asphyxie (03/12/2013)


par antonin moeri

 

 

Un auteur (assez sûr de lui) prétend que, dans la bonne littérature, le lecteur respire à pleins poumons un air vivifiant et qu’il se déplace sans entraves dans les contrées les plus ouvertes, les plus vastes, sous un ciel rempli de promesses. Dans la conception de cet auteur (assez sûr de lui et qui trouve le repli colérique, l’angoisse de la mort et l’asphyxie anti-littéraires), l’écrivain autrichien Thomas Bernhard doit se trouver tout en bas de l’échelle. En effet, TB met en scène des personnages qui étouffent, qui sont écrasés, qui pensent sérieusement au suicide dans des huis-clos aux issues triplement cadenassées ou dans des lieux anonymes et hostiles: une maison dont on ne peut s’échapper, un quai de gare, un banc, un asile psychiatrique, un salon de grands bourgeois. Le récit intitulé «Montaigne» se passe dans un château appartenant à des spéculateurs immobiliers sans âme, qui savent agir au moment où les faibles sont le plus affaiblis, qui ont mis au monde des enfants en cédant au génie de l’espèce et qui ont lu Schopenhauer sans rien y comprendre, des gens grossiers qui avalent avec avidité leur soupe et leur viande, qui vident leur verre en faisant entendre un bruit de succion et dont l’unique sujet de préoccupation est l’accumulation infinie du capital. Celui qui est né dans cette famille a dû y rester à cause d’une maladie. Il y a quarante ans qu’il endure la présence de ces gens, leurs odeurs, leurs grimaces, leurs propos. Tous les matins, il doit se rappeler qu’il a été engendré «dans une véritable mégalomanie procréatrice».

C’est après un repas pris en compagnie de ses bourreaux persécuteurs que le narrateur saisit un livre dans la bibliothèque paternelle et se réfugie dans un coin de la tour. Tout l’après-midi, ses parents l’ont tourmenté avec leurs petites affaires et lui ont reproché d’être la cause de leur malheur. Dès sa naissance et avant de savoir parler, il leur a opposé son regard pénétrant d’enfant méchant, de monstre perfide. Or il n’a pas réussi à leur échapper depuis plus de quarante ans. Seule échappatoire: les livres. Mais entrer dans la bibliothèque est considéré comme un crime par ces spéculateurs sans gêne, sans scrupule, dangereux. Le fils et ses parents ne font que s’accuser des pires maux et, dans cette atmosphère asphyxiante, le recours à Montaigne se révèle salutaire. Le fils ne peut pas voir ses parents comme une mère et un père dignes de ces noms, il s’est donc vite réfugié «dans les bras de son Montaigne». Les géniteurs ont plusieurs fois répété qu’ils lui préféreraient un chien, «car un chien veillerait sur eux et leur coûterait moins cher». C’est donc secrètement que le narrateur va dans la bibliothèque pour y prendre le volume de Montaigne. Il pleure de bonheur en le lisant dans le coin le plus reculé de la tour.

Ce bref récit publié dans "Die Zeit" en octobre 1982 contient en germe le grand roman de la fin «Auslöschung». En effet, on retrouve dans ce bref récit la situation d’un fils de bourgeois richissimes et obtus qui construit son identité en réaction contre son milieu délétère, en prenant le chemin opposé, c’est-à-dire en contrariant les désirs des parents mufles, pour leur préférer d’autres horizons, pour se laisser guider par les grands esprits. Cette tension entre un univers dont le narrateur ne peut s’affranchir et un univers où, perdant l’équilibre, il peut s’entretenir avec les artistes qu’il aime, cette tension sera le moteur de «Extinction».

 

 

Thomas Bernhard: Goethe se mheurt, Gallimard, 2013

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