aurait pu devenir danseuse-étoile, mais une méchante blessure au genou l’en empêche. Pourtant, on ne quitte pas la danse comme ça. À défaut d’être étoile, Lucette invente la « danse de caractère » qu’elle enseigne toute sa vie. Et pas à n’importe qui : Simone Gallimard (l’épouse de Claude), Françoise Christophe, Judith Magre, Françoise Fabian, la femme de Raymond Queneau, entre autres célébrités, suivent ses cours. C’est Lucette, pendant vingt ans, qui fait bouillir la marmite de Céline, devenu infréquentable après la guerre. C’est Lucette, encore, qui s’occupe de publier les inédits de son homme, dont Rigodon, qu’il achève juste avant de mourir. Et c’est Lucette, toujours, qui s’oppose à la réédition des fameux pamphlets de son mari, au prétexte que ces livres ont causé son malheur, et ruiné la vie de Céline.

    Dans un livre épatant, Céline secret*, écrit avec Véronique Robert qui la connaît depuis trente ans, Lucette raconte sa vie avant Céline. Et après lui. La première rencontre : « Il avait un côté Gatsby, nonchalant, habillé avec soin, décontracté, il était d’une beauté incroyable. » images-1.jpegNous sommes en 1934. Lucette a 22 ans, Céline 40 ans. Ils ne vont plus se quitter. Dans une de ses premières lettres, Céline lui écrit : « C’est avec toi que je veux finir ma vie, je t’ai choisie pour recueillir mon âme après ma mort. »

    Comme d’autres (Valéry, Camus) Céline est fasciné par les danseuses. Il donnerait tout Baudelaire, écrit-il, pour un corps de danseuse ! Pendant longtemps, jusque dans ses derniers jours, Céline vient assister aux cours que donnait Lucette, au premier étage du pavillon de Meudon. Et l’on peut dire que Céline réalise, par les mots, ce que Lucette accomplit avec son corps discipliné : une danse totale.

    Elle l’a suivi partout, de Montmartre à Sigmaringen, refuge en 1944 de la bande à Pétain, du Danemark, où son homme connaît la prison, à Meudon, où le couple vint s’établir après la réhabilitation de Louis. Peu de vies d’écrivains sont aussi tourmentées, et rocambolesques, que celle de Lucette et Louis Destouches.

    À presque cent ans, Lucette ne mâche pas ses mots. Celle qui a tout partagé avec Céline, de 1934 à 1961, porte un regard sévère sur notre époque qui « donne au mépris de l’homme spirituel la violence d’une passion. » Ses confidences sur Céline, sa vie, son œuvre, son obsession de la mort, donnent à ce petit livre une force insolite.

    * Lucette Destouches (avec Véronique Robert), Céline secret, Le Livre de Poche.

  • carnaval forever

    par antonin moeri

    _Gogol.jpg


     

    Rien de plus invraisemblable qu’un nez trouvé dans un pain chaud, qu’un nez vêtu d’un uniforme et prenant la parole, qu’un nez arrêté par la police à l’instant où il monte dans une diligence pour partir à Riga. On est au comble de l’invraisemblable quand le propriétaire de ce nez, au bureau de la presse, veut faire paraître une annonce avec le signalement du nez disparu. Et au comble du burlesque quand, dans un élan de commisération, l’employé du bureau de la presse propose une pincée de tabac à priser au malheureux Kovaliov. D’ailleurs, Kovaliov le dit sans ambages: cette histoire est invraisemblable, c’est un rêve, une hallucination. Il se demande s’il n’a pas trop bu. Il pense qu’une veuve lui a jeté un sort parce qu’il a refusé d’épouser la fille de cette veuve.

    Mais le plus étrange dans cette histoire déjantée, c’est cette inscription au-dessus de l’entrée de la boutique du barbier qui a découvert le nez de son client dans un morceau de pain: «On saigne aussi», et cette phrase que Kovaliov adresse au barbier «Tes mains puent toujours». Cette allusion à la puanteur a une fonction dans le récit puisque K., quand il aura retrouvé son nez et qu’il ira chez le barbier pour un rasage, demandera à ce dernier: «Tes mains sont-elles propres?» Comme si saleté et puanteur signalaient un passage, celui qui donne accès aux enfers, enfers promis à ceux qui ne peuvent réussir dans la vie. Car K. est venu à Pétersbourg pour y obtenir une place de vice-gouverneur et, éventuellement, épouser une femme riche. Or, comment séduire une femme riche, comment grimper dans l’échelle quand vous avez une crêpe fraîche à la place du nez?

    Si l’on se rappelle que le nez et le pénis ont un point commun: tous les deux regorgent de sang durant l’excitation sexuelle, devenant ainsi plus sensibles, on se figure aisément le désarroi de Kovaliov quand, voulant séduire une jeune femme, il se souvient qu’à la place du nez il a désormais une crêpe fraîche. En perdant son nez, K. perd ce à quoi il tient le plus: reconnaissance, réussite, succès. Cette ablation du nez ne peut être que l’oeuvre du diable. En choisissant cet accessoire de carnaval comme pivot de son récit, Gogol nous montre de manière détournée (allégorique) à quel point les motivations de l’être dit humain peuvent être absurdes. Mais il ne se contente pas de pointer les bassesses, les petits complots et la vacuité de ses semblables (ce qui relèverait du banal constat d’un acariâtre), il fait évoluer tout ce petit monde sur la scène d’un théâtre de la cruauté qui n’est pas sans annoncer celui de Kafka et de Beckett. Avec eux il partage une vision carnavalesque de la vie et de la mort. Vision qui ne permet pas de dire si «l’imagination est le fruit du nez ou si le nez est le fruit de l’imagination».

     

    Nicolas Gogol: Récits de Saint Pétersbourg, GF 1968

     

  • Bernard Frank, Romans et essais

     

    Bernard FrankOn peut trouver tous les livres de Bernard Frank (1929-2006) publiés en un seul volume. Ses œuvres complètes.

    C'est passionnant, Bernard Frank. Vous connaissez?

    Né en 1929, garçon précoce, intelligent, Frank découvre pendant la guerre qu'il est juif. Il survit aux persécutions mais se réfugie dans la littérature. Comme Sartre est le plus important auteur vivant de l'époque, après la guerre, Frank le contacte sans vergogne et lui fait lire un manuscrit, Géographie universelle, excellent répertoire d'imaginaire et de rêverie littéraire. Du coup, Sartre l'engage à l'essai pour la rubrique littéraire de sa revue Les Temps modernes et lui propose une publication chez Gallimard.

    Premier petit bémol. Frank, qui a 24 ans, préfère La Table Ronde. Cette maison d'édition lui promet un plus gros à-valoir. Le livre se fait remarquer. Son auteur savoure le succès et publie un an plus tard un gros roman, Les Rats, dans lequel apparaît Sartre en tant que personnage.

    A mon avis, le livre n'est pas très bon. Et suit un autre échec. Les existentialistes, dont Frank parle avec provocation, sont agacés par son attitude, par son portrait de Sartre dans Les Rats, et par sa relation avec le grand écrivain.

    Le genre est connu: un jeune homme extrêmement doué qui mêle provocations, insolences, paradoxes et intelligence pour se faire remarquer par le maître mûr, amusé et conscient du talent en devenir de son interlocuteur. Finalement Frank se fait virer des Temps modernes et rejeter par Sartre qui s'explique : « Bernard Frank est insupportable. Bernard Frank est un casse-pieds. ».

    C'est un drame qu'il ressasse pendant 20 ans. Il reprend cette histoire sur des centaines de pages, tâchant de se l'expliquer.

    Mais il rencontre un autre écrivain à succès: Françoise Sagan. Elle est jeune, elle gagne beaucoup d'argent. Frank arrête d'écrire, vit chez elle, se fait entretenir, boit comme un trou et joue à la roulette.

    A plus de cinquante ans, il se range enfin. Mariage, paternité. Le Nouvel observateur lui offre une chronique littéraire hebdomadaire qui fait le bonheur de certains lecteurs dont j'ai été. Il y parle de livres, d'alcool, de cuisine: rien que des bons sujets!

    Et puis il a de grandes connaissances littéraires, le sens de la formule, de l'humour, du cynisme, et un peu de méchanceté né d'un sentiment de sa supériorité. Ses coups de griffes sont délicieux. Tout ça ou presque est recueilli dans le volume chez Flammarion.

     

    Bernard Frank, Romans et essais, Flammarion

  • Le regard de Méduse

    images.jpeg

    par Jean-Michel Olivier

    « Regardez-moi dans les yeux ! » semble nous dire Audrey Hepburn dans Breakfast at Tiffany’s. Mais où sont ses yeux ? Qui se cache derrière ces lunettes noires qu’elle a rendues célèbres ?

    Pourtant, le regard, d’emblée, est distrait par une foule d’accessoires : le gobelet que l’actrice tient dans sa main gauche (que contient-il ?). La serviette blanche qu’elle porte au poignet. Ses avant-bras gantés de noir. La rivière de diamants qui brille à son cou.

    Oui, tout, dans cette image, semble nous détourner de l’essentiel.

    Mais c’est une ruse, bien sûr, imaginée par Blake Edwards, le réalisateur de Breakfast at Tiffany’s (1961), pour rendre le regard d’Audrey Hepburn plus mystérieux, et plus profond.

    Car derrière ces Ray-Ban Wayfarer se cache le regard de Méduse.

    Le regard qui fascine et qui tue.

    Audrey Hepburn, égérie des sixties, c’est un look, un genre, une silhouette. À cent lieues des blondes artificielles à forte poitrine (Jane Mansfield, Marilyn Monroe) dont raffole le cinéma de cette époque. Un look distingué et discret. Un petit fourreau noir qui dégage les épaules. Deux boucles d’oreilles en diamant. Une silhouette frêle et longiligne.

    Et surtout ces lunettes de soleil qui attirent le regard.

    La femme moderne, la femme fatale, avance masquée, comme Audrey Hepburn. Impossible de saisir son regard. Ses secrets. Ses bonnes ou mauvaises intentions. C’est elle, sûre de son pouvoir, qui dicte les règles du jeu. Sur l’échiquier des sentiments, c’est elle, désormais, qui fait la loi.

    Méfiez-vous des femmes qui portent des lunettes noires ! Elles sont irrésistibles. Armées de leurs Ray-Ban, elles partent à la conquête du monde. Personne ne peut les arrêter. Bijoux. Parfums. Voiture de luxe. Rien ne les rassasie. Le diable, dit-on, se cache dans les détails. Audrey Hepburn nous montre que l’essentiel, c’est toujours l’accessoire. Ici les lunettes noires, qu’elle a mises à la mode, et qui cachent son regard.

  • une langue qui colle à l'os

     

     

    par antonin moeri

    Le-prix-Decembre-2009-pour-Jean-Philippe-Toussaint_w670_h372.jpg

     

    Passage obligé pour certains écrivains: se demander non pas pourquoi ils écrivent mais comment leur est venue l’idée d’écrire ou bien: quand ont-il pris la décision d’écrire? Jean-Philippe Toussaint aurait pris cette décision dans un bus à Paris, «entre la place de la République et la place de la Bastille», à une époque où il ne lit pas tellement de livres mais où il découvre des auteurs qui le marqueront. C’est sur le conseil de sa mère qu’il lit «A la recherche du temps perdu», monument qu'il relira tout au long de sa vie. Toussait se revoit dans une pièce, en Algérie, lisant Proust, il revoit les pierres mal nivelées de la terrasse, il revoit la chaise que lui a fournie le lycée où il était professeur, il revoit le fauteuil bleu dans sa maison en Corse.

    Autre moment décisif: quand il découvre «Crime et châtiment» et qu’il connaît «le frisson de m’être identifié au personnage ambigu de Raskolnikov». C’est sur les conseils de sa soeur qu’il a lu ce roman, roman «qui m’a ouvert les yeux sur la force que pouvait avoir la littérature, sur ses pouvoirs, sur ses possibilités fascinantes». S’identifier à un assassin peut avoir des conséquences fâcheuses ou orienter une vie dans un sens moins fâcheux. Pour Jean-Philippe Toussaint, le crime de la vieille usurière a été fondateur. Un mois après cette lecture, il s’est mis à écrire. Trente ans plus tard, il écrit toujours.

    Il y a également, dans ce petit livre réunissant des textes parus pour la plupart dans diverses revues, une brève évocation de Jérôme Lindon et une brève évocation de Samuel Beckett, dans lesquelles transparaît sa grande admiration pour ces deux personnages hors du commun. Il se souvient du premier regard de Lindon, «incroyablement droit, infaillible, un regard qui évalue, qui jauge et qui juge». Quant à Beckett, il revoit nettement la scène de la première rencontre. Dans l’embrasure d’une porte, aux Editions Minuit, rue Bernard-Palissy: «d’abord les jambes extrêmement faibles, ensuite le manteau court, finement piqueté de laine grise». Plus tard, il enverra à l'écrivain irlandais «L’appareil-photo» et Lindon lira la fin de ce roman à haute voix, au chevet de Beckett, peu de temps avant sa mort («C’est une scène que j’ai beaucoup de pudeur à rapporter et encore plus d’émotion à imaginer»).

    Ces discrètes évocations n’ont rien d’une hagiographie, où l’on prête à ceux qu’on prétend admirer de brillantes et rares qualités, et ce sur un ton grandiloquent qui ne pourrait qu’exaspérer un auteur comme Toussaint. «A force de travail, le travail inlassable sur la langue, les mots, la grammaire», l’emphase se dissout, laissant place aux quelques mots qui visent à l’essentiel, dans une «langue dénudée jusqu’à l’os».

    Jean-Philippe Toussaint: L’urgence et la patience, Minuit, 2012