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Blogres - Page 59

  • Vie de château à Sigmaringen

    par Jean-Michel Olivier

    349057970.34.jpegSigmaringen ! Pour les Allemands, c’est le château des ducs de Hohenzollern, l’une des plus prestigieuses familles allemandes. Pour les Français, ce nom rappelle un épisode cruel de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale : c’est à Sigmaringen, en effet, dans le château sublime des Hohenzollern, que le gouvernement de Vichy, en septembre 1944, obligé de quitter la France, trouve un refuge provisoire…

    Cet épisode pathétique a déjà donné lieu à un célèbre roman de Louis Ferdinand Céline, D’un château l’autre*, magnifique description de l’atmosphère « fin de monde » de Sigmaringen dont Céline a été non seulement le témoin ironique, 767650979.11.jpegmais aussi un acteur important en tant que médecins (il y avait deux médecins français pour près de 1000 fuyards : le docteur Ménestrel et le docteur Destouches, alias Céline). Il faut lire ou relire ce roman qui mêle souvenirs personnels, portraits au vitriol et divagations sur les orgies des soldats, les maladies, la défaite programmée des Allemands, les promenades avec le maréchal Pétain, etc.

    Aujourd’hui, c’est Pierre Assouline, grand reporter, biographe et bloggeur, qui revisite ce château de légende dans son roman, Sigmaringen**. L’angle de vue est intéressant : c’est le majordome des Hohenzollern (obligés par les nazis de quitter le château) qui prend en compte le récit avec l’œil, pas tout à fait neutre, car francophile, d’un observateur étranger.

    1915680420.24.jpegOn revit ainsi les angoisses des hôtes fameux du château : Pierre Laval, Fernand de Brinon, Déat, les autres ministres de Vichy, les miliciens collaborationnistes, les rédacteurs de Je suis partout, etc. Tout ce beau monde essaie de se tenir au courant de ce qui se passe en France et attend avec effroi l’arrivée des troupes alliées. En essayant, tout de même, de tuer le temps comme ils peuvent. Promenades, discussions, petites scènes de trahison ou lâchetés ordinaires : Assouline restitue parfaitement l’atmosphère de ce château hanté digne du Château de Kafka.

    On connaît la fin de l’histoire : tous les hôtes fameux de Sigmaringen (ou presque tous) ont été jugés et condamnés à mort pour trahison après la guerre. La plupart ont été exécutés. Le château n’est qu’une escale vers la mort. Et tout ce joli monde, politiciens, miliciens, journalistes, collabos, le pressentait déjà…

    * Louis Ferdinand Céline, D'un château l'autre, Folio.

     ** Pierre Assouline, Sigmaringen, roman, Gallimard, 2014.

  • Les bios d'Alain Bagnoud

     

     

    par antonin moeri

     

     

     

    On pourrait se croire dans les «Vies imaginaires» de Marcel Schwob, dont s’est inspiré Roberto Bolaño pour écrire l’excellentissime «Littérature nazie en Amérique latine». À partir de quelques éléments glanés dans Wikipédia ou ailleurs, Bagnoud envisage ses propres bios de Dumont, Fréhel, Brassens, Malivert, Pessoa & Co.

    La différence avec Schwob et Bolaño, c’est que Bagnoud confronte son propre parcours de fils de vigneron devenu écrivain à ceux d’un guitariste célèbre ou d’une chanteuse de music hall. L’exercice est magnifiquement réussi, car le lecteur se laisse volontiers entraîner dans les méandres d’aventures aussi épiques et touchantes que dérisoires.

    Celle d’une fille de cheminot par exemple, devenue livreuse de sel puis vendeuse de cosmétiques, qui sombrera dans l’alcool et la dope. Cette «authentique fleur de trottoir» (est-ce Bagnoud qui a trouvé cette image sublime?) chantera au Bataclan, aux Folies Bergères, alignera les amants en déclarant sa flamme pour «la gueusaille et les bagarres», puis vendra son corps dans les bordels de Constantinople. Quelques succès suivront, avec des rôles au cinéma.

    L’auteur mêle ce destin à celui de Proust dont l’oeuvre paraît en Pléiade trois ans après la mort de la chanteuse dans une chambre sordide de maison close. «Le chemin qui grimpe vers la gloire et celui qui dégringole courent chacun vers son but».

    Cette «rhapsodie biographique» ramène Bagnoud aux années 80 quand il faisait des piges pour un quotidien genevois (rubrique spectacles). Elle illustre à merveille le sentiment fait d’étonnement et de mélancolie qu’éprouve cet auteur pour «la vie qui passe» (il nous offre en même temps une plaquette de petites proses intitulée «Passer»). 

    Mais Bagnoud sait également scruter au scalpel certains destins, il aime déconstruire les images convenues, analyser, disséquer, bref, focaliser l’attention du lecteur sur l’envers du décor et non poursuivre la «lettre à la petite cousine». Ainsi Catherine Tapparel devient-elle, sous la plume d’Alain, une héroïne de roman balzacien. Ce personnage fut domestique chez un peintre, «seigneur brillant, connu et talentueux», ami de Ramuz, Hodler, Rilke, Romain Rolland. Le seigneur étincelant finira par épouser la domestique qui lui fera quatre enfants, dont la petite Fifon à qui Catherine racontera «les histoires d’avant, le village, les drames, les familles, les traditions, le sens du clan, la soumission au regard de l’autre». Quand elle prendra l’initiative d’écrire, Fifon choisira comme prénom Corinna (Corin, nom du hameau d’où vient sa mère), prénom qui, associé au nom du peintre étincelant, Bille, donnera «Corinna Bille», dont l’oeuvre emporte l’adhésion sans réserve d’Alain Bagnoud.

    Cette rhapsodie nous propose, dans un style tenu à la bride, des séquences où le IL (ELLE) de convention peut glisser en JE, ce JE qui est le plus exigeant des pronoms et qui change toute la perspective dès que l’auteur se glisse dans la peau de Fernando Pessoa.

     

     

    Alain Bagnoud: Passer, Le Miel de l’Ours, 2014

                           Comme un bois flotté, éditions d’autre part, 2014

  • Les fables de Marc Bressant

    DownloadedFile.jpegC'est un monde singulier, qui traverse les époques, navigue de l'âge des cavernes aux voyages intergalactiques, embrasse toute l'humaine condition. On y croise des femmes au caractère inflexible, des hommes faibles ou entêtés, qui sont tous, à leur manière, des mutants : ainsi se présente au lecteur Brebis galeuses et moutons noirs*,  l'étrange livre de Marc Bressant, auteur d'une quinzaine de romans, dont La Dernière Conférence (Grand Prix du Roman de l'Académie française, 2008).

    Ce monde singulier, qui est aussi le nôtre, Bressant le raconte en une soixantaine de petites fictions qui sont autant de fables ou de paraboles. Rien de lourd ni de didactique, pourtant, dans ces histoires riches de sens qui se lisent avec un plaisir immense.

    À chaque fois, dans le cours naturel des choses, une mécanique trop bien huilée, images-1.jpegil y a un grain de sable. Une erreur. Un coup de folie. C'est parfois une femme, « belle comme un logiciel », qui décide d'interrompre le cours du Temps en détruisant toutes les horloges de sa ville, ou un lexicologue qui, constatant la pauvreté du langage à exprimer les excréments humains, décide d'enrichir la langue de nouvelles expressions. Ou encore (l'une de mes préférées) un soldat néerlandais, oublié par les siens dans la jungle de Bornéo, qu'on retrouve, vingt-sept ans plus tard, dans une forme physique exceptionnelle, mais parlant une langue incompréhensible avec l'accent perruche ! Ou encore deux gladiateurs qui, à l'instant de s'entretuer, alors que l'empereur est victime d'une crise d'apoplexie, sont frappés par le même coup de foudre…

    Dans chaque fable, donc, un grain de sable. Une incongruité. Une anomalie. Marc Bressant, dans sa langue à la fois économe et impeccable, parle de brebis galeuses ou de moutons noirs. Et c'est bien de cela qu'il s'agit : l'Histoire n'est pas un long fleuve tranquille, mais une suite de révoltes, de ruptures, de miracles, diraient les Chrétiens. Ce qui la fait progresser, ce ne sont pas les gens « normaux », comme on dit, mais les fous, les originaux, les « brebis galeuses ». Et Marc Bressant en fait un inventaire précis et amusé, entraînant le lecteur au pays débridé et fertile de son imagination.

    C'est la morale des fables de Bressant : il y a toujours un grain de sable pour enrayer la machine, toujours un mouton noir pour infléchir le cours des choses ou mettre en doute nos certitudes les mieux ancrées. Notre salut, d'ailleurs, vient de ces mutants dont la tête dépassent toujours un peu : c'est grâce à ces pestiférés, qu'on regarde comme des fous, que les grandes mutations se font. 

    « Heureux soient les fêlés, comme le disait Michel Audiard, car ils laissent passer la lumière ! »

    * Marc Bressant, Brebis galeuses et moutons noirs, édition de Fallois, 2014.

  • Anne Schwaller lit des nouvelles de Moeri sur Espace 2, du lundi au vendredi

     

    Espace 2       de 16h à  16h30

     

    Imaginaire

    Claude Dalcher
     
    du lundi au vendredi
     
    JEUDI    6  Mars 2014
     
     
    Antonin Moeri: Nouvelles (4/5)
    Couverture du recueil "Encore chéri !". [éd. Bernard Campiche]
     

    Couverture du recueil "Encore chéri !". [éd. Bernard Campiche]

    Né à Berne, Antonin Moeri est parfaitement bilingue. Mais c’est en français qu’il transcrit son imaginaire sur la page. Maître de la brièveté littéraire, il s’amuse avec la langue, variant les thèmes, les lexiques et les musiques.

    Les nouvelles choisies sont extraites de ses deux derniers recueils "Tam-tam d'Éden" & "Encore chéri !" parus chez Bernard Campiche Éditeur.


    "Ville Lumière"

    Interprète: Anne Schwaller
    Réalisation: Claude Dalcher

  • Liberté d'expression vs politiquement correct

    Par Pierre Béguin

     

    Aux Etats-Unis, seules trois restrictions limitent la liberté d’expression: le discours obscène, la pédopornographie et les discours performatifs (c’est-à-dire qui constituent une incitation directe à l’acte ou qui induisent des comportements dangereux pour la collectivité). Pour le reste, la liberté de parole est admise et parfaitement protégée par le premier amendement de la Constitution. Ainsi, on ne peut pas crier sans fondement «au feu» dans un concert bondé (cri qui induirait une réaction de foule dangereuse); ainsi, on ne peut pas clamer «il faudrait supprimer les vieux, les homos, les hétéros, les noirs, etc.»; mais on peut parfaitement dire, sous protection du premier amendement, «je n’aime pas les juifs, les noirs, les homos, etc.» ou défiler le dimanche le visage et le corps dissimulés sous un drap blanc en brûlant des croix (ceux qui ont vu une procession du Ku Klux Klan ont pu mesurer l’écart qui nous sépare en matière de liberté d’expression). En clair, les américains font la distinction entre le discours de haine (admis) et le discours d’incitation à l’acte de haine (interdit).

     

    Cette distinction n’existe pas, ou peu, en Europe. Certes, contrairement aux Etats-Unis, nous avons une lourde histoire du discours génocidaire qui génère naturellement une forte méfiance des paroles de haine, les assimilant de facto à une incitation à l’acte. Ce qui peut expliquer que, entre le discours de haine et le passage à l’acte, là où les américains procèdent à un distinguo, les européens ne voient guère de nuances.

     

    Mon propos n’est pas de prendre parti. Mais il faut bien admettre que la position européenne pose problème. Surtout parce que la nouvelle génération ne comprend pas bien, à tort ou à raison, l’amalgame effectué par le politiquement correct. Pour une énorme majorité d’entre elle, dire une chose ce n’est pas la faire. Et il n’y a probablement guère plus de profondeur dans leur engagement à «l’extrême droite» ou leur allégeance à des Le Pen qu’il n’y en avait pour notre génération à afficher des posters de Staline ou de Mao aux murs des chambres ou à insulter les forces de l’ordre. Le spectre d’Hitler, que certains ne manquent pas de ressortir immédiatement des tiroirs de l’histoire à la moindre velléité discriminatoire – ne procédant ainsi qu’à sa banalisation –, ou même le génocide juif sont devenus pour certains jeunes, avec le temps, une abstraction, au même titre que les guerres de religion l’étaient déjà devenues pour nos parents. Les années les ont naturellement sorties de la zone de méfiance légitime et du devoir de mémoire. Et se crisper sur des positions passéistes, vouloir à tout prix, au nom de l’histoire, répéter le même discours dans la même forme, me semble relever d’un manque de pédagogie. Le destinataire a changé. L’émetteur se doit d’adapter son discours éducatif à une génération qui n’est plus tournée vers le passé, que la culpabilité n’atteint plus, mais qui a conservé ce goût de la provocation dont nous avons, en notre temps, largement abusé.

     

    «L’affaire Dieudonné», qui cristallise chez nous ce type d’antagonismes et qui semblerait, pour un américain, aussi surprenante qu’un défilé du Ku Klux Klan pour un européen, est un miroir grossissant de cette problématique, surtout à lire ses effets dans la blogosphère. Tout se passe comme si ceux qui combattent le politiquement correct s’attaquaient à un tropisme idéologique – fantasmé ou réel – commun au champ journalistique, auquel s’ajouterait l’idée d’une sorte d’aristocratie de la liberté d’expression comme privilège de la presse «officielle». C’est d’ailleurs une des principales critiques de Dieudonné: s’il avait été journaliste, prétend-il, il aurait pu dire ce qu’on lui a interdit dans son spectacle (même si aucun journal n’aurait publié ses paroles). En d’autres termes, les journalistes sont accusés de monopoliser le forum, de confisquer la parole publique aux dépens d’une promesse démocratique excitée par internet et les blogs. Bref, de faire ce qu’ils ont fait en toute légitimité pendant deux siècles... avant la révolution internet. Et c’est sûrement là que se situe le nœud du problème: la blogosphère, et plus largement les réseaux sociaux, en démocratisant les opinions, a fait exploser les privilèges et les aristocraties du discours, elle a décomplexé la parole en la libéralisant, elle a donné naissance, pour le meilleur ou pour le pire, à des millions de «journalistes indépendants» prêts à faire un sort à trente ans de politiquement correct, comme la génération soixante-huitarde a fait un sort au carcan moraliste de ses aînés. Difficile de penser pour la masse lorsque la masse a les moyens de s’exprimer. Et qu’elle bénéficie de porte-voix talentueux, reconnaissons-le. Avec un peu de recul, n’y aurait-t’il pas un soupçon de comique à entendre un Cohn-Bendit fustiger un Dieudonné? Et un peu d’étonnement à constater que les bons apôtres de la liberté d’expression sont parfois les premiers à vouloir la censurer lorsqu’elle ne s’exprime pas dans le «bon sens»? Qu’on appelle cette «dérive» du populisme pour mieux la discréditer ne changera rien à la donne. Du moins, c’est ce que je lis aussi entre les lignes de «l’affaire Dieudonné» et les prises de position de ses thuriféraires. Car il y a de tout dans le public enthousiaste de l’humoriste français, et même au moins un juif à en croire une interview faite à Nyon avant son spectacle...

     

    Dans ce contexte, la position américaine, avec son distinguo pragmatique entre parole de haine et parole incitatrice à l’acte de haine, semble mieux armée pour s’adapter à cette nouvelle donne. La France, et l’Europe, feraient bien de s’en inspirer, tant leur combat, si radical qu’il s’emmêle parfois dans des contradictions qui font le jeu de l’humoriste, semble d’une autre époque et voué à l’échec...

     

  • La trilogie de Karla

     


    Par Alain Bagnoud

    Ça fait du bien, quelquefois, de se replonger dans des polars éprouvés. Par exemple La Taupe, de John Le Carré (1974). Dans les services secrets anglais, après la deuxième guerre mondiale, un agent soviétique a réussi à grimper jusqu'aux premières places de la hiérarchie. Toute ressemblance avec les Cinq de Cambridge n'est évidemment pas un hasard.

    Pour donner du ressort à son histoire, Le Carré soigne le contexte. Pas d'épisodes flamboyants, mais une recherche sourde et une qualité particulière de mystère. Le sentiment qu'il excelle à transmettre est que tous les individus sont d'une richesse insoupçonnables, que sous la façade, derrière la couverture, il y a une seconde vie, voire une troisième, en chacun.

    Smiley, espion mis à la retraite, n'a pas le profil des héros. Corpulent, myope, réservé, il a pourtant des atouts. C'est un remarquable joueur d'échec qui sait faire oublier son intelligence pour tromper ses ennemis.

    La Taupe est l'amant de la femme de Smiley, qui est chargé de le démasquer. Et Karla, le soviétique qui dirige tout à distance, est son ennemi personnel et son double. Ils se sont rencontrés lors d'un interrogatoire où Smiley était chargé de le retourner, sans succès. Carla lui a volé son briquet.

    Le Carré, après le succès de son premier livre, reprend ses personnages dans Comme un collégien (1977). Il s'agit d'y capturer une taupe soviétique, une autre, infiltrée celle-là en Chine communiste. C'est un gros gibier, qui se négocie sur fond d'intrigues dans les différents services secrets alliés.

    Il y a dans ce livre beaucoup plus d'action, plus de mouvement et moins de combat intellectuel à distance. L'agent de Smiley, « le collégien », ressemble d'avantage aux agents secrets convenus. Il est aventureux, entreprenant, séducteur, assoiffé d'action. Les épisodes se succèdent, à Hong Kong et dans la Chine. La ligne de l'intrigue est parfois tortueuse mais le sort réservé à Smiley ne change pas.

    Les intrigues ont finalement raison du chef espion bedonnant, brillant mais d'apparence médiocre. Il avait été mis à la retraite dans La Taupe. Il est écarté à nouveau du service dans Comme un collégien, parce que son agent a foiré à la fin, mais surtout parce que le marigot politique est favorable aux crocodiles et pas du tout aux hommes intègres.

    On le retrouve pourtant dans Les gens de Smiley (1980). Désabusé, nostalgique, allusif, elliptique, le livre apporte quelques éléments parfois obscurs que le lecteur doit développer et reconstituer. Un exercice fascinant.

    Ça se termine par la victoire discrète mais définitive de Smiley sur son vieil adversaire soviétique, dans un monde de vieux agents mis à la retraite, d'indicateurs au rebut, d'ancien collaborateurs écartés.

    Ces gens méprisés par les nouveaux services de renseignement découvrent, grâce à leurs réseaux et à leur mémoire, le moyen de coincer Karla dont la fille un peu folle est la faiblesse. Le stratège russe a pris des risques pour la mettre à l'abri en Suisse. On se retrouve ainsi à Berne, nid d'espion, et mémoire de la guerre froide. Berne, où Le Carré a étudié à l'université de Berne de 1948 à 1949. Berne, plaque tournante de l'espionnage. Qui l'eût cru ?

  • Sollers joue les voyants

    DownloadedFile.jpegJean-Luc Godard disait que pour faire un bon film, il faut une femme et un flingue. Pour Philippe Sollers, il faut de convoquer une femme, une ville et quelques livres…

    À chaque fois, Sollers parvient à nous surprendre. Dieu sait pourtant qu'il a une œuvre impressionnante (plus de 70 livres), trop méconnue, hélas, ou mal lue, éclipsée par l'envergure du personnage, imposant lui aussi. Des essais (3000 pages de Fugues, de Guerre du Goût et de Défense de l'Infini !), des journaux et surtout des romans. Tous singuliers…

    Le dernier livre en date s'appelle Médium*. Comme toujours chez Sollers, il démarre ailleurs, et en fanfare. Il suffit de prononcer le nom de Venise et la magie se met en marche… Un bistrot sur les quais, un Français qu'on s'amuse à appeler Professore, mais qui passe son temps à dormir et à rêver, une serveuse, Loretta, une masseuse un tantinet médium, Ada, et le roman démarre comme un voyage dans l'espace et le temps…

    Pas d'intrigue, ici, ni de personnages pittoresques. DownloadedFile.jpegMais une rêverie au fil de l'eau du grand Canal, du corps des femmes, du silence et des livres. Comme toujours, on est vite emporté par le mouvement de l'écriture. On traverse l'époque. On passe d'un continent à l'autre. On voyage dans le temps et les esprits, comme un médium précisément : « personne susceptible d'entrer en contact avec les esprits. »

    C'est l'occasion, pour Sollers, d'explorer et de chanter encore une fois Venise, la ville des Doges, des hommes de passage et des écrivains taciturnes. C'est l'occasion, aussi, de décrire la folie de l'époque infectée de télé, de zapping et de divertissements aux rires déjà enregistrés, de chansons débiles, où nuit et jour l'image et le bavardage règnent… La critique n'est pas neuve, certes. Mais Sollers, dans ce petit livre électrique, nous propose un antidote à cette folie, intitulé « Manuel de contre-folie ». « Poison ? Contrepoison. Blessures ? Cicatrices. Cauchemars ? Extases programmées. Mauvaise humeur ? Rires. Problèmes d'argent ? Augmentez les dépenses. »

    Je ne connais rien de plus roboratif qu'un livre de Sollers : c'est une fête à Venise, pleine de musique et de rire, de sensualité, d'intelligence, de surprises…

    Et de rencontres inattendues…

    Dans chaque roman de Sollers, des écrivains ou des peintres, le plus souvent morts (mais les écrivains ne meurent jamais) viennent nous rendre visite. Dans L'Eclaircie, il y avait Manet. Dans Une vie divine, Nietzsche. Et dans Médium, il y a ce cher Isidore Ducasse, dit Comte de Lautréamont (ci-contre). images.jpegUn amour de jeunesse de Sollers. Ça tombe bien : c'est aussi mon amour de jeunesse. Son fantôme rôde ici entre Venise et Paris, l'époque moderne et la Commune. Plutôt que Les Chants de Maldoror, Sollers revisite ici les Poésies de Ducasse. En montrant qu'elles collent parfaitement à notre époque, car les écrivains sont des médiums : ils voient (dans) l'avenir, prédisent les catastrophes, sont en avance sur leur temps…

    « Je suis le Médium, écrit Sollers, et le double de quelqu'un qui dure. »

    C'est la magie de la littérature de convoquer sans cesse des fantômes qui sont plus vivants que les vivants et n'arrêtent pas de nous surprendre !

    * Philippe Sollers, Médium, Gallimard, 2013.

  • Cinq nouvelles de Moeri à la radio

     

     
    Mars 2014  
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    Imaginaire

    Claude Dalcher
    du lundi au vendredi de 16h00 à 16h30

    Lundi 3 Mars 2014

     
     
    Antonin Moeri: Nouvelles (1/5)
    Couverture du recueil "Encore chéri !". [éd. Bernard Campiche]
     

    Couverture du recueil "Encore chéri !". [éd. Bernard Campiche]

    Né à Berne, Antonin Moeri est parfaitement bilingue. Mais c’est en français qu’il transcrit son imaginaire sur la page. Maître de la brièveté littéraire, il s’amuse avec la langue, variant les thèmes, les lexiques et les musiques.

    Les nouvelles choisies sont extraites de ses deux derniers recueils "Tam-tam d'Éden" & "Encore chéri !" parus chez Bernard Campiche Éditeur.
     
  • Les deux Ami ou l'histoire de héros ordinaires

    DownloadedFile.jpeg

    par Jean-Michel Olivier

    Dans tous ses livres, Janine Massard s'intéresse aux destins ordinaires, aux humiliés, aux silencieux, aux petites gens, comme on dit. C'est le cas dans son dernier roman, qui est davantage une chronique des Gens du lac* qu'un véritable roman, d'ailleurs. Janine Massard excelle à reconstituer le quotidien des oubliés, de ceux (et celles, surtout) qui ne laissent pas de trace. Vies ordinaires, dédaignées, mais quelquefois héroïques…

    Ils s'appelaient les deux Ami : images.jpegAmi Gay père et Ami Gay fils, prénommé Paulus (image à droite). Ils étaient pêcheurs à Rolle, petite ville au bord du lac Léman. Deux caractères bien trempés, obéissant aux ordres d'une virago autoritaire, Berthe, épouse du père et mère de Paulus. Tous les matins, ils vont poser leurs filets au large. Un travail dur et ingrat, car la pêche n'est pas toujours miraculeuse. 

    Au milieu du lac, dans les zones poissonneuses, ils côtoient leurs voisins de l'autre rive, les Français de Thonon, Anthy ou Evian. Les pêcheurs se connaissent. Ils sont souvent amis et solidaires, malgré la concurrence. Il y a une connivence des gens du lac, par-delà la frontière, que Janine Massard décrit très bien.

    Survient la guerre, et bientôt la débâcle française : la frontière entre les deux pays, qui passe dans les eaux du lac, demeure invisible, mais elle est maintenant surveillée par des patrouilles côtières. La situation se complique dès 1942 : l'occupation devient visible avec l'arrivée des troupes allemandes. Et la frontière est de plus en plus surveillée…

    images-1.jpegCela n'empêche pas les pêcheurs d'accomplir leur métier, d'autant plus nécessaire que la nourriture est rare, des deux côtés d'ailleurs, et le poisson très prisé. C'est au milieu du lac que tout se joue : on se partage parfois la pêche, on fait passer en douce des marchandises de première nécessité, et bientôt des passagers clandestins. Hommes, femmes, enfants qui doivent fuir la France parce qu'ils sont recherchés ou persécutés. Ce n'est pas un acte d'héroïsme unique, mais une véritable filière de passage qui se met en place. Et les Ami Gay ne sont pas les seuls à narguer la police de la France occupée : les réfugiés arrivent sur toute la côte lémanique. Le plus célèbre étant Pierre Mendès-France qui débarque au port d'Allaman…

    Ces héros ordinaires, Janine Massard reconstitue leur vie, leurs habitudes, leur visage. On en parle peu, car l'efficacité de leur engagement tient avant tout à leur silence. C'est le mérite de la romancière de les avoir tirés de ce silence. Après la guerre, les deux Ami ont été félicités par le gouvernement français pour leur acte d'héroïsme. Ils ont sauvé des dizaines de vies, mais peu de gens s'en souviennent encore.

    Sauf les gens du lac

    Un beau livre, donc, qui se perd parfois dans l'anecdote psychologique (on perd alors de vue le centre névralgique du roman : l'histoire des deux Ami). A recommander à tous ceux qui ont la mémoire courte…

    * Janine Massard, Gens du lac, roman, Bernard Campiche éditeur, 2013.

  • Les fables de La Fontaine et l’initiative de l’UDC contre « l’immigration de masse »

     

     

    par Anne Bottani-Zuber

     

    Il était une fois un pays prospère. Cependant certains grincheux se lamentaient : ils voulaient bien être prospères, ça c’est sûr, mais ils n’aimaient pas les allées et venues des étrangers, qui troublaient la tranquillité de leurs verts pâturages.

    Les grincheux devinrent de plus en plus nombreux et décidèrent alors démocratiquement de diminuer drastiquement la présence de ces gens qu’ils ne connaissaient pas.

     Mais les grincheux avaient oublié que ces gens venus d’ailleurs allaient et venaient pour soigner les malades, s’occuper des vieillards, fabriquer des montres, enseigner dans les universités, inventer de nouveaux circuits dans les ordinateurs, couper des salades, traire des vaches, construire des maisons, des routes et des ponts.

     Les grincheux voulaient prospérité et tranquillité. Ils perdirent l’un et l’autre.

     

    « Un tiens vaut, ce dit-on, mieux que deux tu l’auras

    L’un est sûr, l’autre ne l’est pas » (le Petit poisson et le Pêcheur)

    Nous allons nous organiser autrement, disaient ceux qui grinchaient dans ce pays prospère. Rien qu’entre nous, ça sera mieux. Bien mieux. Nous n’avons pas besoin d’eux. Oui, c’est ça, restons entre nous et il y aura des emplois pour chacun, de la place dans les trains, des maisons en suffisance, on pourra rouler sur nos routes sans craindre les bouchons, notre air redeviendra pur, et les coffres de nos banques déborderont de billets.

     « Pendant ces derniers temps, combien en a-t-on vus

    Qui du soir au matin sont pauvres devenus

    Pour vouloir trop tôt être riches ? » (la Poule aux Œufs d’Or)
     

    Ces gens d’ailleurs nous volent, disaient les grincheux en grinchonnant, parce qu’ils viennent chez nous soi-disant pour travailler et puis ils se mettent au chômage et nous devons les entretenir. Qu’ils s’en aillent donc !

     Les gens d’ailleurs sont rentrés chez eux. Plusieurs entreprises sont parties s’installer sous d’autres cieux. Ce sont les grincheux à présent qui risquent de se trouver au chômage.

     « C’est ainsi que le plus souvent

    Quand on pense sortir d’une mauvaise affaire

    On s’enfonce encore plus avant. » (la Vieille et les Deux Servantes)