Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Lettres américaines

  • Les écrivains ne meurent jamais

    par Jean-Michel Olivier

    Je dois vous avouer que 80% des livres que je lis me tombent des mains (un peu plus, concernant la littérature romande). Autofictions poussives, confessions pleurnichardes, polars mal ficelés, romans qui sonnent creux, best-sellers confits de niaiserie : la liste serait trop longue à établir.

    « On publie trop, disait Jacques Chessex. Mais l'on n'écrit pas assez. » 

    images.jpegPourtant, la littérature a d'autres trésors à offrir. Jim Harrison  par exemple (1937-2016), qui vient de nous quitter, après une vie passée à boire et à écrire, à faire ripaille et à pêcher le saumon, à aimer les femmes et les Indiens, du Michigan (où il est né) à l'Arizona (où il est mort). Une œuvre d'une sauvagerie essentielle, d'une liberté totale, d'une soif de vivre communicative. Il faut relire d'urgence La Route du retour ou Entre chien et loup, ou encore son autobiographie En marge (saluons, au passage, le talent de son inégalable traducteur, Brice Matthieussent, qui a su rendre la langue rude et burinée de l'auteur).

    Parmi les auteurs essentiels, il faut relire aussi Violette Leduc (1907-1972) — peut-être la plus grande « écrivaine » française du XXe siècle. images-2.jpegUn style unique, une langue ciselée, une douleur qui transforme chaque phrase en flux poétique. Je relisais ces jours-ci L'Affamée, ce bref roman où Violette Leduc raconte son amour pour Simone de Beauvoir : amour, admiration, attirance — aimantation plutôt. On n'a rien écrit de plus fort sur le sujet. À part, bien sûr, L'Asphyxie ou La Bâtarde, ces chefs-d'œuvres absolus.

    Pâques est le temps d l'espoir. Les écrivains ne meurent jamais.

    * Jim Harrison, Entre chien et loup, La Route du retour, En marge, Éditions 10/18.

    ** Violette Leduc, L'Affamée, L'Asphyxie (Folio) et La Bâtarde (L'Imaginaire, Gallimard)

  • de quoi parle-t-on vraiment quand on parle d'amour?

     


    par antonin moeri

     

     

     

    C’est le titre qu’a donné Carver à sa nouvelle. Titre autrement plus original, plus beau et plus percutant que «Si nous parlions d’amour?» On se demande parfois ce que les traducteurs ont dans la tête. En effet, de quoi parle-t-on vraiment quand on parle d’amour? C’est un mot utilisé à toutes les sauces et sa valeur dépend du contexte. Il y a l’amour platonique, l’amour vénal, l’amour-goût, l’amour de vanité. C’est souvent un «je ne sais quoi qu’on ne peut exprimer». Contact de deux épidermes, échange de deux fantaisies. Céline est plus direct: «l’infini mis à la portée des caniches». Les variétés de l’amour sont si nombreuses que des mots comme ardeur, folie, flamme, possession, inceste, adultère, débauche, passade, badinage ne suffiraient à désigner cette disposition, affection ou inclination.

    C’est à travers un dialogue entre quatre personnages assis dans une cuisine pour boire l’apéro que le lecteur prend connaissance de ce qu’il faut bien appeler un récit, Nick le narrateur étant un des quatre personnages. Mel est cardiologue, «ce qui lui donne le droit de discourir». Il considère Terri, sa deuxième épouse, comme une romantique, car elle serait «du genre: Frappe-moi et je saurai que tu m’aimes». Terri raconte qu’Ed (l’homme avec qui elle vivait avant de se mettre avec Mel) l’aimait tellement qu’il a essayé de la tuer. Mel n’est pas d’accord avec cette conception de l’amour, il pense que l’amour vrai ne peut être que spirituel. Laura dit qu’on ne peut pas juger de la conduite de quelqu’un d’autre. Terri: «Quand je suis partie, il a bu de la mort aux rats». Mel ajoute qu’Ed s’est tiré une balle dans la bouche et a loupé son coup. Terri répète que cet homme l’a aimée à sa façon. Etant secrétaire juridique, Laura exige des précisions sur la mort d’Ed. Mel explique qu’il est mort à l’hôpital, trois jours après le geste fatal. Terri était près de lui quand il a expiré. «C’est l’amour qui l’a tué», lance-t-elle.

    Pour convaincre son auditoire, le cardiologue aimerait donner un exemple de l’amour authentique auquel il croit. Ayant beaucoup bu, il s’embrouille dans les explications. Il se montre très agressif avec sa femme qui met en doute ses assertions «Ferme-la pour une fois dans ta vie!» Il finira par dire à Nick et Laura «Je vous aime tous deux, vous êtes nos copains». Embarqué dans un long discours sur les chevaliers, vaisseaux de quelqu’un (vassaux, corrige Terri), discours dans lequel il reconnaît ne pas être cultivé et faire un travail de mécanicien («j’ouvre, je ferme, j’arrange des trucs, merde!»), il est recadré par Laura qui exige des précisions sur le vieux couple accidenté de la route, qu’il a évoqué dans son interminable tirade. «Ils n’étaient que plâtre et bandages, des pieds à la tête. Des emballages avec des petits trous pour les yeux, le nez, la bouche». Par le trou qui correspondait à sa bouche, le vieux lui a confié qu’il était déprimé parce que, sa tête étant immobilisée, «il ne pouvait pas voir sa femme par les fentes à hauteur des yeux». Sur quoi, le cardiologue (il est déprimé, avertit Terri) a envie d’appeler ses enfants d’un premier lit, surtout Marjorie qu’il est obligé d’entretenir et qu’il voudrait voir mourir. Les quatre personnages n’ont plus la force de se lever pour aller manger au restaurant comme prévu.

    Si, dans l’univers de Carver, les personnages n’arrivent pas à parler, le cardiologue, la secrétaire juridique et leurs conjoints ne cessent de parler dans cette nouvelle. C’est que leur statut social leur donne le droit de discourir. Mais cette logorrhée légitimée par le statut social conduit également à l’impasse. La déception attend Mel qui s’est lancé dans de vastes explications et qui finit par se montrer tel qu’il est: un type inculte et méchant qui veut que sa fille se remarie parce qu’elle le ruine, qui voudrait que sa fille, allergique aux abeilles «soit piquée à mort par tout un essaim de ces salopes d’abeilles». Lui aussi a du mal avec les mots et sa tentative d’expliquer ce qu’est l’amour ne fait que l’enfoncer dans son propre marécage. La difficulté qu’il éprouve à formuler sa pensée le pousse à vider la bouteille de gin.

     

     

     

    Raymond Carver: Parlez-moi d’amour, Mazarine,  1986


  • La douce folie de Ted Foster

    Souvent, dans la littérature romande, on respire mal. L’air y est rare. Quelquefois on étouffe. Il y a des barreaux aux fenêtres. Des murs partout. La porte est verrouillée de l’intérieur. Et même, parfois, une corde est préparée au salon pour se pendre. Le monde entier se limite à une chambre. Pourquoi écrire ? Comment sortir de sa prison ?

    DownloadedFile.jpegDans son dernier livre, Jon Ferguson, peintre, écrivain et coach de basket (il a entraîné à peu près tous les clubs de Suisse romande) prend le problème à rebrousse-poil. Et si la vraie libération, justement, passait par la prison ? Et si, pour devenir enfin celui qu’on pressent être, il fallait lâcher prise, comme on dit, se réfugier dans le silence et se faire interner ?

    C’est l’étrange expérience que Ferguson raconte dans La dépression de Foster*, un roman bref et incisif, qui se passe en Californie, où l’auteur est né en 1949. Un matin, Foster aperçoit sur la route un serpent mort, écrasé par une voiture. Deux jours plus tard, le serpent a disparu, mangé par un autre animal ou lavé par la pluie. Cet événement banal va déclencher chez Foster une crise profonde, aussi brutale qu’inattendue. Il s’enferme dans le silence. Il fait le vide en lui. Peu à peu, il se déconnecte du monde des vivants.

    Dans l’asile où on l’interne, il mène pendant 18 mois une vie de Chartreux, refusant d’adresser la parole à quiconque. Il n’est pas malheureux. DownloadedFile-1.jpegAu contraire, médecins et infirmières sont aux petits soins. Il mange à heure régulière. Il fait de longues promenades dans le parc. Il reçoit de temps à autre la visite de sa première épouse. Sa seconde femme, Glenda, vient également le visiter, avec sa petite fille, Gloria. Elles se doutent de quelque chose. Mais quoi ? Foster est-il vraiment fou ou joue-t-il la comédie de la folie ? Et pourquoi garde-t-il le silence ?

    DownloadedFile-2.jpegOn reconnaît, ici, les interrogations du philosophe. Car Ferguson, en grand sportif, est féru de philosophie — Nietzsche en particulier, auquel il a consacré un petit livre**. Et le serpent qui provoque la crise de Foster ressemble au cheval maltraité qui plongea Nietzsche dans la démence, un certain jour de janvier 1889, à Turin. À partir de ce jour, le philosophe allemand ne prononça plus un mot, se contentant de jouer et chanter de la musique.

    Un psychologue, humain, plus qu’humain, va débrouiller les fils de sa folie et sortir Foster de son mutisme. Reprenant la parole, Foster devient « normal ». Il peut réintégrer le monde des humains, même si, au fond de lui, il est cassé. Il renoue avec sa famille (qui marche très bien sans lui). Il retrouve Maria, l’infirmière mexicaine qui venait le retrouver dans sa chambre, la nuit, pour lui prodiguer des gâteries. Il devient cuisinier dans un fast-food.

    Que de questions, dans ce petit roman provocant et léger, sur la folie, la destinée humaine, le mariage, la dépression, le bonheur sur la terre !

    « Nous naissons tous fous ; quelques-uns le demeurent », écrivait Beckett. C’est le destin de Ted Foster, qui a traversé le silence, pour devenir lui-même.

     

    * Jon Ferguson, La Dépression de Foster, roman, Olivier Morattel éditeur, 2013.

    ** Jon Ferguson, Nietzsche au petit-déjeuner, L’Âge d’Homme, 1996.

  • Génération béate

    par Jean-Michel Olivier

    images.jpegAvant eux, à Paris, il y a eu les existentialistes, qui mélangeaient le jazz et la philosophie dans les caves de Saint-Germain-des-Près. On refaisait le monde en rêvant de révolutions, ici et maintenant, de justice et de liberté. Après eux, il y a eu les zazous, les beatniks, les hippies, les punks, les grunges, inspirés par Kurt Cobain, le chanteur du groupe Nirvana. Entre les deux, marquée par Sartre et Camus, il y a eu la Beat Generation, mouvement initié par un petit groupe de poètes américains en rupture, parmi lesquels Allen Ginsberg, William Burroughs et, bien sûr, le ténébreux Jack Kerouac, auteur de Sur la Route*, le roman qui lança véritablement la mode beat dès sa sortie en 1957. Plus encore qu'un mouvement littéraire, il faudrait parler de phénomène sociologique. Au début des années 50, on voit apparaître des films avec Marlon Brandon et James Dean, mettant en scène des personnages de rebelles. En musique, Elvis Presley invente le rock 'n roll. Et en littérature, Kerouac, Québécois d'origine bretonne, publie un livre culte qui poussera des milliers de jeunes gens à prendre la route, comme Dean Moriarty et Sal Paradise, les héros du roman.

    images-1.jpegBien sûr, cette quête de soi dans le voyage n'est pas nouvelle. En Occident, elle commence avec les aventures d'Ulysse qui erre pendant dix ans en Méditerranée avant de retrouver son île et son épouse. Mais avec Kerouac, l'exploration du monde n'est pas seulement géographique : elle est quête de sens et de sensations fortes, d'expériences nouvelles. Beat, en anglais, signifie à la fois battu, perdu, rythmé (on le retrouve dans Beatles et beatniks). En français, il ouvre les portes de la béatitude, qui doit nécessairement arriver à la fin de la quête. Mais cette béatitude s'obtient par toute sorte de dérèglements et d'excès : drogues, alcool, frénésie sexuelle, etc. C'est dire qu'elle n'est pas sans danger. Pour soi, comme pour les autres. D'ailleurs les héros de la Beat Generation n'ont pas fait de vieux os : Jack Kerouac meurt à 47 ans, en 1969, des suites de son alcoolisme. Son compère (et idole) Neal Cassady meurt à 42 ans après une nuit d'excès. D'autres « rebelles sans cause » n'ont pas une fin plus glorieuse.

    Mais brûler ne vaut-il pas toujours mieux que durer ?

    images-2.jpegUn film, tiré du roman de Kerouac, et un livre de Jean-François Duval nous invitent à replonger dans ce mouvement qui a marqué tant de routards et d'écrivains (dont Nicolas Bouvier ou encore Bob Dylan). Le film, d'abord, signé Walter Salles, est une adaptation trop sage du roman, qui ne rend pas justice à la folie de l'écriture de Kerouac. En revanche, le livre de Duval**, qui se présente comme une enquête policière, est passionnant. images-3.jpegL'auteur a retrouvé, au fil des ans, tous les protagonistes, proches ou lointains, de Sur la Route, qu'il a interviewés longuement : la femme de Cassady, la petite amie de Kerouac, Ginsberg, le prophète du LSD Timothy Leary, etc. Il livre un document exceptionnel sur cette génération perdue qui n'a pas fini de fasciner le monde.

     

    ·* Jack Kerouac, Sur la Route, Folio.

    ** Jean-François Duval, Kerouac et la Beat Generation, PUF, 2012.

  • fête funeste

     

     

    ANTONIN MOERI

    68845-terrorisme-terroriste.jpg

     

     

    Une nouvelle de Poe se passe à la cour d’un brave roi. Son fou ou bouffon de profession est nain, boiteux, gras, rond et massif, les bras prodigieusement musclés, de puissantes dents épouvantablement rangées. Ce nain subit sans mot dire railleries, humiliations et injures, jusqu’au jour où, révolté par une odieuse injustice, il pète un câble et imagine un stratagème pour assouvir sa vengeance. Ce personnage, appelé Hop-Frog, ne se déplace qu’avec des tortillements et des sauts. Il est flanqué d’une danseuse presque aussi petite que lui, Tripetta. Tous deux ont été enlevés dans leur pays d’origine pour divertir le brave roi adipeux. Comme ce roi et ses ministres s’ennuient, ils n’ont qu’une obsession: faire la fête. Le roi force Hop-Frog à boire du vin. Tripetta supplie le roi d’épargner son ami. Le roi frappe Tripetta et lui jette à la figure le contenu de sa coupe.

    Hop-Frog a une idée. «C’est vraiment un jeu charmant, quand il est bien exécuté». Pour que le roi et ses ministres ressemblent aux orangs-outangs de ce jeu charmant, ils sont enduits de goudron, couverts de lin et enchaînés. Le nain fait descendre du plafond le crochet qui sert habituellement à suspendre un énorme lustre, crochet qu’il ajuste à la chaîne des singes et qu’il fait remonter au plafond. L’assemblée se tord de rire et le boiteux met le feu aux orangs-outangs. Ainsi Hop-frog s’est-il vengé de l’agression du roi sur Tripetta, qu’il va rejoindre sur le toit. On pense qu’ils sont retournés dans leur pays d’origine.

    L’acte est perpétré lors d’un bal masqué organisé par des gens qui «sentent le besoin de quelque chose dans le sens de la folie», des gens qui ne pensent qu’à s’amuser, qui ne se soucient pas des raffinements ou «ombres de l’esprit». Ils ont perpétuellement besoin de quelque chose de nouveau, d’extraordinaire. Ils forcent les participants à être gais. On pourrait imaginer une transe psychédélique, une soirée hardcore ou une rave party, une de ces grandes ruées dans quelque entrepôt abandonné, dans une forêt, sur une plage ou dans une grotte, où s’éclater est obligatoire et où les décibels sont si élevés que converser est impossible.

    Cette rave aurait ses héros et ses saints, qu’on admirerait bouche bée. Et voici qu’un beau blond aux yeux bleus, pour venger je ne sais quelle infamie, sortirait un fusil d’assaut de son sac de sport et flinguerait une centaine de ravers innocents. Heureusement, la police veille, les teufs sont sévèrement gardées. Hop-frog ne pourrait réaliser son plan funeste dans un pays idyllique comme le nôtre! Amen!

     

  • de sang froid

     

    par antonin moeri

    patricia.jpeg

     

     

    Quand j’ai entendu à la radio qu’une voiture piégée avait tué huit personnes à Oslo et qu’un jeune homme en avait tué soixante-neuf autres sur l’île d’Utoya, j’ai retenu mon souffle. Comme chacun, j’ai songé aux victimes de ce massacre innommable, mais mon attention se porta ensuite sur le tueur: un blond de trente-deux ans aux yeux bleus, ambitieux et optimiste, créatif et pragmatique, doué et déterminé, d’une intelligence exceptionnelle et parfaitement intégré socialement, qui prépara pendant deux ans et dans les moindres détails cet acte d’une barbarie que les belles âmes voudraient révolue.

    Me suis alors dit que les médias offriraient une explication de cette tuerie qui ne me satisferait pas. Seul un romancier de talent, me dis-je, pourrait raconter cette «folie»-là. J’ai songé à Norman Mailer, Truman Capote, Dostoïevski, Emmanuel Carrère. J’ai surtout voulu lire «Le journal d’Edith» de Patricia Highsmith qui s’est intéressée au naufrage d’une journaliste de gauche et à Cliffie, son fils aboulique, déscolarisé et violent, qui va peu à peu se transformer, au fil des pages, en un monstre capable de tuer.

    Comme les pédagogues bien intentionnés, Edith recherche constamment chez son fils les actes plus ou moins méritoires qu’on pourrait mettre à son actif. Elle n’aime pas le «réel» et préfère la fuite dans l’imaginaire. Elle va imaginer son fils faisant une carrière d’ingénieur, épousant une fille ravissante, élevant une fillette chou chou. Or il lui arrive tout de même de constater chez ce fiston des comportements singuliers: il essaie d’étouffer la chatte sous l’édredon, il se jette un soir de Noël dans le fleuve, il adore les films d’horreur, il se masturbe dans ses chaussettes que maman s’empressera de laver, il passe ses journées devant la télé en buvant de la bière ou du scotch, il échoue systématiquement aux examens, il participe à un viol collectif, il déteste qu’on le critique, il colle son oreille contre les portes pour surprendre les conversations et donner libre cours à une paranoïa grandissante.

    Et voici que le père de Cliffie, succombant au démon de midi, quitte le domicile pour aller s’établir avec une jeune et pulpeuse secrétaire. Cliffie prend peu à peu sa place. Comme sa mère déteste les conflits et préfère se réfugier dans une chambre pour rédiger des articles édifiants ou sculpter des bustes, Cliffie n’a aucune peine à imposer sa loi. Quant au vieil oncle de l’ex-mari qui refuse d’aller en maison de retraite et ne quitte plus son lit, il développe chez Edith et Cliffie un sentiment de haine: après une première tentative d’assassinat, Cliffie mettra fin aux jours de George en lui faisant avaler un mélange de codéine, d’aspirines et de somnifères. Pressentant la manoeuvre et désirant cette mort de toute son âme, Edith attendra de longues heures avant d’appeler un médecin. Après la levée du corps, Cliffie boit triomphalement une tasse de scotch. Heureux, il propose de nettoyer la chambre du défunt. Son sourire je-m’en-foutiste plaît tellement à sa mère qu’elle décide de le protéger, quoi qu’il arrive. Sur quoi les deux complices se jettent sur un flacon de scotch. Lorsque Cliffie allumera son transistor, elle se surprendra à aimer cette musique pop qu’elle avait toujours détestée. Pour la première fois de sa vie, Cliffie fera de l’ordre dans sa chambre et offrira ses services pour repeindre la maison.

    Dans son journal, Edith imagine que son fils, désormais grand ingénieur, va de succès en succès, flanqué d’une ravissante épouse au visage pâle, aux yeux marron. Elle tricote pour leur bébé un manteau blanc. Comme la réalité (Cliffie travaille occasionnellement dans un bar) ne correspond pas à son fantasme, elle sculpte un buste du fiston et continue d’écrire le roman du fils qui travaille au Koweit, grimpe dans la hiérarchie et travaille à de vastes projets de barrages et d’irrigation. Or le vrai Cliffie, les gens le considèrent comme l’idiot du village. Elle, Edith, les gens la considèrent comme une cinglée qui devrait consulter. Et le 5 avril, jour où elle doit recevoir son ingénieur de fils, l’épouse de celui-ci et leurs deux enfants, c’est un médecin qui débarque pour donner à Edith les adresses de psychiatres. Elle ressent cette visite comme une intrusion et se tue en chutant dans l’escalier.

    La trajectoire de Breivik n’est pas celle de Cliffie, mais le naufrage que décrit Highsmith pourrait ressembler à celui de Breivik. Un père absent, ignorant totalement l’existence d’un fils qu’il voit comme un dangereux serpent, a une fonction dans l’histoire de ces deux personnages, l’un fictif, l’autre réel. Et pour raconter l’effrayante épopée du tueur d’Oslo, il me plaît d’imaginer Patricia Highsmith dans une prison de haute sécurité en Norvège, posant des questions au blondinet qui s’est retranché du monde pour réaliser son «idée».

    Patricia Highsmith: Le Journal d’Edith, Livre de Poche, 1992

     

  • parler de la mort

     

     

    par antonin moeri

     

    Raymond-Carver.jpg

     

     

    Si on parle beaucoup dans les nouvelles de Carver, souvent pour ne rien dire ou pour laisser libre cours à un besoin compulsif de s’exprimer, certains discours sont marqués par la peur de mourir. Ainsi Jack (dans la nouvelle intitulée « Débranchés ») vit-il avec Iris, une femme qui fait des rêves agités et qui grince des dents en dormant. Ces deux personnages fument cigarette sur cigarette et craignent l’attaque cérébrale ou la crise cardiaque.

    Une femme saoule les réveille à trois heures du matin : « Bud ? Parle-moi, je t’en prie », ne cesse-t-elle de répéter en rappelant plusieurs fois. Iris, excédée, demande à son mari de débrancher le téléphone. Ces nombreux appels communiquent une angoisse lancinante au couple de fumeurs. Iris parle de la veine qui palpite sur son front. Elle imagine les pires scénarios, puisque sa grand-mère, sa mère et sa tante ont succombé à un AVC. Jack évoque pour la première fois les tachycardies dont il est victime.

    Iris lui demande s’il a entendu parler du type qui est entré dans un hôpital avec un fusil pour obliger les infirmières à débrancher la machine qui maintenait son père en vie. À la pointe du jour, Jack dit qu’il lui arrive d’éprouver de violents élancements au flanc droit. Et quand Iris évoque son grand-père devenu un légume, elle fond en larmes. « Je veux que tu me débranches si jamais ça devient nécessaire ».

    Iris et Jack n’auront pas dormi cette nuit-là. Quelque chose était en train de leur arriver, mais quoi ? Ils ne le savaient pas exactement. Jack a l’impression d’avoir franchi une frontière invisible, d’avoir pénétré dans un lieu nouveau. « Nous nous aimons, c’est l’essentiel ». Jack ira au travail où il se sentira vulnérable. En rentrant chez lui, il répondra à la demande d’Iris. « Je te débrancherai, si ça devient inévitable ». Mais le téléphone, entre-temps rebranché, sonnera. La femme, qui n’est plus saoule, priera Jack de lui passer Bud.

    J’avais le sentiment, lisant cette nouvelle, que les seules vraies conversations, dans l’univers carvérien, étaient celles qui tournent autour de la mort. La nôtre ou celle des autres. Due à la maladie, accidentelle, naturelle ou voulue. En vérité, je me demande si les visions de mort et d’anéantissement n’offrent pas un sujet dont il vaut la peine de parler. En tout cas, cette conversation nocturne a soulagé Iris d’un grand poids. « Je suis heureuse qu’on en ait parlé », dit-elle avant de poser la tête sur l’épaule de son homme.

     

    R.Carver : Les trois roses jaunes, Payot, 1988

     

  • nouvelle épistolaire



    par antonin moeri

    images.jpeg


    «Pourquoi, mon petit chou?» («Why, Honey?») est la seule nouvelle épistolaire de Carver. Une femme a reçu une lettre d’un inconnu qui a retrouvé sa trace. Une femme qui a déménagé et fait mettre son numéro sur la liste rouge parce qu’elle a peur. Elle voit des espions devant son actuel domicile, reçoit des coups de fil anonymes. Elle craint son fils qui l’a terrorisée pendant des années et qui est devenu célèbre. En écrivant à cet inconnu, elle voudrait savoir comment il a déniché son adresse (à elle) et pourquoi il veut obtenir des informations sur ce fils qu’elle a élevé seule et qui l’a tellement fait souffrir.

    Un fils sournois, qui piquait des crises de rage, qui introduisit un pétard dans le cul d’une chatte pour la faire exploser, qui prétendait gagner 80 dollars alors qu’il n’en gagnait que 28, qui mentait systématiquement, qui s’est acheté à 18 ans une voiture, un fusil et un couteau de chasse. Un jour, la mère trouve dans le coffre de cette voiture une chemise pleine de sang. Le fiston prétend qu’il a saigné du nez. Un autre jour, il agresse sa mère, croyant qu’elle l’espionne. Pour excuser son dérapage, il lui montre la dissertation qu’il est en train d’écrire sur les rapports entre le Congrès et la Cour suprême. Elle lui demande pourquoi il ne lui dit jamais la vérité. «Pourquoi, mon petit chou?» Il lui ordonne alors de se mettre à plat ventre devant elle. Cette nuit-là, le futur homme d’État quitte définitivement sa mère. Il obtiendra un prix pour sa brillante dissertation. Il se serait engagé dans les Marines et aurait fréquenté une université. Elle ne le reverra qu’à la télé ou dans les journaux. Il ne répondra jamais aux lettres de sa mère mais sera élu gouverneur.

    Le lecteur se demande qui est cet inconnu qui a retrouvé la trace de la vieille maman terrorisée. On pourrait imaginer un journaliste voulant faire un scoop sur l’homme politique, ou un détective menant une enquête sur une sombre affaire de blanchiment, d’abus de biens sociaux ou de meurtre. Ou un beau-frère révolté par le sort réservé à sa soeur, celle qui aurait épousé le futur gouverneur. Ou un homme voulant informer une mère du projet criminel de son fils. Le lecteur imagine ce qui pourrait se passer si cette mère terrorisée et ce fils «arrivé» se retrouvaient dans un square, un séjour, une gare, un bar ou un aéroport. L’étranglerait-il, lui parlerait-il gentiment ou la descendrait-il d’un coup de revolver, l’odieux sadique tortionnaire réduit à utiliser la violence pour régler ses problèmes existentiels? Le lecteur ne sait pas si la mère nourrit un fantasme ou si elle court un véritable danger. Heureusement, l’inconnu qui décida de prendre contact avec la vieille dame a signé sa lettre: petite lueur d’espoir pour la maman affolée.

    R. Carver: Tais-toi, je t’en prie.   Stock, 2003

     

  • désarroi

     

    par antonin moeri

     

    cheeverlife.jpg

     

     

    John Cheever sait adopter le point de vue d’une fillette de trois ans. Pour cela, pas besoin d’inventer un langage “bébé”. Il décrit ce que pourrait voir, entendre, dire, ressentir ou faire la petite Deborah. Exemples: elle attend le dimanche matin dans sa chambre “un signe de son père indiquant qu’elle pouvait entrer dans la chambre de ses parents”. Elle répète les phrases prononcées par les adultes. Elle concocte des Martini dans le bac à sable. Elle choisit des vêtements dans les publicités d’un journal et dit “Je mets mes chaussures” en mettant la photo découpée sur ses pieds. Elle se dispute souvent avec Mrs Harley, la gouvernante qui s’occupe d’elle. Elle baptise ses poupées du nom de “Renée”, une comédienne au caractère instable à qui la gouvernante confie Deborah quand elle veut aller à l’église.

    L’intrigue se corse lorsque Deborah est confiée à la comédienne qui, ce jour-là, est vêtue d’un déshabillé ourlé de plumes. Son appartement est en désordre, des verres de whisky et des cendriers renversés traînent ça et là. La comédienne se prépare pour déjeuner avec une femme qui pourrait lui trouver un emploi. Deborah murmure alors:”J’ai une amie. Elle s’appelle Martha”. Au moment où Mrs Harley vient récupérer la gamine, celle-ci a disparu.

    Les parents et la police sont alertés. Toutes les pistes sont étudiées. Le père va trouver une femme qui interprète les rêves, étudie les astres et qui avait prédit cette disparition. La mère a le sentiment d’avoir sacrifié sa fille (elle est justement en train de lire l’épisode d’Abraham dans la Bible). Elle a également l’impression de devenir folle. Elle pense avoir été une mère exécrable, une épouse exécrable. Le père continue de participer aux recherches. Deborah est enfin retrouvée. Elle explique qu’elle devait retrouver Martha. Le père ne saura jamais qui est Martha.

    Voilà les ingrédients d’une histoire subtilement contée. Une ravissante fillette. Des parents qui travaillent et passent leurs soirées avec des copains. Une disparition qui pourrait être un enlèvement. Les standards du polar: recherche d’indices, flics, suspense, interrogatoire. Mais le lecteur, ici, ne reste pas prisonnier de ces standards. Car John Cheever a un autre projet: raconter les désarrois d’une classe moyenne dont le principal souci est de sauver les apparences. L’énergie déployée à cette fin est telle qu’un incident sortant de l’ordinaire provoque des réactions d’une violence inouïe.

    Serait-ce notre lot? Pourtant John Cheever écrivait ces nouvelles au milieu du siècle passé.

    John Cheever: L’Ange sur le pont.  Editions Le Serpent à Plumes 2001

     

  • concevoir l'horreur

     

     

    par antonin moeri

     

    William-Faulkner-1897-1962.jpg

    Quand je songe au roman de Faulkner «Sanctuary», je vois différents lieux: un compartiment de train, un salon bourgeois, une distillerie clandestine, une cellule de prison, une pièce dans un bordel, une salle de tribunal. Il y a deux trames narratives, deux destins qui se croisent dans la maison des contrebandiers: celui d’un juge idéaliste, un peu perdu mais ferme dans ses convictions et celui d’une adolescente prise dans la tenaille d’un gringalet impuissant et diabolique, Popeye. Ah oui! j’oubliais, il y a un meurtre. Un idiot, Tommy, qui voulait protéger l’ado, est assassiné par le gringalet. On trouvera un coupable qui n’est pas Popeye, un coupable idéal, un marginal qui se trouvait sur les lieux du crime.

    Or Popeye a commis un second crime. Il a violé l’ado avec un épi de maïs. Le dévoilement progressif de ce second crime entraîne le lecteur dans une enquête qui, par l’audition de certains témoins, permettra d’établir les faits avec plus ou moins d’exactitude. C’est dans ce «plus ou moins» que Faulkner jubile, car les choses sont suggérées et volontairement floutées: la scène du viol, le meurtre de l’idiot Tommy, la visite de Popeye à sa mère, le lynchage de Lee, la pendaison de Popeye. Le lecteur émet des hypothèses, choisit des indices, cherche à connaître la vérité, construit son propre film, poursuivant son effort de compréhension jusqu’à la fin.

    En effet, il est prié de patienter, de suivre le juge Benbow chez sa soeur qui voudrait que son frère cesse de défendre un «innocent», de suivre l’ado dans la chambre obscure où un surmâle la baise sous l’oeil ébloui de Popeye qui hennit, d’écouter les discours de la patronne du claque, ceux de Snopes, de Lee, de Narcissa. Le lecteur devra lire près de 400 pages avant de savoir qui est l’auteur du délit.

    Quel genre de plaisir éprouve-t-on à récolter des indices, à émettre des hypothèses, à imaginer une scène, à côtoyer les forces du mal? Quel type de besoin cherchons-nous à satisfaire en tournant les pages d’un roman où la possibilité de concevoir l’horreur et le passage à l’acte sont mis en scène? L’angoisse serait-elle nécessaire à l’exercice de la lecture? Mais alors, qu’en irait-il de la lecture dans un monde clean, délivré du mal, un cybermonde pacifié, maternisé, fusionné? La possibilité de concevoir l’horreur conditionne l’acte de penser, disait Hannah Arendt.

    William Faulkner: Sanctuaire, Folio, 1987