Par Pierre Béguin
Eté 1873. Gustave Courbet doit s’exiler en Suisse. Il cherche un Port d’attache. Jura, Neuchâtel, Genève, Valais. Très vite, ce sera la Riviera vaudoise. Clarens, Montreux, et finalement La Tour-de Peilz, où il s’installe, suivi de son ombre Cherubino Pata – un peintre d’origine tessinoise ayant travaillé dans l’atelier du Maître à Ornans –, dans une maison au bord du lac, la bien-nommée Bon-Port. Il y restera près de cinq ans, jusqu’à son ultime embarquement...
Exil? En 1871, Courbet siège au Conseil de la Commune qui décide, le 13 avril, d’abattre la colonne Vendôme. Courbet en réclame l’exécution, ce qui le désigne comme responsable. En mai 1873, le maréchal Mac-Mahon ordonne la reconstruction de la colonne au frais du peintre. 323000 francs, selon le devis. Courbet est ruiné, ses biens mis sous séquestre et ses toiles confisquées. Le 23 juillet, il passe la frontière...
Un exil très actif. Nombreuses invitations et expositions: Vienne, Londres, Etats-Unis. Nombreuses visites de peintres, dont Ferdinand Hodler. La demande en tableaux est tellement importante que son œuvre, maintenant inégale, oscille entre réalisme poétique et trivialité kitsch. Pata peint, ou copie, des tableaux que le maître signe. Difficile dorénavant d’apprécier l’authenticité d’une toile. Mais Courbet se bat. Il obtient de payer dix mille francs par an pendant trente-trois ans. A sa mort, il n’a pas encore payé la première traite. Ces années d’exil, les dernières du Maître, les spécialistes n’en retiennent habituellement que deux choses: Courbet boit, son génie s’est tari. Et pourtant...
Dans l’excellent livre de David Bosc, La Claire fontaine, cet exil forcé, éprouvé au feu de la Commune, devient une période de joie et de liberté. Courbet rayonne, peint, fait la noce, barbotte ventre en l’air dans les rivières et les lacs, plonge son regard dans la nature, comme délivré enfin de lui-même.
Une biographie de Courbet? Non! A l’opposé de l’exhaustif, du factuel, de la recherche d’objectivité qui fondent le genre dans la tradition anglo-saxonne, le petit livre de David Bosc s’inscrit dans un pan important de la littérature moderne depuis trois décennies: la fiction biographique. Prenez un personnage historique avéré, de préférence un artiste – un choix qui permet le questionnement sur l’art et l’acte créatif – focalisez sur une période de son existence, mettez-le en scène comme un personnage, supprimez le factuel, les dates et autres signes incontournables de la biographie traditionnelle, mais parsemez le récit de détails véridiques, de manière implicite, comme s’ils étaient déjà connus du lecteur. Et surtout refusez l’omniscience: la biographie doit rester fragmentaire, incomplète, ne focalisez que sur une partie ou une dimension de la vie du personnage tout en revendiquant ses mutilations, ses parts de mystère, et acceptant celles du hasard, des hypothèses. Comme dans un roman, en somme. Car la fiction biographique s’aventure dans ces territoires que la biographie n’explore pas: les bordures, l’intériorité, les zones d’ombre. Elle remet de la chair et de la vie au squelette, elle anime ce qui est figé, elle redonne au personnage une crédibilité que le nouveau roman lui avait contestée, elle permet d’atteindre une vérité que le devoir d’objectivité n’atteindra jamais. Un peu comme ces ruines qu’on aurait partiellement restaurées au plus près de leur grandeur passée, et qui donnent une bonne idée de ce qu’était l’ensemble du site au temps de sa splendeur. La biographie fictive appartient au romancier, non au journaliste. Le Prix Fémina 2012, Peste & Choléra – qui met aussi à l’honneur le pays vaudois – s’inscrit dans cette veine. Personnellement, j’adore...
Il y a un peu de Pierre Michon dans le livre de David Bosc. Un style. Incontestablement. Et l’on ne peut s’empêcher de voir, dans le paragraphe qui décrit Rimbaud, expulsé de Belgique, franchissant la frontière vers la ferme familiale ce même jour du 23 juillet 1873 où Courbet franchit la frontière suisse, comme une allusion, un clin d’œil à celui qui est un des précurseurs du genre. De toute évidence, La claire fontaine emprunte les mêmes voies que Rimbaud le fils, chemine sur le même sol, sous le même soleil (et avec le même éditeur). Et le lecteur prend le même plaisir à suivre ces deux figures des débuts de l’art moderne dans ces contrées où biographie et fiction se confondent...
La claire fontaine, David Bosc, Verdier, 2013